McCoy se leva tôt. Le matin de bonne heure lui semblait le meilleur moment pour trouver chez eux les membres de la communauté, ils ne devaient pas se lever avec les poules. Il réussit à respecter les recommandations du médecin en avalant un peu de porridge. Le fait que ça ait le goût de la colle à papier peint n’était guère encourageant, mais il s’était réveillé deux fois dans la nuit avec des maux d’estomac. Il fallait bien faire quelque chose. Il se jura de ne plus jamais toucher au whisky. Il se crut presque lui-même.
Il sortit de l’hôtel dans le soleil douillet d’un bel après-midi de printemps. La Clyde était d’un bleu profond, les collines verdoyantes, un décor de carte postale. Il y avait même quelques yachts éparpillés sur l’eau, leurs voiles blanches réfléchissaient la lumière. McCoy n’avait pas de carte très détaillée, mais dans la mesure où la route vers Knockland ne menait nulle part ailleurs – c’était une impasse –, il supposa qu’il trouverait le Zoo sans trop de problèmes.
La radio continuait de passer « Waterloo » toutes les cinq minutes, il abandonna donc, l’éteignit et baissa les vitres de la voiture. Une odeur de bouse de vache et de terre après la pluie emplit l’habitacle alors qu’il sortait de la ville. L’agglomération laissa la place à une rangée de grosses maisons faisant face à la mer en retrait de la route, puis à des champs. Il se souvint vaguement d’être allé par là lors d’une excursion lorsqu’il était au foyer près de Dunoon. Il se demanda combien d’autres souvenirs d’enfance il avait occultés en tentant d’oublier les mauvais. Un prix qu’il était heureux de payer.
Il repensa à ce qu’avait dit Stewart la veille au soir. Peut-être était-il enlisé dans la routine, peut-être était-ce pour ça qu’il était agité. Il ne manquerait pas à grand monde s’il quittait Glasgow. Son ex, Angela, était partie s’installer à New York, elle avait commencé une nouvelle vie. Peut-être avait-il besoin d’un changement de ce genre. Un changement radical.
Il faillit passer sans le voir, perdu qu’il était dans ses pensées. Il s’arrêta, recula de quelques centaines de mètres. Il y avait un panneau peint à la main sur le bord de la route. « Ferme Mason. Prochaine à gauche », y était-il écrit, avec des petites fleurs et des symboles de paix autour des mots. C’était forcément là.
La prochaine à gauche s’avéra être un chemin de terre en direction de l’eau miroitante. Il s’y engagea, ballotté par les ornières boueuses. Quelques minutes plus tard, il s’arrêta devant un portail maintenu fermé par un bout de corde. Il descendit, l’ouvrit et entra en voiture dans la propriété.
Quelques moutons et vaches étaient dispersés dans les champs. De jeunes agneaux se tenaient près de leur mère. Le chemin tourna, et il aperçut une vieille grange sur laquelle était peint en lettres blanches :
BIENVENUE EN ALBA LIBRE !
Le projet de McCoy selon lequel il comptait surprendre les membres de la communauté au saut du lit tomba à l’eau. Tandis qu’il approchait de la ferme, il vit plusieurs personnes qui s’agitaient. Les bâtiments, c’était quelque chose. Des fresques ornaient leurs murs : arcs-en-ciel, fleurs, enfants souriants, une grosse feuille de marijuana. À côté était garé ce qui ressemblait à un vieux car, peint lui aussi, avec des tissus à rayures aux fenêtres en guise de rideaux.
Un jeune barbu en robe de chambre et chaussé de bottes en caoutchouc l’arrêta de la main et lui fit signe de se ranger sur le côté. McCoy s’exécuta et coupa le moteur, baissa sa vitre. Le type se pencha vers lui en souriant. Il sentait le patchouli et l’herbe.
– Je peux t’aider, mon gars ? demanda-t-il avec un accent cockney.
– J’espère, dit McCoy en descendant. Je cherche un Américain. Donny Stewart.
Le type fit siffler l’air entre ses dents.
– C’est bien le seul truc qu’on n’ait pas. On a des Allemands, des Hollandais, un Belge, quelques Sud-Africains, même, mais pas d’Américains.
– Ah bon ? fit McCoy en regardant autour de lui.
Des poules grattaient la terre, des enfants couraient après un bébé border collie, deux femmes en jupes longues, un fichu sur la tête et une bêche sur l’épaule, regardaient McCoy depuis la porte d’une grange.
– Qui est le chef, ici ? demanda-t-il.
Le type sourit.
– Il n’y a pas de chef, ici, mon gars. C’est une communauté, c’est le principe.
McCoy soupira.
– D’accord, à qui appartient cette ferme, qui est le propriétaire ?
– Ça, je présume que c’est moi.
Il se retourna et découvrit une femme vêtue d’une salopette et d’un tee-shirt jaune, chaussée de chaussures de toile. Même en tenue de travail elle était magnifique, de longs cheveux roux, une peau claire, des yeux vert vif. Elle s’avança et ajouta avec un accent pointu :
– Je suis Margo. Margo Lindsay.
Précision inutile. McCoy l’avait immédiatement reconnue. C’était tout de même la seule actrice écossaise qui ait remporté un Oscar.
– Un thé ? proposa-t-elle.
Dix minutes plus tard, McCoy avait à la main un gobelet métallique ébréché de thé de cynorrhodon – il ignorait ce qu’était ce truc – et contemplait l’eau, assis sur une chaise de jardin dans la cour de la ferme. Situation d’autant plus insolite que Margo Lindsay était assise à côté de lui et lui tendait une assiette de biscuits artisanaux.
– Vous ne vous souvenez pas de moi, n’est-ce pas ? demanda McCoy en prenant un biscuit.
– Je devrais ? dit-elle, l’air amusé. Au fait, attention à vos dents avec ces biscuits. L’excellence culinaire n’est pas notre fort, ici.
– Je vous ai arrêtée une fois.
Elle le regarda de haut en bas. Secoua la tête.
– Ah bon ? Pour être honnête, je ne me rappelle pas toutes les fois où j’ai été arrêtée. Quand était-ce ?
– À Glasgow Green. La manifestation au profit des employés des chantiers navals.
– Ah ! Celle avec les Humblebums et Matt, vous voulez dire ?
McCoy confirma de la tête.
– Je ne risque pas de m’en rappeler, de celle-là. J’étais complètement stone. J’avais mangé un gâteau au hasch par erreur avant de partir de chez moi. J’avais fait quoi, au juste ?
– Pas grand-chose. On a sans doute voulu se débarrasser de vous. Vous faisiez trop de tintouin.
– Ça ne m’étonne pas, dit-elle en sirotant son thé. Alors, qu’est-ce qui amène un policier de Glasgow ici ?
– Je cherche quelqu’un. Un marin américain du nom de Donny Stewart. De la base d’à côté.
Elle secoua la tête, chassa délicatement un papillon de son bras.
– Il n’y a pas d’Américains ici. Certainement pas de cette foutue base. Je ne pense pas que les plus engagés idéologiquement de nos membres le permettraient. Qu’a-t-il fait, ce garçon ?
– Rien. J’ai simplement besoin de discuter un peu avec lui. À propos d’un certain Paul Watt ? Un Écossais.
– Non. Je retiens bien les noms, et ça ne me dit rien. On voit défiler beaucoup de gens ici, certains ne restent que quelques jours, mais j’ai bonne mémoire et je ne me souviens pas de lui.
– C’est quoi, cet endroit ?
– C’est un endroit où on essaie de vivre différemment. De changer la structure de la société. Appelons ça une expérience. Ceux qui nous rejoignent rejettent le modèle de la famille nucléaire, ne se sentent plus à leur place nulle part, ou alors ils en ont assez du stress capitaliste quotidien. Nous gérons notre petite société selon des valeurs différentes.
– Et ça marche ?
Elle sourit.
– Ça marche avec vos valeurs à vous ?
– Vous marquez un point.
– Nous sommes en bonne voie. Nous nous efforçons de faire de l’Écosse un endroit plus agréable à vivre.
Elle consulta la petite montre en or à son poignet.
– Réunion du jour dans dix minutes. C’est l’un des inconvénients de la vie en communauté. Je peux faire autre chose pour vous, monsieur le policier ?
– Une dernière question. Avez-vous une grosse voiture dorée ?
– Non, mais mon frère, oui. Enfin, elle appartenait à mon père, mais c’est lui qui paye l’assurance et l’entretien, et donc il la considère comme la sienne. Il nous la prête à contrecœur quand il n’est pas en Écosse, mais il est là en ce moment, il nous l’a reprise. Il se plaint toujours de l’état dans lequel il la retrouve. À vrai dire, je ne lui en veux pas, les jeunes qui sont ici ne la traitent pas avec beaucoup de respect.
– Qui l’utilise chez vous ?
– Tous ceux qui le souhaitent. Nous nous en servons pour nous ravitailler à Dunoon ou à Glasgow. Pour acheter les produits que nous ne pouvons pas faire pousser ou fabriquer nous-mêmes. Parfois, nous faisons simplement un tour avec. Pour aller pique-niquer, ce genre de chose.
Elle consulta à nouveau sa montre.
– Il habite où, votre frère ? s’enquit McCoy.
– Angus ? Il habite encore notre maison de famille. Elle est à cinq ou six kilomètres d’ici, près d’Invervegain. Vous ne pouvez pas la rater. C’est la maison la plus laide d’Écosse, elle donne sur la baie.
Une jeune femme apparut sur le seuil de la ferme.
– Margo ? Tu es prête ?
– J’arrive, dit Margo. C’est bon, monsieur… ?
– McCoy, dit McCoy en se levant.
Puis, se retournant vers la ferme délabrée :
– Ça ne vous manque jamais ? Hollywood, la vie de star, tout ça ?
Elle secoua la tête.
– Pas le moins du monde. Je ne devrais pas dire ça, j’ai l’air de cracher dans la soupe, mais ça ne m’a jamais plu. Je suis tombée là-dedans par hasard. J’étais jeune, ça semblait une vie facile, et c’était le cas, mais ce que nous faisons ici est bien plus important. Nous essayons de construire une nouvelle vie pour le peuple écossais. C’est autre chose que de se déguiser en lady Macbeth ou en la femme de je-ne-sais-qui pour vendre quelques billets de cinéma.
McCoy repartit de la ferme, n’en revenant toujours pas d’avoir rencontré Margo Lindsay. « Margo la dingue », comme avaient commencé à la surnommer les journaux lorsqu’elle avait tourné le dos au cinéma pour s’engager en politique. Elle était de toutes les manifestations depuis quelques années, heureuse de parler à la presse des bienfaits du soufisme, du sort des Palestiniens ou de telle ou telle cause qu’elle défendait cette semaine-là.
McCoy l’avait toujours trouvée sympathique malgré ses grands discours. Au moins elle avait un peu le sens de l’humour, contrairement à beaucoup de ses camarades. Le fait qu’elle soit l’une des plus belles femmes qu’il ait jamais vues ne gâchait rien. Pour la plupart des personnages politiques qu’il avait connus, tout était soit noir soit blanc, soit bien soit mal. Elle, au moins, elle laissait la place à quelques nuances de gris. Il n’était cependant pas sûr de partager son dernier engouement en date. Il n’avait pas très envie de faire partie d’une nouvelle Écosse qui impliquait de vivre de porridge et d’œufs dans une ferme boueuse. Même avec une belle vue sur la mer.