Le Paul Jones était plein à craquer, une rotation de personnel à la base, apparemment. Il y avait une mer de garçons de vingt et quelques années, très bruyants, en sueur à cause de la chaleur. McCoy prit la bière que lui avait achetée Stewart, s’efforça de ne rien renverser dans la cohue. Si, lui, passait un moment abominable, Stewart était heureux. Il serrait des mains, prenait les gens dans ses bras, versait même quelques larmes de temps en temps. Le juke-box jouait. Au moins, la musique était à peu près correcte. De « Purple Haze », on passa à « Brown Sugar ».
Les dernières notes de « Brown Sugar » s’estompèrent, un malabar blond aux cheveux coupés ras cria : « Tout le monde est prêt ? », et les percussions de « Fortunate Son » résonnèrent. McCoy grogna, il savait ce que ça voulait dire. Dans le bar, ce fut la folie. Tout le monde se mit à chanter à tue-tête et à faire des bonds, le contenu des verres volait. L’enfer. Trois garçons tentaient de hisser Stewart sur leurs épaules. Quelqu’un avait fait passer l’une des serveuses par-dessus le comptoir, elle dansait dans la salle en gloussant. McCoy supposa que s’il avait été jeune, ça lui aurait plu à lui aussi. Ce n’était pas le cas, il était trop vieux pour tout ça. Il posa sa bière sur le comptoir, il avait trop mal à l’estomac pour la boire. Il était temps d’aller fumer une cigarette et de respirer un peu d’air frais.
McCoy poussa la porte au moment où un jeune type s’apprêtait à partir. La tête baissée, coiffé d’une casquette de base-ball. Il le remercia, passa sous son bras et s’éloigna dans la rue. McCoy sortit ses cigarettes en se demandant ce qu’un Écossais était venu faire dans ce bar, la serveuse lui avait dit que les Écossais ne venaient jamais. Et soudain, il comprit.
Il jura entre ses dents. Un autre jeune sortit du pub et vomit dans le caniveau. Ça gueulait « Some folks inherit star-spangled eyes » lorsque McCoy rouvrit la porte. Des occupants étrangers et de l’alcool. Il aurait dû y penser. Le Paul Jones était la cible idéale.
Il voulut gagner le comptoir pour faire couper la musique et évacuer la salle. Il ne parvint même pas à franchir le premier groupe de jeunes. Ils sautaient, criaient, l’un d’eux le saisit et le fit pivoter. Il tenta de crier mais personne ne l’entendait au milieu de ce vacarme. Il écarta violemment un jeune, qui tomba. « Eh, mec ! », s’indigna-t-on, et un costaud l’empoigna et lui tira les bras derrière le dos. McCoy criait en vain : « Évacuez le pub ! », sa voix noyée par la musique et par les cris.
Il aperçut Stewart, hurla son nom et tenta de se libérer du jeune qui le tenait, mais c’était impossible, le type faisait deux fois sa taille. Stewart s’approcha, tout rouge, un grand sourire sur le visage.
De toutes ses forces, McCoy cria : « Trouvez un sac ! Il y a une bombe ici ! »
Stewart changea instantanément d’expression. Il se retourna et s’enfonça dans la foule. McCoy en avait marre, il donna un grand coup de talon dans le tibia du type. Celui-ci grogna mais ne le lâcha pas, il l’entraîna vers la porte en lui criant à l’oreille : « Faut te calmer, l’ami ! »
McCoy lutta mais c’était peine perdue, impossible de se dégager. Le type le poussa contre la porte, qui s’ouvrit brusquement et McCoy se retrouva propulsé dans la rue. Il tomba et se cogna la tête contre le trottoir. Levant les yeux, il vit Stewart qui sortait en courant, un sac de sport Adidas à la main.
Il se releva tant bien que mal et s’élança derrière lui. Stewart fendait la foule sur le trottoir, criait aux gens de s’écarter. Il tourna au niveau de l’hôtel, se dirigea vers la jetée. McCoy courait derrière, son cœur battait à tout rompre, il peinait à suivre. Il traversa le jardin de l’hôtel alors que Stewart s’engageait sur la jetée et contournait la file de voitures et de gens qui attendaient le ferry. Arrivé au bout, il ramena le bras en arrière pour jeter le sac dans l’eau, et juste au moment où il le lâchait la bombe explosa. Il y eut un terrible boum, une lumière blanche, un bruit de verre qui se brise et un cri de Stewart.
McCoy se précipita sur la jetée en évitant les enfants qui hurlaient. Les morceaux de verre des vitres des voitures craquaient sous ses pieds, la jetée était couverte de mouettes mortes, des amas de plumes et de sang. Il parvint jusqu’à Stewart et le fit rouler sur lui-même pour le retourner. Ses yeux étaient grands ouverts, terrifiés, le sang giclait de ce qui restait de son bras droit. McCoy retira sa cravate, l’enroula le plus près possible de l’extrémité du bras et serra. Stewart cria. Le sang arrosait la poitrine et le cou de McCoy, il en sentait le goût dans sa bouche. Il s’efforça de ne pas y penser, de rester concentré. Il n’était pas question de s’évanouir maintenant. Il serra encore le garrot. Stewart cria à nouveau.
– C’est bon, dit-il. Ça va aller.
Stewart acquiesça, le visage déformé par la douleur.
– S’il vous plaît, dites à Donny que je l’aime.
– Vous lui direz vous-même. Vous n’allez nulle part.
Stewart acquiesça, et ses yeux se fermèrent. McCoy serra encore le garrot, amena la tête de Stewart sur ses genoux et demanda en criant qu’on appelle une ambulance, putain.