11

– Non.

– Non ? Allez, Harry, soyez sympa. S’il vous plaît…

McCoy, sur le pas de sa porte, en bas de pyjama et maillot de corps, regardait le visage implorant de Wattie.

– Wattie, tout l’intérêt de te confier une enquête, c’est que ce soit toi qui la diriges. Pas moi. Qu’est-ce que je ferais, d’abord ? Rester là et te tenir la main ?

Wattie semblait au bord des larmes.

– S’il vous plaît, Harry ? J’ai le cerveau en compote. Je n’ai pas fait une nuit correcte depuis que le petit est né et Murray est d’une humeur de chiotte, il n’arrête pas de me dire que je ne suis pas à la hauteur. Si je foire cette enquête, je suis cuit. Venez juste une heure, pour vérifier que je n’oublie rien. D’accord ?

McCoy soupira, se résigna à l’inévitable et acquiesça.

– À la bonne heure ! Habillez-vous vite, je vous attends dans la voiture.

Et Wattie disparut en bas de l’escalier avant que McCoy n’ait pu changer d’avis.

Dix minutes plus tard, McCoy allumait sa première cigarette de la journée en regardant défiler un Glasgow désert par la vitre de la voiture. Il aimait les dimanches matin : la ville était toujours vide, pas de circulation, seulement quelques bus qui emmenaient les rares malchanceux au travail.

– Alors, c’est quoi l’histoire ? demanda-t-il en se tournant vers Wattie. Braquage de banque ? Un voleur de bijoux masqué ?

– Très drôle. Un corps découvert dans une cour derrière un immeuble ce matin. Le crâne défoncé.

– Charmant, dit McCoy, qui imaginait déjà le tableau. Où ça ?

– À Shettleston. Juste après la forge Parkhead.

– C’était samedi soir, hier soir. Le mec devait être bourré, celui qui l’a tué aussi. Ils ont dû s’engueuler, et il n’a pas dû mesurer sa force en le cognant. C’est toujours comme ça que ça se passe.

– Sûrement, dit Wattie en s’engageant dans Gallowgate.

– Tu as appelé Gilroy ?

Wattie acquiesça.

– Oui.

– Tu as demandé à des flics du coin de sécuriser la scène de crime ?

Nouvelle confirmation de Wattie.

– Pourquoi tu as besoin de moi, alors ?

– Parce que ça, c’est la partie facile. C’est le reste qui m’inquiète. Et puis, qu’est-ce que vous aviez d’autre à faire aujourd’hui ?

– Plein de choses ! Tu te souviens de cet Américain dans la boîte ?

– Non. Il aurait pu y avoir un éléphant là-bas, je ne m’en souviendrais pas. J’étais déjà noir quand on est partis du Golden Palace. Pourquoi ?

– Son fils a disparu. Je me suis engagé à l’aider aujourd’hui, à l’aider à le rechercher.

– C’est bien. Et moi qui croyais que vous alliez rester au lit toute la journée. Ça vous prendra une heure maxi. Promis.

– Moins. Crois-moi.

Ils s’engagèrent dans Old Shettleston Road, avec la forge à leur gauche, et Shettleston apparut dans toute sa splendeur. McCoy ignorait si c’était à cause de la forge, mais ce quartier de Glasgow semblait toujours sale, les immeubles étaient noircis par la suie. Même les trottoirs avaient l’air crasseux. Ils se trouvaient nettement à l’intérieur de l’East End à présent, et McCoy n’avait pas l’habitude d’y traîner ses guêtres. Il avait un peu connu le quartier à l’époque où il patrouillait. Déambuler dans Shettleston Road un vendredi soir n’était pas une expérience qu’il avait jamais eu envie de répéter. Les mœurs locales étaient parfois violentes. Un pub à tous les coins de rue, les gangs qui défendaient leur territoire. Peut-être se ramollissait-il avec l’âge. C’était le Glasgow de ses débuts, il devait être capable d’affronter ce qu’ils y rencontreraient.

– Ça devrait être par là, dit Wattie en scrutant les allées par la vitre. C’est au 779.

McCoy pointa le doigt devant lui.

– Sûrement là où est garée la voiture de police, non ?

– Ah, fit Wattie, l’air penaud.

Il roula encore quelques dizaines de mètres, se rangea sur le côté et coupa le moteur.

– N’oublie pas, dit McCoy, c’est toi le chef, alors essaie de montrer un peu d’assurance. Ne tourne pas autour du pot, sois sur le coup, sois pro. Je suis là, mais je vais me taire. Si je l’ouvre, c’est à moi qu’on va s’adresser. C’est normal, je suis ton supérieur. OK ?

Wattie acquiesça. On aurait dit un gamin lors d’une rentrée des classes. McCoy lui donna une tape sur l’épaule.

– T’inquiète pas, dit-il d’un ton qu’il voulut convaincant. Allons-y.

Ils sortirent de la voiture et se dirigèrent vers celle de leurs collègues. Elle avait son gyrophare allumé ; à côté, un homme en uniforme déroulait un ruban de signalisation. En approchant, McCoy s’aperçut qu’il s’agissait de Williams, un grand type du central.

– Monsieur McCoy ! s’écria Williams. On nous a dit que t’étais en vacances aujourd’hui. On t’a rappelé ?

– Non, dit McCoy. C’est Watson le chef d’orchestre, pas moi.

– C’est par là ? demanda Wattie en désignant l’allée.

– Oui, dit Williams, déconcerté. Dans la cour, près des poubelles.

Ils entrèrent dans l’allée mal éclairée, passèrent devant l’escalier, où comme toujours flottait une légère odeur de pisse, et retrouvèrent la lumière dans la cour de derrière. Dans les quartiers chics, ces cours étaient des jardins ; dans les endroits comme Shettleston, on aurait dit des zones bombardées. Des gravats partout, de grandes flaques d’eau boueuse, des rangées de poubelles métalliques toutes cabossées et sales. C’était le terrain de jeu des gamins des immeubles. Là, il n’y avait pas de parterres de fleurs, rien d’autre que des tas de détritus, des cadres de lit abandonnés et des poussettes cassées.

– Putain, grommela McCoy en levant les yeux.

Il y avait au moins vingt personnes penchées aux fenêtres des appartements donnant sur la cour. De vieilles femmes, une tasse de thé à la main, des hommes en maillot de corps en train de fumer, de jeunes enfants, même. Tels des spectateurs dans un amphithéâtre romain regardant des chrétiens se faire dévorer par les lions.

Wattie retourna dans l’allée et cria :

– Williams, fais installer une tente, merde !

– Elle arrive, inspecteur, s’entendit-il répondre au loin.

Ils ne pouvaient pas y faire grand-chose dans l’immédiat. Impossible de se soustraire au regard perçant des braves habitants de Shettleston. McCoy ne leur en voulait pas, on était dimanche matin, il n’y avait rien à la télé.

– Hé, m’sieur, cria un gamin d’une des fenêtres. Vous arrivez trop tard ! Il est mort !

Des rires résonnèrent dans la cour, ponctués de claquements de langue réprobateurs.

– Fais pas attention, dit McCoy. Concentre-toi sur ton boulot.

Wattie hocha la tête et se dirigea vers le corps étendu par terre. McCoy resta en retrait, bien décidé à ne pas aller plus loin. Il reconnut le gros Duncan Muir debout près du corps. Une bénédiction. Muir avait vu plus de scènes de crime que McCoy et Wattie réunis. Il devait avoir dans les cinquante-cinq ans, il était proche de la retraite. Wattie avait du bol, Muir l’empêcherait de se planter.

– Bonjour, inspecteur, dit-il à Wattie. C’est pas beau à voir, je vous préviens.

Muir s’écarta, et soudain McCoy découvrit le spectacle qu’il voulait à tout prix éviter. Un homme gisait sur le sol, son costume gris noir de sang. McCoy se força à regarder son visage, le regretta aussitôt. Il ne restait pas grand-chose de ses traits, son visage n’était plus qu’une bouillie rouge, un œil avait complètement disparu, l’autre était fermé par l’enflure. Ses longs cheveux étaient trempés de sang, difficile de déterminer leur couleur. Le nez était aplati, comme si on l’avait fait rentrer à l’intérieur du crâne. La seule partie du visage restée intacte était la bouche : des lèvres fines et de petites dents jaunes. McCoy s’empressa de regarder ailleurs.

– Qui est-ce ? s’enquit Wattie. On le sait ?

– Pas encore, inspecteur, dit Muir. On vous attendait.

Wattie s’accroupit près du corps, plongea la main dans la poche intérieure de la veste de l’homme et en retira un portefeuille, qu’il ouvrit et dont il parcourut le contenu.

– Quelques reçus de bookies. Un avis de célébration de messe, la photo d’un petit garçon au bord de la mer et un permis de conduire.

Il déplia celui-ci en s’efforçant de ne pas se tacher les mains de sang.

– Il appartient à un certain James Dixon, qui habite…

Il plissa les yeux pour lire.

– … 779 Old Shettleston Road, Glasgow.

L’estomac de McCoy se serra, il n’en croyait pas ses oreilles.

– Quoi ?

Wattie leva les yeux vers lui.

– Vous êtes blanc comme un linge. Vous le connaissez ?

McCoy secoua la tête, il avait besoin de réfléchir.

– Non, c’est la vue du sang, tu sais comment je suis. Mais j’ai entendu parler de lui. Une petite frappe, il travaille pour qui l’embauche.

– Une belle petite saloperie, commenta Muir.

– Bon, reprit Wattie, en tout cas, on lui a bien réglé son compte. Une brique ?

McCoy hocha la tête en se concentrant sur ce qui était devant lui.

– Oui, ou un marteau, un truc comme ça.

– Qui l’a trouvé ? demanda Wattie en levant les yeux vers Muir.

– La femme du dernier, répondit Muir. Elle a descendu la poubelle ce matin, elle l’a vu allongé là.

– À quelle heure ? demanda Wattie.

Muir sortit son carnet.

– Un peu après six heures. Elle s’est préparé une tasse de thé et elle a écouté les infos de six heures avant de descendre.

– C’est donc arrivé dans la soirée d’hier, dit Wattie. Mademoiselle Gilroy nous donnera un horaire plus précis, elle est en route.

– Ça paraît logique, dit McCoy. Je la vois mal commencer sa journée avant six heures ce matin.

– Il a des ennemis ? demanda Wattie.

L’estomac de McCoy se serra à nouveau. Il revit Cooper au restaurant, un couteau brandi au-dessus du visage de Jamsie Dixon.

– Encore une fois, c’est une vraie peau de vache, dit Muir. Son boulot, c’est d’agresser les gens. Il a forcément pas mal d’ennemis.

Wattie se redressa. Il regarda à nouveau le permis, leva la tête vers l’immeuble.

– Appartement numéro douze. Je ne sais pas avec qui il vit, mais il va falloir aller lui annoncer la mauvaise nouvelle.

– Je crois qu’il a des frères, dit McCoy.

En prononçant ces mots, il se rappela ce qui le chiffonnait dans la vision de Cooper portant le costume de Stewart. La mémoire lui revint tout à coup.

– Pardon, inspecteur.

Il se retourna. Williams se trouvait devant lui, une bâche roulée sous un bras, des piquets de bois sous l’autre. McCoy s’écarta, et Williams passa, se dirigea vers l’endroit où se trouvait le corps.

McCoy se tourna vers Wattie.

– Ça va ?

Wattie acquiesça.

– Je vais informer la famille. La légiste est en chemin. On va installer la tente, et je vais demander une enquête de voisinage, quelqu’un a peut-être vu quelque chose.

– Andy ?

– Merde ! J’avais oublié.

Wattie se tourna vers Muir :

– Vous pouvez appeler le commissariat et faire venir Andy, le photographe ?

Muir acquiesça et s’éloigna en parlant dans son talkie-walkie.

– Une erreur, c’est pas trop mal, dit McCoy. Je vais y aller. On se verra plus tard au bureau.

Wattie hocha la tête, et McCoy le laissa se débrouiller et ressortit par l’allée. Cooper occupait toutes ses pensées. Impossible que quelqu’un d’autre soit derrière la mort de Jamsie Dixon, c’était forcément lui, et apparemment cet enfoiré avait même réussi à faire de McCoy son alibi. Il comprenait mieux à présent pourquoi il avait tant voulu qu’il l’accompagne à la boxe pour le tenir à l’œil.

Même un novice comme Wattie ne tarderait pas à découvrir ce qui s’était passé la veille au restaurant et à faire le rapprochement. Il préférait ne pas penser à la réaction de Murray quand il apprendrait qu’il était l’alibi principal du suspect. Il allait le tuer, ce con de Cooper. Tout ce qu’il lui avait demandé, c’était de rester discret pendant quelques jours, et au lieu de ça il avait fait éliminer Jamsie Dixon, et il y avait mêlé McCoy.

– Harry ?

Levant les yeux, il vit Phyllis Gilroy qui avançait sur le trottoir dans sa direction. Tailleur en tweed, chemisier blanc, sa fidèle sacoche en cuir à la main.

– Je croyais que c’était la première grande affaire du jeune Watson en solitaire ? s’étonna-t-elle en souriant.

– En effet, confirma McCoy. Je lui ai simplement tenu la main un moment. Il va s’en sortir.

Phyllis parut un peu sceptique.

– Muir est là. Il n’y a pas à s’inquiéter.

Elle parut soulagée.

– Ah, d’accord. Et vous, Harry ? Vous êtes sur la bombe de West Princes Street ?

– On dirait. Celle de la cathédrale, aussi. Les Renseignements nous ont refilé le bébé. Les paramilitaires ne sont pas impliqués, apparemment.

Elle sourit à nouveau.

– Alors, dans ce cas, c’est à vous que je dois m’adresser. Vous allez m’épargner un voyage supplémentaire. J’ai procédé à l’autopsie de Paul Watt hier soir.

– C’est son nom ? Le nom du type de l’appartement ?

Elle acquiesça.

– Les Renseignements m’ont remis leur rapport. J’en ai un également pour M. Murray. C’est confidentiel, comme ils ne cessent de me le répéter en faisant tout un cinéma.

– Des choses intéressantes à l’intérieur ?

– Dans leur rapport ? Je ne pense pas trahir un secret si je dis non. Il est pour le moins laconique – c’est manifestement une tendance au sein de ce service –, mais moi, en revanche, j’ai découvert quelque chose d’assez intéressant.

– C’est-à-dire ?

– Le sang dont étaient aspergés les lieux n’est pas celui d’un seul individu. Paul Watt est – était – O positif. C’est très commun. Mais il y avait également sur place du A négatif, un sang beaucoup plus rare. Une quantité qui indiquerait une blessure.

– Attendez. Deux individus étaient donc présents dans l’appartement au moment de l’explosion ?

– Apparemment. L’un tué sur le coup, l’autre blessé.

– Blessé gravement ? Il a pu s’enfuir ?

– Je pense, oui. Il n’y en avait pas énormément. S’il s’agit d’une plaie superficielle, d’une blessure pas trop grave, il a pu être capable de se déplacer.

– Merde.

– Comme vous dites. Cela complique un peu les choses, j’imagine.

Elle attendit.

– Harry ?

– Pardon, j’étais ailleurs. Faites-moi une faveur, Phyllis. Allez-y mollo avec Wattie. Il risque d’avoir besoin d’une main secourable, et Murray le surveille comme un rapace.

Elle acquiesça.

– Premier cadavre de la journée, me voici.

McCoy la regarda disparaître dans l’obscurité de l’allée, alluma une cigarette et resta dans la rue pour essayer de réfléchir. S’il avait raison, Donny Stewart n’était pas le timide jeune homme que croyait son père. Loin de là.