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Le Govan Town Hall avait été construit du temps de la splendeur de Govan. Quand on y fabriquait des bateaux et que son chantier naval envoyait d’énormes paquebots aux États-Unis chaque semaine. Quand c’était le quartier le plus animé de Glasgow. Ce bâtiment de grès rouge très orné occupait tout un pâté de maisons de Govan Road. Il était fait pour impressionner, pour montrer l’importance de Govan dans le monde. À présent, Govan n’était plus aussi important, et le Govan Town Hall souffrait, lui aussi. Il avait besoin d’un ravalement, des mauvaises herbes poussaient dans les gouttières, quelques vitres cassées avaient été réparées avec du carton et du ruban adhésif.

L’intérieur n’était guère en meilleur état. Le papier peint du hall se décollait, des taches brunes d’humidité parsemaient le plafond. Un ring de boxe avait été installé au milieu de la grande salle, ainsi qu’une table, à côté, pour les juges, avec des blocs-notes et des bouteilles d’eau. Les spectateurs étaient assis sur des strapontins, simples en bas, rouges et matelassés au balcon. Apparemment, quelques matchs de préparation avaient déjà eu lieu, il y avait du sang et des traces de pas sur le ring. McCoy, Stewart et Cooper furent conduits à leurs places par une femme munie d’une lampe électrique et dont l’expression laissait voir ce qu’elle pensait de la boxe et de ses aficionados. Ils venaient de s’asseoir, McCoy se demandait déjà à quel moment il pourrait partir, quand Billy Weir apparut à la hauteur de Cooper.

– Ça va, patron ? demanda-t-il en détaillant son costume. On dirait un homme d’affaires.

– C’est ce que je suis, dit Cooper. Il serait temps que tu te le rentres dans le crâne.

Billy hocha la tête, esquissa un salut militaire, puis se pencha vers Cooper et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Cooper écouta, acquiesça et se remit à montrer le programme à Stewart. Alors que Billy s’apprêtait à partir, McCoy capta son regard et fit un signe de tête en direction du hall. Billy acquiesça et disparut.

McCoy attendit quelques instants avant de se lever.

– Je vais chercher des clopes, dit-il. Quelqu’un a besoin de quelque chose ?

Pas de réponse. Les deux têtes restèrent enfouies dans le programme. Il haussa les épaules et se dirigea vers la sortie.

Billy l’attendait dans le hall, près des portes, il lisait les numéros écrits au stylo sur le mur à côté du téléphone public.

– Tu es au courant de ce qui s’est passé ? demanda McCoy.

Billy acquiesça.

– Fait chier. Ce Jamsie Dixon est complètement barge.

– Il faut que tu distraies Cooper, que tu l’éloignes de lui. Je ne veux pas qu’il lui coure après. Dixon sera en prison dans quatre jours. Tout ce qu’on a à faire, c’est éloigner Cooper jusque-là.

Billy acquiesça. Il n’avait pas l’air emballé.

– Ça va être difficile. Il n’est pas à prendre avec des pincettes.

– À qui le dis-tu ? Qu’est-ce qui lui arrive ?

– Entre toi et moi ?

Il avait l’air inquiet, rechignait à divulguer des informations.

– Tu ne lui diras rien ?

McCoy secoua la tête.

– Juré.

– Je ne suis pas sûr, mais je crois qu’il n’a pas digéré la prison. Il m’a fait monter là-bas le mois dernier. Je suis resté assis dans le parloir à l’écouter gueuler contre tout le monde, les gardiens, les Dixon. Il avait presque la bave aux lèvres. Je sais pas, c’est une espèce de colère générale. Tu te souviens de l’époque où il tournait aux Black Bombers, quand il ne dormait pas pendant plusieurs nuits d’affilée et qu’il lui fallait à tout prix quelqu’un à tabasser ? Pareil.

– Merde. Manquait plus que ça. C’est important, Billy, plus que quelques jours et Dixon sera hors course. Il faut vraiment éloigner Cooper en attendant. La colère lui passera peut-être avec le temps.

– Peut-être, dit Billy, l’air peu convaincu.

– Au fait, qu’est-ce que tu lui as dit à l’oreille dans la salle ?

– Rien.

Billy répondit trop vite et avec trop d’assurance au goût de McCoy. Il mentait comme un arracheur de dents. Ce n’était pas bon signe.

– Billy, je suis sérieux, dit McCoy en lui plantant l’index dans la poitrine. Débrouille-toi pour que cette guerre s’arrête. Vu son humeur, il va faire des conneries, des trucs qu’il regrettera.

Billy exécuta à nouveau son petit salut militaire.

– Alors toi aussi, t’es le patron, maintenant ? dit-il.

– En attendant que Jamsie Dixon soit à l’ombre, oui. Tâche de ne pas l’oublier.

McCoy regagna la salle alors même qu’on baissait les lumières et qu’un type transpirant vêtu d’un smoking au cul brillant montait sur le ring.

– Mesdames et messieurs, ravi de vous retrouver au Govan Town Hall pour une soirée de cinq matchs. Le troisième match opposera deux poids lourds…

McCoy s’assit à côté de Stewart, se demanda combien de temps il allait tenir. Le vin rouge lui avait donné des maux d’estomac. Il n’aurait pas dû en boire, il le savait, mais il l’avait fait et le payait à présent. Dieu merci, le premier match ne provoqua pas d’effusions de sang, les deux grands gaillards se dansèrent autour pendant quatre rounds, en n’échangeant que peu de coups. Contrairement à McCoy, les spectateurs n’étaient pas contents, les deux boxeurs sortirent sous les huées. Nouvelle annonce de cul-brillant, et deux nouveaux boxeurs arrivèrent. Plus affutés, plus vifs, ils avaient l’air beaucoup plus sérieux. Quelques minutes après le début du match, un violent crochet atteignit le nez de l’un d’eux. On entendit un crac, puis le sang jaillit, arrosa la toile du ring. Ils étaient assis si près que McCoy l’entendit tomber, on aurait dit le bruit de la pluie sur un trottoir. Pour lui, c’était le signal du départ.

Il se leva.

– Je vais y aller, Stewart. À demain, hein ?

Stewart acquiesça sans quitter les boxeurs des yeux.

– Je peux te laisser, Stevie ? demanda McCoy.

Cooper acquiesça, lui aussi le regard rivé sur le ring.

– J’ai pas besoin de baby-sitter, et épargne ta salive, je ne m’approcherai pas de Dixon.

McCoy hocha la tête et se dirigea vers la porte. Il n’en obtiendrait pas davantage de Cooper. Il vit quelqu’un sortir juste devant lui. Johnny Bone, un indic qui bouffait à tous les râteliers, une fouine de première. On pouvait compter sur lui pour informer la planète que même après sa bagarre avec Dixon, Cooper était à la boxe, sapé comme un milord, la gueule enfarinée. Comme il se devait.

McCoy sortit dans Govan Road. C’était une soirée agréable, le printemps était bien là, il faisait encore bon. Quelque chose sur la vision de Cooper dans les fringues de Stewart le tracassait, il ignorait quoi. Un truc à la périphérie de ses pensées, tout juste hors de portée. Il décida de ne pas y penser, c’était ainsi, en général, que les choses lui revenaient.

Il alluma une cigarette et marcha en direction de la station de taxis devant le Brechin’s Bar. Il s’arrêta au carrefour pour laisser passer une voiture dont l’habitacle s’illumina tandis que l’homme sur le siège passager enflammait une allumette. Ce ne fut pas difficile de le reconnaître. C’était Billy Weir. Le chauffeur, McCoy ne le reconnut pas. Il se demanda où allait Billy. Il aurait dû rester aux côtés de Cooper, attendre son départ dans le hall. Ce soir-là, non. McCoy était peut-être parano. Cooper avait peut-être renvoyé Billy chez lui parce qu’il n’avait envie de parler à personne, et surtout pas à Billy.

McCoy héla un taxi, y monta. Il n’était pas d’humeur à s’inquiéter pour Billy, pour Cooper ou pour les Dixon. Il était crevé, avait roulé toute la journée, avait mal à l’estomac. Tout ce qu’il voulait, c’était aller boire une ou deux pintes au Victoria avant de rentrer fumer un joint, écouter un peu de musique et se coucher. Il sentait qu’il allait en baver, le lendemain, pour tenter de retrouver le fils de Stewart. Il espérait simplement qu’une nouvelle explosion n’allait pas compliquer la journée.