McCoy regarda la voiture de Wattie s’éloigner, alluma une cigarette et se mit à marcher en direction de Hamilton Park Avenue. La nuit n’était pas froide, la bruine faisait ressortir l’odeur des arbres en fleurs. On entendait des cris et des rires d’ivrognes en provenance des pubs. Une promesse d’été et de meilleurs moments flottait dans l’air. Quant à lui, il s’acheminait vers une conversation qu’il n’avait vraiment pas envie d’avoir.
Cooper avait fait ce qu’il avait fait et, à moins d’un gros coup de chance pour McCoy, l’y avait mêlé en le forçant à le couvrir. Il se demandait s’il n’était pas plus déçu qu’en colère. Il se dit que, quoi qu’il arrive, Cooper était un ami, qu’il était impossible qu’il l’utilise ainsi. Cependant, vu son comportement et ce que lui avait dit Billy, ce ne serait pas si surprenant. Les choses changent. Apparemment, Cooper avait changé, lui aussi.
Il ouvrit le portail, parcourut l’allée de la vaste villa et sonna. Il n’en revenait toujours pas que Cooper possède une baraque pareille dans le West End, mais comme il l’expliquait, l’argent coulait à flots, il fallait bien en faire quelque chose. S’il ne le dépensait pas, le comptable avait du mal à le cacher au fisc. Cela dit, de toutes les villas du West End, il avait fallu qu’il achète la plus laide.
La porte s’ouvrit, et Iris apparut, la clope à la main. Comme d’habitude, elle n’avait pas l’air ravie de le voir. Être devenue la gouvernante de Cooper après avoir géré l’un de ses bordels ne l’avait pas rendue plus avenante. Elle le toisa du regard.
– Il est pas là, dit-elle. Tu l’as raté.
– Il est où ?
– À Memen Road.
McCoy fut scié. Memen Road, c’était là où se trouvait l’ancien appart de Cooper, un trois pièces pourri au fond d’une allée, dans l’une des pires rues de Glasgow.
– Qu’est-ce qu’il fout là-bas ?
Iris renifla, décida de s’abaisser à lui fournir des explications.
– Il est parti aujourd’hui, il a dit qu’il n’avait jamais aimé cette maison, qu’il retournait d’où il venait.
– Merde, il est dingue. Memen Road, c’est un taudis, y a même pas l’eau chaude.
Elle haussa les épaules.
– C’est lui qui voit.
– Qu’est-ce qui lui arrive, Iris ? Il va bien ?
Elle grogna.
– Tu crois qu’il se confierait à moi ? Tout ce qu’il a fait, c’est me gueuler dessus comme un ours qui aurait mal à la tête. Il m’a dit de lui préparer des affaires et de les lui apporter demain. Billy, ça ne lui plaît pas.
Elle regretta d’avoir donné cette dernière info, son visage le montra.
– C’est vrai ? fit McCoy. Billy a pris goût au luxe ? Il était bien, là, dans cette grande maison. Tu lui préparais à dîner tous les soirs, pas de patron qui lui dise quoi faire. C’était la belle vie. C’est sûr qu’il ne doit pas être enchanté si tout doit être rapatrié à Memen Road.
Iris voulut refermer la porte, mais McCoy bloqua celle-ci avec son pied.
– Méfie-toi, Iris. Si Cooper déménage, c’est plus la peine de jouer les West Enders avec Billy en roi du château. Ne crois pas qu’il va garder cette grande baraque pour vous faire plaisir à tous les deux. Tu vas retourner laver des draps pleins de sperme et organiser des avortements à la sauvette dans ton bordel.
Elle le dévisagea à travers l’entrebâillement de la porte. Prit une profonde bouffée de sa Capstan. Lui souffla la fumée au visage.
– Tu crois que t’es quelqu’un, hein, McCoy ? Tu te prends pour un grand flic, mais t’es comme nous, tu vis aux crochets de Stevie Cooper. Tu lui sers la soupe. La seule différence, c’est que toi, tu ne le reconnais pas.
– Va te faire foutre, Iris. Je…
Mais il parlait à une porte fermée, elle la lui avait claquée au nez. Il redescendit la rue, vexé par les mots d’Iris. Vexé car elle avait peut-être raison. Apercevant un taxi venant dans sa direction dans Great Western Road, il le héla. Il s’y installa et regarda les lumières de Glasgow défiler derrière la vitre. Il avait l’impression étrange d’un retour en arrière général. Cooper retournait à Memen Road et à sa nature imprévisible. Quant à lui, il en avait marre de tout ça. Il avait trente ans passés, habitait seul dans un appartement merdique, sa carrière semblait au point mort, il avait déjà l’image d’un solitaire. Il buvait trop, ça lui avait même provoqué une saloperie d’ulcère. Il avait peut-être besoin de changement, lui aussi. Quelque chose de radical avant d’être trop vieux et de se retrouver coincé où il était. Restait à trouver quoi. Il se promit d’y réfléchir sérieusement quand toute cette histoire serait terminée.
Le taxi bifurqua vers Springburn. Le décor était moins rose dans cette partie de la ville. Ça ne sentait pas les arbres en fleurs. Ils passèrent devant le Bells. Dehors, un homme tenait un mouchoir contre son nez en sang, apparemment cassé ; sur le trottoir d’en face, un groupe de gamins d’une dizaine d’années le montraient du doigt en riant. McCoy n’était pas venu à Memen Road depuis près d’un an, et ça ne lui avait pas manqué du tout, notamment parce que la dernière fois il avait dû supplier Cooper de ne pas tuer l’un de ses gars devant lui. Et le voilà qui y retournait à présent, pour retrouver cet appart merdique et le Stevie qui y habitait et faisait ce genre de truc. Il était tout à coup moins sûr de lui à l’idée de l’accuser d’avoir commandité l’assassinat de Jamsie et de l’y avoir mêlé. Si Cooper était redevenu le Cooper d’autrefois, il ne valait mieux pas l’accuser de quoi que ce soit.
Le taxi s’arrêta dans Hawthorn Street, le chauffeur refusa d’aller plus loin. McCoy ne lui en voulait pas, il se contenta de le payer et de descendre. Memen Road était une zone où la police n’allait pas, encore moins un vieux chauffeur de taxi équipé d’un sonotone. La rangée d’immeubles délabrés était devenue un dépotoir où atterrissaient les gens dont la municipalité ne voulait plus. Les familles difficiles, les alcoolos. Stevie avait lentement colonisé le dernier immeuble, dont il était désormais le dernier occupant. Cantonnés à côté, ses sbires montaient la garde.
Comme d’habitude, quelques enfants et adolescents étaient éparpillés autour d’un feu dans une poubelle, dans l’un des jardins de devant. L’un d’eux cacha derrière son dos un paquet de chips rempli de colle tandis que McCoy s’approchait d’eux. Effort inutile : il était si défoncé qu’il tenait à peine debout. Cela avait quelque chose de comique, une bande de minots de douze ans qui essayaient de se donner un air dur, mais il les connaissait, ces gamins. Encore un ou deux ans, et on traverserait la rue pour les éviter.
– Il est là ? demanda-t-il.
Un grand avec une cicatrice au visage et un pull étoilé déchiré hocha la tête.
– Dites-lui que McCoy est là, d’accord ?
Nouveau hochement de tête du balafré, et un petit d’environ huit ans, en short et en bottes en caoutchouc, courut vers la dernière allée. McCoy se réchauffa les mains près du feu et attendit. Le petit ne tarda pas à revenir en courant.
– C’est bon, dit-il, essoufflé. Vous pouvez y aller.
McCoy alluma une cigarette et gagna l’allée de Cooper en se demandant ce qu’il allait lui dire. Il commença à gravir l’escalier. Sur le palier du premier étage, il dut s’écarter pour laisser passer deux jolies filles en mini-jupe et en bottes à semelle compensée, qui puaient la cigarette mentholée. Cooper avait eu de la visite.
Il arriva au dernier. La porte était grande ouverte. Il reprit son souffle et entra. Cooper se tenait devant l’évier, de dos, en jean et en maillot de corps, les bretelles pendantes. Il buvait un grand verre d’eau, la tête renversée en arrière. Il posa le verre vide sur la paillasse. Se retourna.
– Tu comptes rester planté là longtemps ? dit-il. Décide-toi.
McCoy entra dans la cuisine, s’assit à la table.
– Je ne pensais pas remettre les pieds ici un jour.
La cuisine se résumait à une table en bois éraflée, une poulie solitaire au plafond, quelques chaises et une photo de James Dean déchirée dans un magazine, scotchée au-dessus de la cheminée. Il y faisait froid, ça sentait l’humidité. McCoy s’efforça de ne pas penser au type qu’il avait vu là un jour, menotté à la cuisinière. Déjà le nez cassé, dans l’attente d’être emmené dans la pièce du fond pour la suite.
Cooper tira l’une des chaises et s’assit en face de lui. Bâilla.
– Parfois, je me dis que je n’aurais jamais dû partir, commença-t-il. J’étais heureux ici. C’est depuis mon déménagement dans le West End que tout s’est barré en couille.
Il sourit.
– Et avant que tu me poses la question, McCoy, j’ai rien à voir dans la mort de Jamsie Dixon.
– Tu penses que je vais te croire ?
– Tu penses que j’en ai quelque chose à foutre ? Je ne peux pas dire que ça me fende le cœur, mais c’est pas moi qui ai fait le coup. J’étais avec toi et ensuite avec ton pote le capitaine toute la soirée. Demande-lui.
– Oui, je t’en remercie, m’utiliser comme alibi, Murray va adorer. Je pensais que tu étais au-dessus de ça.
– Je le suis. Et encore une fois, je n’y suis pour rien dans la mort de Jamsie Dixon, je n’ai donc pas besoin de toi comme alibi.
– Qui l’a tué, alors ?
Cooper haussa les épaules.
– Aucune idée.
McCoy aurait voulu pouvoir le croire.
– Où est allé Billy, ce soir-là ? Je l’ai vu partir de la boxe avec quelqu’un.
Cooper soupira.
– C’est ça, ta grande théorie ? Tu penses que je l’ai envoyé s’occuper de Jamsie Dixon ? Billy est bon dans pas mal de domaines, mais pas celui-là. Il a trop peur de se faire abîmer le portrait. Et puis Jamsie Dixon l’aurait étalé contre le premier mur.
– Il est allé où, alors ?
– T’as vu les deux gonzesses qui viennent de partir ? C’est Billy qui organise ça. Il graisse les rouages. J’ai fait six mois de taule, je viens de sortir. Qu’est-ce que tu crois qu’il organisait pour plus tard ce soir-là ?
– Mon salaud.
– Je me suis suffisamment tiré sur la nouille pour toute une vie. Y a rien d’autre à faire en prison. Fini la branlette.
– Mais tu vas être convoqué. On va t’interroger.
– On va essayer, tu veux dire, et on ne va pas y arriver, dit Cooper d’un ton égal. Lomax y veillera. Je le paye pour ça.
McCoy changea d’approche.
– Pourquoi tu es revenu ici, Stevie ?
– Pour réfléchir. Ça te dérange ?
McCoy fit non de la tête.
– Ça va ?
Cooper sourit.
– Je suis en pleine forme. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien. T’inquiète pas pour moi, McCoy.
Et curieusement, Cooper semblait dire vrai. Il était calme, mesuré, pas d’explosion de cris comme le redoutait McCoy. C’était plutôt le Cooper qui rappelait à McCoy pourquoi c’était toujours un ami après toutes ces années. Cooper bâilla à nouveau, se gratta le torse.
– Je suis pas débile, McCoy. Il y a une raison si c’est pas moi qui ai tué Jamsie. Tu crois vraiment que je voudrais avoir Desy Dixon au cul ? C’est un malade, ce mec.
– Mais tout le monde pense que c’est toi. Dont Desy Dixon, sans doute, malheureusement.
– Ouais. Du coup, il faut que je réfléchisse. Que je décide comment je vais gérer ça. T’as fini ?
McCoy acquiesça. Se leva.
– Sois prudent, Stevie, dit-il.
Cooper sourit à nouveau.
– Encore une fois, t’inquiète pas pour moi.
Il se toucha la tempe avec le doigt :
– J’allais oublier. Ma bonne action de la journée. Y en a un pour qui faut s’inquiéter. Ton pote Hughie Faulds.
– Hein ? fit McCoy, surpris. Pourquoi ?
– Il n’est pas revenu par hasard. Il a dû quitter l’Irlande avant que les mecs de l’IRA lui tombent dessus. Ils ont même piégé sa bagnole à Belfast.
– Faulds ? Il est flic, qu’est-ce qu’ils lui reprochent ?
– Reste loin de lui. Je suis sérieux. C’est un homme mort. Va pas te prendre une balle perdue.
– Qu’est-ce qu’il a fait ?
– Tu veux vraiment le savoir ?
McCoy acquiesça, soudain moins sûr.
– La prochaine fois que vous taillerez le bout de gras tous les deux, demande-lui de te parler de Paul McVeigh. Demande-lui ce qui lui est arrivé. Allez, dégage.
McCoy sortit de l’allée et remonta la rue, salua de la tête le groupe près du feu. Il était encore plus perdu qu’avant. Cooper n’était pas le cinglé délirant que lui avait décrit Billy, et il ne semblait pas mentir au sujet de Jamsie, mais ça n’avait pas de sens. Qui d’autre avait intérêt à tuer Jamsie Dixon ? Il n’était pas sûr de pouvoir se fier à Wattie pour le découvrir. Il allait peut-être devoir continuer de l’aider plus longtemps que prévu.
Il arriva dans Hawthorn Street, alluma une cigarette et chercha un taxi des yeux. Et Hughie Faulds ? C’était quoi, cette histoire ? Pour McCoy, il était revenu parce que sa femme ne voulait pas que leurs enfants grandissent dans une zone de guerre. Cooper avait des liens connus avec l’IRA, il avait des cousins et des oncles à Belfast. Ce n’était donc peut-être pas des paroles en l’air. Un taxi apparut, et McCoy le siffla. Y monta. S’assit au fond de la banquette. Il se demanda qui était Paul McVeigh. Si ça valait le coup de le découvrir.