64

McCoy bâilla et regarda la baie. Encore un dimanche à travailler. Il n’était que dix heures du matin et il faisait déjà chaud, les trois prochains jours s’annonçaient étouffants d’après la radio. Il l’avait écoutée dans la voiture en allant à Greenock. Ça devenait une sorte de routine : qu’on vienne le chercher chez lui, la traversée en vedette, marcher jusqu’à Knockland. Ce n’était pas désagréable comme trajet pour aller bosser, surtout un jour pareil. L’eau étincelait, déjà les insectes bourdonnaient, le soleil lui chauffait le dos.

Il se retourna et repartit vers la grande maison. Le seul hic, c’était que l’enquête piétinait. Toujours pas de Donny Stewart, toujours aucune trace des poseurs de bombes. C’était ce jour-là qu’on attendait le prochain attentat, et on n’avait toujours aucune idée ni d’où ni de quand il aurait lieu. Il aperçut Faulds à la fenêtre, une tasse de thé à la main. Il avait passé la nuit là, n’ayant guère d’intérêt à rentrer chez lui. Les recherches commençaient le matin et ne s’arrêtaient qu’à la tombée de la nuit. Des chiens devaient venir ce jour-là, des chiens dressés pour sentir les cadavres. On trouverait peut-être quelque chose. McCoy se demandait combien de temps encore Murray parviendrait à justifier le coût de ces recherches sans résultat, malgré l’aval de Cavendish. Cette situation ne pouvait pas durer.

– Belle journée, dit Faulds en sortant dans le jardin.

Il donna à McCoy une tasse de thé, et ils s’assirent sur un banc près des massifs de roses.

– Je pourrais m’habituer à tout ça, ajouta-t-il. À la vie ici.

– J’imagine, dit McCoy. Ils ont tout emporté ?

Faulds acquiesça. Cavendish et Barnes étaient venus la veille et avaient emballé tous les documents de la pièce secrète dans des cartons.

– C’est comme s’il n’y avait jamais rien eu.

– Tu penses que le prof a pris quelque chose ?

– Il aurait été idiot de ne pas le faire. Mais ça, c’est le souci de Cavendish. On a trouvé une zone de terre retournée hier soir, près de la clôture. C’est peut-être quelque chose. Peut-être rien. On verra comment les chiens de l’enfer réagiront aujourd’hui.

McCoy hocha la tête. But une gorgée de thé.

– Au moins, on n’a plus Barnes sur le dos, dit Faulds.

– Pour l’instant, en tout cas.

Faulds se leva et s’épousseta.

– Je ferais bien d’aller voir où en sont les équipes. Il doit arriver quand, Wattie ?

McCoy consulta sa montre.

– D’une minute à l’autre.

– Qu’est-ce que vous allez faire, tous les deux ?

McCoy secoua la tête.

– Attendre. Attendre que le commissariat appelle pour annoncer qu’une bombe a explosé. Attendre que Lindsay aille assez bien pour qu’on puisse lui parler. Attendre qu’on retrouve Donny Stewart. Ça me rend dingue, pour être honnête. J’ai l’impression de ne servir à rien. Autant qu’on rentre à Glasgow cet après-midi. On n’a pas grand-chose à faire ici à part admirer la vue.

– Crache pas dans la soupe. Moi, je sais où je préfère être par une journée pareille.

McCoy le regarda rentrer dans la maison. Il se demanda si les gens du cadastre avaient découvert d’autres biens appartenant à Lindsay. Et merde, Faulds avait raison, autant profiter d’être là. Il retourna au bord de l’eau et s’assit, adossé à une barque qu’on avait hissée sur la rive. Le soleil était chaud sur son visage, il entendait le clapotis des vagues et le bourdonnement des insectes.

– En plein boulot ?

McCoy ouvrit les yeux, découvrit Wattie debout au-dessus de lui.

– Merde, j’ai dû m’endormir.

Il se redressa :

– J’ai juste fermé les yeux une minute.

– Oui, bien sûr, dit Wattie en s’asseyant à côté de lui. Beaucoup ne vous croiraient pas, mais moi, oui.

McCoy sortit ses cigarettes de la poche de sa veste et en alluma une. Tous deux regardèrent les bateaux mouillant au loin et qui se balançaient sous le soleil.

– Je crève de chaud, dit McCoy avant de retirer sa veste. Il doit déjà faire plus de vingt degrés.

Wattie hocha la tête.

– Vous pensez qu’on va avoir un autre attentat aujourd’hui ?

– Sûrement, dit McCoy. Il ne reste plus que Crawford, et j’ai l’impression que lui, il va frapper fort.

– Merde.

McCoy chassa une mouche de sa main. Elle voleta, se posa sur un galet près de la main de Wattie. Un galet où se trouvait une goutte de sang rouge et luisant. McCoy regarda la main de Wattie, du sang en coulait.

– Tu saignes, dit McCoy.

– Quoi ?

Wattie regarda sa main, puis la retira, la cacha.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda McCoy.

Pas de réponse.

Jetant un coup d’œil circulaire, McCoy remarqua d’autres gouttes de sang sur les pierres.

– Wattie ?

Wattie se leva et alla vers l’eau. Il resta là, tourné vers le large. Malgré la distance, McCoy voyait du sang couler de sa main et tomber sur les pierres. Soudain, il comprit.

– Wattie, enlève ta veste.

Rien.

– Merde, Wattie, enlève ta veste.

Avec des mouvements maladroits, Wattie dégagea son bras droit et ôta sa veste. McCoy s’empressa de détourner le regard mais ne put s’empêcher de voir le dos de la chemise bleu clair de Wattie, sombre et mouillé de sang.

– T’as pas fait ça ? dit McCoy. Dis-moi que t’as pas fait ça…

Et pourtant si.

McCoy l’aida à retirer sa chemise. C’était difficile, elle collait à son dos à cause du sang. Elle finit par venir, et avec elle de longs pansements. McCoy recula et regarda. Deux longues estafilades se croisaient juste au-dessus des omoplates.

– Merde, Wattie, tu n’aurais jamais dû aller voir Lindsay tout seul. C’est un…

– Je sais, mais il devait me dire où se trouvait Donny Stewart, grimaça Wattie. Il n’a pas tenu parole.

– Il n’aurait jamais tenu parole, Wattie. Ça fait partie de son jeu.

Wattie baissa la tête.

– Je voulais juste avoir un résultat à présenter à Murray, un résultat dont le mérite me reviendrait. Retrouver Donny Stewart aurait fait de moi un héros. Il va me virer, Harry, je suis bon pour remettre l’uniforme et retourner aux patrouilles.

– Mais non, dit McCoy, s’efforçant d’avoir l’air convaincant. C’est les infirmières qui t’ont mis ces pansements ?

Wattie acquiesça.

– Elles ont fait ce qu’elles ont pu.

– C’est douloureux ?

– Un peu. Ç’a été l’horreur sur le moment. Il a fait durer le plaisir.

– Merde, dit McCoy en détournant les yeux.

Il imaginait la tête de Lindsay tandis qu’il entaillait le dos de Wattie. Lorsqu’il regarda à nouveau celui-ci, il était assis sur les galets et délaçait ses chaussures.

– Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il.

– Je vais me baigner, dit Wattie en retirant ses chaussettes pour les fourrer dans ses chaussures. L’eau salée, c’est bon pour ce que j’ai, ça désinfecte.

McCoy allait rétorquer qu’il n’était pas sûr que l’eau du loch soit salée, mais il se tut. À quoi bon ? Si ça lui faisait du bien, pourquoi pas ? De plus, il fallait bien qu’il se nettoie.

– Bon Dieu, Wattie, où as-tu trouvé ça ? demanda McCoy en désignant son slip à motifs Mickey.

Wattie sourit.

– Dans le catalogue de Mary. Chouette, hein ?

– C’est pas le mot que j’emploierais.

McCoy regarda Wattie entrer dans le loch. Il poussa un gémissement lorsque l’eau froide atteignit son slip Mickey, puis il plongea. Sa tête ressortit quelques mètres plus loin. Il grimaça, ce devait bel et bien être de l’eau salée.

– Vous devriez venir, Harry !

– Non, ça va aller.

Wattie était un excellent nageur. Il avait remporté des médailles alors que McCoy, lui, n’arrivait à faire que quelques longueurs à la piscine de Springburn. C’était cependant tentant, le soleil montait dans le ciel, il chauffait vraiment. Un compromis s’imposait. McCoy retira ses chaussures et ses chaussettes et alla patauger.

Il allait et venait le long de la rive, son pantalon retroussé. Il n’avait pas mesuré à quel point Wattie était désespéré, à quel point il avait peur de perdre son boulot. Il s’était arrêté à présent, il faisait du surplace à quelques mètres des deux bateaux amarrés. L’un était une barque, l’autre un voilier plus luxueux – doté d’un haut mât, d’une cabine avec des vitres, le genre de bateau avec lequel on peut faire le tour des îles ou gagner la France.

McCoy se demanda ce que dirait Murray s’il les voyait à présent. Il serait sans doute incapable de parler, il s’autodétruirait par combustion spontanée. Il était temps de retourner à la maison. Les gens du cadastre avaient promis d’appeler ce matin-là, il fallait aller voir s’ils avaient découvert quelque chose d’intéressant. Il cria à Wattie de sortir. Il ne l’entendait pas, il faisait toujours du surplace, le visage tourné vers le soleil.

McCoy retroussa son pantalon plus haut et s’avança un peu plus dans l’eau.

– Wattie !

Cette fois, Wattie l’entendit. Il leva la main.

– J’arrive ! répondit-il.

Il commença à nager puis s’arrêta. Il avait la tête penchée sur le côté.

– Grouille-toi ! cria McCoy. Il faut qu’on y retourne !

Wattie leva à nouveau la main, cette fois pour le faire taire. Il pivota peu à peu, jusqu’à se retrouver face au voilier. Il se mit à nager vers celui-ci.

– Putain, grommela McCoy.

Wattie s’arrêta près du voilier. Il écouta.

– J’entends quelque chose ! cria-t-il.

Il se hissa à bord et disparut dans la cabine. McCoy secoua la tête, se demanda ce qu’il faisait. Il s’apprêtait à l’appeler à nouveau quand Wattie réapparut sur le pont. Il mit ses mains en porte-voix et cria :

– Ramenez-vous, McCoy ! Vite ! Prenez la barque !

McCoy réussit à mettre la barque à l’eau, la poussa un peu, sauta à bord et prit les rames. Il s’approcha suffisamment du voilier pour lancer une corde à Wattie. Wattie la saisit et le tira jusqu’à lui.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda McCoy en s’efforçant de monter sur le voilier sans tomber à l’eau. Qu’est-ce qui se passe ?

Wattie avait l’air grave.

– Il y a quelqu’un à bord, annonça-t-il.

– Quoi ? Il est vivant ? demanda McCoy.

– Tout juste, dit Wattie avant de se retourner pour descendre dans la cabine. McCoy respira profondément et le suivit.