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Les bureaux de la brasserie Tennent’s Caledonian semblaient avoir été frappés par un boulet de démolition. McCoy toussa, sortit un mouchoir de sa poche et s’en couvrit la bouche. La poussière et la fumée rendaient l’air difficilement respirable. L’entrée n’était désormais plus qu’un trou béant, l’escalier qui y menait ne menait plus nulle part, il s’arrêtait à mi-hauteur dans un enchevêtrement de béton et de tiges d’acier. La bombe avait emporté un gros morceau de la façade, qu’elle avait transformé en cet amas de gravats et de poussière qui tapissait la rue. Les ambulanciers transportaient un corps recouvert d’une couverture sur une civière en direction de la rangée d’ambulances garées de l’autre côté de la rue. L’un d’eux regarda McCoy et secoua la tête. Il était encore trop tôt pour dresser un bilan, on fouillait encore les décombres des bureaux à l’avant du bâtiment. Il y avait de grosses éclaboussures de sang en train de sécher sur la chaussée aux pieds de McCoy, un porte-monnaie ouvert d’où s’échappaient des pièces. Il s’écarta un peu, il préférait regarder ailleurs. Les explosions qui avaient tué Paul Watt et endommagé l’autel de la cathédrale n’étaient rien comparées à celle qui avait eu lieu là. On se serait cru dans une zone de guerre.

La plupart des employés étaient rassemblés dans la cour, petit groupe d’individus débraillés et poussiéreux près des cuves métalliques brillantes et des tuyaux. Certains pleuraient, d’autres se faisaient soigner par les ambulanciers, d’autres restaient plantés là, sidérés. Les constatations des premiers policiers arrivés sur les lieux faisaient état d’une vingtaine de blessés, dont quelques passants. Pour l’instant, trois décès avaient été confirmés, chiffre sans doute appelé à augmenter. Les blessures les plus légères avaient été causées par les projections d’éclats de verre. On le comprenait sans mal. McCoy sentit craquer ces éclats sous ses pieds lorsqu’il souleva le ruban de signalisation pour s’approcher du bâtiment. La fumée et la poussière en suspension devinrent plus denses encore. Malgré son mouchoir il n’arrêtait pas de tousser, réaction renforcée par l’odeur envahissante du malt.

L’explosion avait également semé le chaos dans la circulation ce soir-là, à l’heure de pointe. Duke Street était, à l’est de Glasgow, l’une des principales voies d’accès au centre-ville. Les voitures et les cars étaient bloqués sur plusieurs centaines de mètres dans les deux directions. On entendait en permanence des coups de klaxons et des cris. Des policiers couraient partout, tentaient de mettre en place des déviations. La foule se pressait contre le ruban de signalisation délimitant le périmètre de sécurité autour de la brasserie, des ouvriers qui rentraient du travail, des enfants ; même les vieux et les marginaux du Great Eastern Hotel avaient détourné leur attention de la bouteille de la soirée pour profiter du spectacle.

McCoy l’avait lu deux fois, mais il n’arrivait toujours pas à croire le papier qu’il avait à la main. Le message avait été dicté par téléphone au commissariat, écrit en lettres rondes par Billy.

Il le relut. À quoi fallait-il s’attendre pour la suite ? Que voulait dire « les Fils des 51 » ? Il releva la tête alors qu’un camion de pompiers reculait vers le bâtiment et que des hommes en sautaient avec des tuyaux, à la recherche d’une colonne humide. Il regarda à nouveau le message. Les journaux ne tarderaient pas à mettre la main dessus. Il était probable qu’on le leur ait déjà envoyé, et lorsqu’ils le publieraient ce serait l’enfer.

Au moins, on savait désormais pour quoi Paul Watt fabriquait des bombes. McCoy se rappela l’inscription sur le mur de la grange, dans la ferme de Margo Lindsay. BIENVENUE EN ALBA LIBRE ! Cette communauté avait-elle quelque chose à voir avec ces attentats ? Peut-être était-ce une sorte d’Angry Brigade écossaise ? McCoy lui-même n’avait pas ce sentiment, les gens qui étaient là-bas avaient tous l’air de hippies à moitié défoncés, de partisans du retour à la terre, plus susceptibles de refaire le monde en fumant des joints que de passer à l’action. Il ne voyait toujours pas pourquoi la cathédrale avait été visée. Où était l’occupant là-dedans ? Ça ne tenait pas debout.

Une voiture de police s’arrêta de l’autre côté du périmètre de sécurité, et Hughie Faulds en sortit, ignora les journalistes rassemblés près du ruban de signalisation et fit signe à McCoy. Un policier en uniforme souleva le ruban, et Faulds passa par-dessous, se faufila entre les débris recouvrant la chaussée et serra la main de McCoy.

– La vache, j’ai l’impression d’être revenu à Belfast, dit-il. Je croyais que j’avais laissé tout ça derrière moi.

McCoy lui tendit le papier. Faulds le lut, releva les yeux.

– C’est sérieux ? dit-il. L’oppression de l’alcool ? C’est une blague ?

McCoy montra de la tête le bâtiment éventré.

– Apparemment pas.

– Merde. On a des pistes ?

– Moi, je viens d’arriver. C’est le même genre de bombe que celle de West Princes Street, à ton avis ?

Faulds huma l’air.

– C’est encore un cocktail Co-op, mais comme toujours. On sent l’odeur sous celle du malt. Tu l’as sentie à la cathédrale ?

McCoy confirma de la tête.

– Des victimes ? demanda Faulds.

– Trois morts pour l’instant, de nombreux blessés.

– Ça va devenir sérieux, alors ?

– On va peut-être avoir besoin de toi. Ça te dérange pas ?

– Arrange-toi avec mon patron.

Faulds regarda McCoy, sourit et secoua la tête.

– C’est déjà fait, hein ?

– Tu veux jeter un œil ?

Faulds repassa sous le ruban et se dirigea vers les pompiers rassemblés près de l’entrée du bâtiment. Le regardant s’éloigner, McCoy s’aperçut qu’il avait oublié de l’interroger sur Paul McVeigh comme le lui avait suggéré Cooper. Cela attendrait la prochaine fois qu’il le verrait. Penser à Cooper lui rappela ce qu’il avait dit à Murray dans son bureau. Un moment de colère qu’il regrettait. Il n’avait dit que la vérité, mais il ne l’avait pas formulé de la meilleure manière, ça, c’était sûr. Si Billy n’avait pas fait irruption pour annoncer l’attentat, Murray serait en train de lui remonter les bretelles à l’heure qu’il était, voire l’aurait suspendu.

– Vingt-trois blessés, dont sept graves. Trois morts pour l’instant.

McCoy se retourna. C’était Wattie, carnet ouvert.

– Le vigile de la réception, un livreur de manchons essuie-mains pour les toilettes et une employée du service comptabilité.

Il referma son carnet.

– Un beau merdier. Les blessés les plus graves sont dirigés vers le Royal. Les autres sont soignés dans la cour à l’arrière des ambulances, c’est surtout des coupures qui nécessitent des points de suture.

Il regarda autour de lui.

– Murray est arrivé ?

McCoy secoua la tête.

– Il est allé directement à Pitt Street.

– Heureusement pour vous.

Wattie marqua un temps, puis :

– Il pense que je suis un idiot, hein ?

– Non, il pense que tu es jeune, et c’est le cas. Il pense aussi que tu dois t’affirmer davantage. Il n’a pas tort, Wattie.

– Avec le bébé et tout ça, j’ai été un peu débordé. Ça devrait se calmer, maintenant, hein ?

McCoy acquiesça. Il l’espérait.

– Tu t’y connais en voitures, non ?

– Un peu.

– Où est-ce que je devrais aller si j’avais une Daimler à faire entretenir ?

– Vous avez gagné au loto ?

– Ce serait trop beau. Alors ?

– Il n’y a qu’un garage qui vend des Daimler dans le coin. Chez Gauld. À l’angle de Mosspark Boulevard et de Paisley Road West.

– T’as fini, ici ?

– Je crois.

– Bon. Faulds va prendre le relais, au moins il sait de quoi il parle. Les types de la scientifique vont mettre des plombes avant de nous donner du concret.

Derrière eux, dans la rue, on continuait de crier et de klaxonner avec insistance.

– Et les mecs de la circulation vont s’occuper de tous ces emmerdeurs, ajouta Wattie. Pour être honnête, je ne vois pas trop ce que je peux faire de plus ici.

– Tant mieux. Allons voir quelques bagnoles de luxe. Cette poussière me rend dingue.