Assis à son bureau, McCoy essayait de comprendre. Cooper pouvait être assez stupide pour s’être débarrassé du marteau près de la scène de crime, mais pas pour y avoir laissé une empreinte dans le sang de Jamsie Dixon. À moins que… À moins que Billy n’ait raison et qu’il n’agisse vraiment en dépit du bon sens, se foutant de ce qui lui arriverait tant qu’il parvenait à supprimer Jamsie Dixon. Il leva les yeux vers l’horloge. Archie Lomax devait amener Cooper pour une audition à quatorze heures, dans vingt minutes.
Wattie était lui aussi à son bureau et relisait, triait ses notes. Ses lèvres remuaient tandis qu’il répétait ses questions. Si McCoy était sûr d’une chose, c’était que Wattie n’avait aucune chance face à Archie Lomax. Lomax allait le rouler dans la farine. McCoy n’avait pas du tout envie d’assister à l’audition, mais Murray le tuerait s’il ne le faisait pas. Cooper était une trop grosse prise pour laisser Wattie tout seul.
Il sortit son paquet d’Embassy et en alluma une. Quand Cooper entrerait dans la salle d’interrogatoire et le verrait, il serait foutu. Pour Cooper, la présence de McCoy serait perçue comme une trahison, c’était certain. Peu lui importeraient les circonstances. McCoy ne deviendrait qu’un policier de plus, assis en face de lui dans une salle d’interrogatoire. Un ennemi de plus.
C’était Wattie, debout près de lui. McCoy hocha la tête.
– Et toi ? T’as toutes tes notes ?
Wattie acquiesça, l’air tout sauf sûr de lui.
– Écoute, Wattie, n’en attends pas trop. Lomax ne va rien laisser dire à Cooper qui nous aide. C’est pour ça qu’il est là, pour l’en empêcher. Pose tes questions, je n’interviendrai que si je pense que tu as loupé quelque chose, d’accord ?
Wattie acquiesça à nouveau. Il avait encore une tache de vomi de bébé sur l’épaule de sa chemise, portait des chaussettes dépareillées. Lomax allait n’en faire qu’une bouchée.
– Sors prendre l’air une seconde, Wattie. Respire à fond, calme-toi, d’accord ?
Nouvel acquiescement de Wattie, qui se dirigea vers la porte. McCoy secoua la tête. Ç’allait être un carnage.
– Eh bien, monsieur Watson ? fit Archie Lomax en tambourinant des doigts sur le plateau du bureau, éraflé et couvert de graffitis. Vous allez interroger mon client, oui ou non ?
La salle d’interrogatoire était l’endroit du commissariat que McCoy aimait le moins. Il avait horreur d’y être. Ce n’était guère plus qu’une boîte carrée, avec une table et quatre chaises boulonnées au sol. Il y faisait toujours trop chaud, il n’y avait pas de fenêtre, et ça puait toujours. Ça puait la cigarette, les vêtements sales et le désespoir. Il n’en était pas autrement ce jour-là.
Wattie feuilleta encore un peu ses notes, leva les yeux.
– Monsieur Cooper, pourriez-vous nous expliquer comment le sang de M. Dixon ainsi que votre empreinte se sont retrouvés sur un marteau découvert dans la cour voisine de chez M. Dixon ?
Ce n’était pas une mauvaise entrée en matière, pour être honnête, ç’aurait pu être bien pire.
Cooper se pencha en avant, sa tignasse blonde et grasse pendant devant son front. Il sourit.
– Pas de commentaire, dit-il.
McCoy s’assit au fond de sa chaise, frappé par les contrastes. Archie Lomax avait la cinquantaine, des cheveux bruns clairsemés coiffés en arrière, des lunettes à monture dorée perchées sur le nez. Il portait son habituel costume rayé, une chemise blanche, une cravate bleue. Cooper était habillé comme toujours, jean, chemisette, blouson Harrington rouge. Pareil que James Dean, comme il aimait à le répéter. Ressemblance renforcée par sa banane blonde. C’était un solide gaillard aux épaules larges, aux mains épaisses. Chacun avait une dégaine qui collait à son emploi, songea McCoy. Autant que Wattie et lui, avec leur costume bon marché, leur chemise de nylon brillant, leur cravate rayée et leurs chaussures usées. L’uniforme du policier en civil.
Wattie consulta ses notes, sortit la photo d’un marteau à côté d’une règle indicatrice des proportions. Il la fit pivoter et la poussa devant Cooper et Lomax.
– Monsieur Cooper, reconnaissez-vous ce marteau ? demanda-t-il.
Cooper se pencha en avant, regarda la photo. Releva les yeux.
– Non.
– C’est curieux, dit Wattie. Parce que votre empreinte digitale se trouve dessus.
– Dites-moi, intervint Lomax. Cette empreinte a-t-elle été relevée sur du sang ?
Wattie fit non de la tête.
– Dans ce cas, je ne comprends pas très bien pourquoi vous tentez de connecter ces deux éléments. D’un côté, il y a l’empreinte de mon client sur le manche du marteau dans de la graisse ou de la poussière, et, de l’autre, il y a le sang et la matière osseuse de M. Dixon sur la tête du marteau. Quel lien y a-t-il entre les deux ?
Wattie resta silencieux. Lomax poursuivit :
– Mon client a pu toucher ce marteau à n’importe quel moment depuis environ un an. On ne peut absolument pas en déduire qu’il est coupable de s’en être servi contre le malheureux M. Dixon. Je vais être plus clair : cela veut simplement dire que le meurtrier et mon client ont tous deux touché le marteau à deux moments distincts. Dites-moi, avez-vous relevé d’autres empreintes sur ce mystérieux marteau ?
– Non, répondit Wattie. Uniquement celle de M. Cooper.
– Vraiment ? ironisa Lomax en souriant. Comme c’est pratique.
Wattie se faisait balader, et McCoy n’y pouvait pas grand-chose. Lomax était le meilleur avocat de la ville. Il espérait seulement que Wattie prendrait cet interrogatoire comme la partie de ping-pong que c’était et qu’il ne se formaliserait pas trop.
Wattie saisit son stylo-bille, en actionna le poussoir plusieurs fois. Ce n’était pas une mauvaise idée, il se donnait du temps. Il posa le stylo. Regarda Cooper.
– Vous êtes-vous battu avec M. Dixon plus tôt dans la soirée du 13 avril, le jour du meurtre ?
Cooper se tourna vers McCoy. McCoy soutint son regard. Lomax afficha un air d’ennui suprême.
– Vous pourriez peut-être corriger votre question, monsieur Watson, dit-il. Mon client ne s’est pas battu. Il a été agressé en plein jour par M. Dixon.
Il se tourna vers McCoy. Sourit.
– Comme en témoigneront toutes les personnes présentes, n’est-ce pas, monsieur McCoy ?
McCoy resta silencieux, il se contenta d’acquiescer.
– Pardon, dit Lomax. Je n’ai pas entendu votre réponse.
– Oui, dit McCoy.
– Excellent. Le scénario est donc le suivant : mon client est tranquillement en train de dîner au Malmaison avec l’inspecteur Harry McCoy de la police de Glasgow et…
Il regarda ses notes, haussa les sourcils.
– … l’ancien capitaine de vaisseau Andrew Stewart de la marine américaine. Une compagnie très respectable. Et voilà que ce Dixon surgit de nulle part et se jette sur lui, armé d’un rasoir ouvert. Ce n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler se battre, n’est-ce pas, monsieur Watson ? Mais nous pouvons demander à votre collègue M. McCoy de confirmer cette version des faits. Après tout, il était là, n’est-ce pas ?
Wattie n’aurait pu montrer davantage son embarras. Il feuilleta à nouveau ses notes.
– Et où étiez-vous plus tard ce soir-là, monsieur Cooper ? demanda-t-il.
Lomax s’apprêtait à parler quand Cooper serra les poings et donna quelques coups dans l’air.
– À la boxe, avec votre copain qui est assis là et Stewart le marin. McCoy s’est barré quand le sang a commencé à couler, et nous, on est allés au casino. J’ai passé tout le reste de la soirée là-bas, je suis rentré vers deux heures du mat’ avec une certaine Helen, je ne connais pas son nom de famille, on a baisé comme des lapins, et je me suis réveillé avec une gueule de bois carabinée vers dix heures le lendemain. Ça vous va ?
McCoy savait qu’il devait parler, il n’en avait pas envie mais il le fallait.
– Pas tout à fait tout le reste de la soirée au casino, n’est-ce pas ?
Lomax haussa les sourcils. Cooper eut l’air surpris. McCoy poursuivit :
– D’après votre respectable témoin, vous auriez disparu une quarantaine de minutes vers neuf heures et demie. Vous voulez bien nous expliquer, maître Lomax ? Mais à en juger par votre air, c’est un peu une surprise pour vous aussi, n’est-ce pas ?
Lomax ne broncha pas. Il avait trop de bouteille pour laisser paraître ses émotions. Cooper cacha moins bien les siennes, il n’avait pas l’air content. McCoy le connaissait par cœur, et la colère était en train de le gagner. Ses joues commençaient à rougir. Il savait que s’il regardait sous le bureau, il verrait son pied marteler le lino crasseux.
Cooper le montra du doigt.
– T’as fini par décider de l’ouvrir, hein ? dit-il.
Lomax toussa discrètement dans sa main. Son signal habituel pour dire à ses clients de se taire.
– Un trou de quarante minutes, reprit McCoy. Largement de quoi aller à Shettleston et régler quelques comptes, pas vrai, Stevie ?
Lomax toussa à nouveau. McCoy savait qu’il ne parviendrait pas à le faire taire, il le voyait à la couleur du visage de Cooper, à la façon dont il serrait les poings.
– Va te faire foutre, McCoy, dit-il. T’as intérêt à faire gaffe.
– C’est pas très gentil, ça, Stevie, dit McCoy. Je t’ai posé une question, c’est tout.
Lomax s’interposa.
– À laquelle mon client n’a pas l’intention de répondre. Et maintenant, si nous avons…
– Je suis allé voir le petit Arthur Blake, le tailleur de St Enoch Square, dit Cooper. T’as qu’à lui demander.
Il se leva.
– C’est terminé ? demanda-t-il à Lomax.
– Je crois, oui, dit Lomax en consultant ses notes.
Puis, levant les yeux :
– Monsieur Watson, dans la mesure où vous êtes encore relativement novice dans cet exercice, puis-je me permettre de vous donner un conseil ? Ne convoquez plus mon client avec si peu d’éléments, et si vous le faites, demandez à votre collègue qui est ici…
Il désigna McCoy de la tête.
– … d’apprendre à mieux se conduire. Bonne journée.
Il rangea ses papiers dans sa serviette, et Cooper et lui se dirigèrent vers la porte. McCoy croisa le regard de Cooper. Il avait vraiment l’air en pétard. Il l’avait déjà vu, ce regard-là, mais jamais tourné vers lui. Il avait la terrible sensation d’avoir franchi une ligne très dangereuse.
– Voilà, ça n’aura servi absolument à rien !
Murray venait de prononcer son verdict sur le rapport de Wattie concernant l’interrogatoire.
La mine de Wattie était éloquente, il avait l’air totalement défait. Il reprit son dossier sur le bureau de Murray, le posa sur ses genoux.
– Oh, c’est pas vraiment une surprise, dit McCoy pour atténuer les choses.
– Ah bon ? C’est ça, notre attitude, maintenant ? On abandonne avant de commencer ?
– Je vous en prie, Murray, c’est le jeu habituel. Lomax fait ça dans son sommeil. On savait très bien comment ça allait tourner.
– Vous ne nous arrangez pas en servant d’alibi à Cooper. Comment se fait-il…
– C’est pas moi, l’alibi. C’est le capitaine.
– Vous vous croyez malin, hein ? Vous prenez ça à la rigolade. Je vous ai répété je ne sais combien de fois de vous éloigner de Cooper, mais c’est grave, cette fois. Si on va au procès, vous vous doutez bien que Lomax ne va pas vous rater, vous, inspecteur Harry McCoy de la police de Glasgow, et votre petite virée nocturne avec le suspect numéro un. Les journaux vont adorer. L’inspecteur et le criminel. Copains comme cochons. Et si ça, ça ne marche pas, vous pouvez être sûr qu’il en profitera pour dénoncer un vice de forme. Ils vont en penser quoi, à Pitt Street, à votre avis ?
Murray se rassit dans son fauteuil. Il avait l’air furax. Il entreprit de bourrer sa pipe de son habituel tabac puant.
– Je crois que vous n’avez plus à vous inquiéter pour mes liens avec Cooper, dit McCoy.
– Tant mieux, dit Murray. Vous ne vous aimez plus, tous les deux ? Il était temps.
McCoy sentit comme un déclic. Il en avait marre d’écouter Murray l’atomiser, lui et Wattie. Il se pencha en avant et le regarda droit dans les yeux. Il vida son sac.
– C’est pas seulement qu’on s’aime plus. Maintenant, il me déteste, et il va sûrement vouloir se venger. Et vous savez pourquoi ? Tout ça parce que vous m’avez obligé à assister à votre numéro de cirque, dont on savait tous les deux qu’il ne servirait à rien. Si ça vous fait plaisir…
Tous deux se tournèrent vers la porte, qui venait de s’ouvrir brusquement. Billy de l’accueil était là, un papier à la main.
– Y en a eu un autre.