30

Meiklejohn donnait une sorte de cours de gymnastique à leur arrivée. Il leur demanda de s’asseoir, leur dit qu’il n’en avait pas pour longtemps. Wattie et McCoy s’installèrent sur un banc au fond du gymnase, s’adossèrent aux espaliers. Il y avait une dizaine d’élèves, des adolescents qui faisaient des exercices divers. Des jumping jacks, des pompes, ce genre de truc. McCoy était fatigué rien que de les regarder.

– Vous n’avez jamais voulu vous engager dans l’armée ? demanda Wattie.

– Non, dit McCoy. Il y a déjà assez d’idiots pour te donner des ordres dans la police, l’armée, ça doit être mille fois pire. Et toi ?

Wattie acquiesça.

– J’ai été tenté quand j’étais à l’école, mais mon père n’a rien voulu savoir. Il m’a dit qu’il était hors de question que j’aille participer à une guerre impérialiste pour une bande de fumiers capitalistes.

McCoy se tourna vers lui.

– Quoi ? Appelez-moi-Ken a dit ça ?

– Ouais. Il avait sa carte du parti communiste de Grande-Bretagne, mon père.

– Ça alors !

– Ouais, il s’est un peu ramolli, mais vous l’auriez connu plus jeune… Il était toujours en train d’organiser des manifestations contre l’Afrique du Sud, pour le désarmement nucléaire, il était délégué syndical et tout.

– Qu’est-ce qu’il a dit quand tu es entré dans la police ?

– Il n’était pas content, mais il a dit que c’était mieux que d’être de la chair à canon pour les patrons des chantiers navals.

Ils observèrent les jeunes un moment. McCoy réfléchissait au passé d’Appelez-moi-Ken. Il se disait qu’on ne connaissait jamais vraiment les gens. Meiklejohn avait l’air d’un bon prof, les jeunes riaient et plaisantaient avec lui, ils passaient un bon moment. Il rappela à l’ordre deux d’entre eux alors qu’ils se moquaient d’un gros qui peinait à faire des squats, il encouragea le garçon rougeaud et transpirant à persévérer.

Wattie avait peut-être raison, McCoy poussait peut-être la suspicion trop loin. Il partait toujours du principe que tout le monde était coupable. Meiklejohn était peut-être quelqu’un de bien, il était peut-être vrai qu’il avait offert ce livre à Paul Watt parce qu’il pensait qu’il l’intéresserait. Meiklejohn donna un coup de sifflet, dit aux jeunes que c’était terminé, qu’ils pouvaient aller à la douche. McCoy se leva. Il allait être fixé.

Cinq minutes plus tard, ils étaient à nouveau dans le petit bureau de Meiklejohn. La lumière qui entrait par la fenêtre éclairait le mur de photos. Meiklejohn transpirait, les cheveux mouillés au niveau du cou, résultat de ses efforts dans le gymnase. Il s’assit, leur proposa du thé.

– Non, merci, dit McCoy.

Meiklejohn se leva et se servit un grand verre d’eau, dont il but la moitié d’un trait à l’évier avant de se rasseoir.

– Je n’ai plus la forme de mes vingt ans, dit-il. Alors, que puis-je faire pour vous ?

McCoy plongea la main dans sa poche et en sortit une photo qu’il lui tendit. Meiklejohn la prit, la regarda puis releva les yeux.

– C’est l’un de vos garçons, dit McCoy. Comme vous pouvez le voir, il a la nuque brisée.

Meiklejohn déglutit. La photo pendait au bout de ses doigts.

– Il est mort dans un accident de voiture hier après-midi. C’était le colonel Angus Lindsay qui conduisait. Lindsay est à l’hôpital. Il est en mille morceaux, mais on pense qu’il va s’en sortir.

– Pourquoi me montrez-vous cette photo ?

– Parce que la situation devient grave. Deux jeunes hommes que vous connaissiez, qui faisaient partie de votre unité de l’Armée territoriale, sont morts. Je voudrais savoir ce qui se passe au juste entre vous, Lindsay et vos garçons.

Meiklejohn resta silencieux.

– Je suis allé à la maison de Knockland, près de Dunoon. J’ai l’impression que vos gars forment une espèce d’armée privée au service de Lindsay. Je les ai reconnus, c’étaient les mêmes qui peignaient chez vous l’autre jour. C’est quoi, ce sac de nœuds ?

Meiklejohn persista dans son silence. Il avait blêmi, on aurait dit qu’il allait vomir ou s’évanouir.

– Bon, dit McCoy, qui commençait à s’énerver. Je vais être plus clair. C’est vous qui les baisez, c’est Lindsay, ou c’est vous deux ?

Il entendit la respiration de Wattie se détacher du grondement des voitures, dehors.

Meiklejohn se leva brusquement, courut jusqu’à l’évier et vomit son eau. Il resta là à trembler et à souffler, s’attendant à ce que ça recommence.

McCoy ne le lâcha pas.

– Je vais vous faire une proposition, Meiklejohn. Dites-moi maintenant ce que vous savez, et je verrai ce que je peux faire. Sinon, on va au commissariat, et quelqu’un de bien moins sympathique que moi va vous interroger au sujet de tous ces gamins de quatorze ans qui traînent chez vous.

Meiklejohn s’agrippait à l’évier, il était blanc comme un linge.

– Dernière chance, dit McCoy.

Il attendit quelques secondes, puis :

– Allez, c’est bon.

Il fit mine de se lever. Meiklejohn se retourna, il avait les larmes aux yeux.

– Vous vous trompez, dit-il.

– Ah bon ? Eh bien, expliquez-moi.

Meiklejohn se rassit. Il avait la tête baissée, les yeux fixés sur ses baskets, il refusait de regarder McCoy et Wattie.

– Je ne suis pas un pervers. Je ne suis pas attiré par les adolescents. Je ne l’ai jamais été. Je suis un instructeur de l’armée. Je fais bien mon travail. Je sais m’y prendre avec les recrues. Je me souviens comment j’étais à seize ans, quand on m’a envoyé à l’armée. Je comprends ce qu’ils vivent. Je les aide à devenir de bons soldats.

Il leva la tête :

– Mais ça s’arrête là.

– Paul Watt, dit McCoy.

Meiklejohn s’essuya les yeux.

– Paul Watt était une âme perdue. Il ne trouvait sa place nulle part. Il voulait s’engager dans l’armée.

Il sourit.

– Il n’aurait jamais été pris. Il n’avait aucune coordination, aucune force physique, aucune compétence – rien de ce que recherche l’armée, alors il me faisait pitié. Je lui ai acheté ce livre parce qu’il m’avait dit qu’il s’intéressait à l’histoire de l’Écosse, c’est tout.

Il repoussa en arrière ses cheveux mouillés.

– Je n’aurais pas dû. Je le sais. Il faut être prudent dans l’armée. Un rien peut être exagéré et transformé en une chose qui n’existe pas. Surtout quand on travaille avec des jeunes. Il faut être scrupuleux, et je ne l’ai pas été. Je le regrette, maintenant. Mais croyez-moi, ce n’est pas du tout ce que vous dites, je vous le promets. La moindre accusation de ce genre, peu importe qu’elle soit fondée ou non, et je suis viré. Je vous en supplie, n’allez pas plus loin sur ce terrain-là.

McCoy se renfonça sur son siège. Bizarrement, il le croyait. Il ignorait pourquoi, mais son histoire sonnait vraie. Et s’il était honnête avec lui-même, il n’avait aucun élément venant corroborer une autre version. Il s’apprêtait cependant à faire quelque chose qui n’était pas sympathique. Il le fallait.

– Le colonel Angus Lindsay. Dites-nous tout ce que vous savez, et on s’en va d’ici. Vous ne nous reverrez jamais.

Meiklejohn le regarda avec un air de chien battu. Acquiesça.

– Vous en savez beaucoup sur Lindsay ?

McCoy secoua la tête.

– C’est un soldat incroyable. Il a servi pendant la Seconde Guerre mondiale, en Malaisie, au Kenya, dans toutes sortes de zones de conflit. On ne compte même plus les décorations qu’il a reçues. Les Highlanders étaient son premier régiment, et donc quand j’ai appris qu’il était revenu s’installer en Écosse je lui ai écrit, je lui ai demandé s’il voulait bien venir s’adresser aux garçons. Il m’a répondu qu’il en serait ravi. Les garçons l’ont adoré, c’est un grand orateur, il est stimulant. Et j’ai cru que ça s’arrêterait là.

– Et ensuite ?

– Ensuite, j’ai appris qu’il invitait certains garçons dans sa propriété. Il leur proposait de leur enseigner les techniques de campagne, ce genre de chose. Rapidement, ils allaient presque tous passer leurs week-ends là-bas. Et au début, j’en étais ravi. Beaucoup de ces garçons n’étaient jamais sortis de Glasgow, je pensais que c’était une bonne chose qu’ils aillent à la campagne, qu’ils vivent de nouvelles expériences.

Il prit son verre sur le sol, but quelques petites gorgées.

– Et puis, il y a quelques semaines, Colin Kennedy, un des garçons, était en retard, il a raté le van qui les emmenait là-bas. Il est venu ici et il m’a demandé si je pouvais l’emmener, il était désespéré de rater son week-end chez Lindsay. J’ai donc accepté.

Il s’interrompit. Repoussa à nouveau ses cheveux en arrière.

– Et en arrivant là-bas, j’ai pris la mesure de ce qui se passait vraiment. Vous avez raison. Il entraîne une sorte d’armée privée. Avec ses propres uniformes, sa propre structure de commandement, entièrement dévouée à Lindsay. C’est comme s’il leur avait lavé le cerveau.

– J’ai vu ça.

– Vous voyez ce que je veux dire, alors. J’ai donc affronté Lindsay, je lui ai dit que je trouvais que tout ça allait trop loin.

– Et ?

– Et il est resté là, encadré par deux de mes garçons, impassibles avec leurs fichus tee-shirts DEFENS, et il m’a ordonné de sortir de sa propriété ou il appellerait la police. Je lui ai dit de ne pas être ridicule. Il a fait un signe de tête aux deux garçons, et ils m’ont expulsé par la force. Mes gars !

Il secoua la tête.

– Je n’en revenais pas. Ils ont fait comme s’ils ne me connaissaient pas, ils ne m’ont même pas adressé la parole. La moitié ne viennent même plus chez les Terrys. J’ai essayé d’en parler à mon commandant, mais il m’a répondu que je devais exagérer. Il a sous-entendu que je devais être jaloux que les garçons soient si proches d’un si grand soldat.

– Et Paul Watt était l’un d’eux ?

Meiklejohn acquiesça.

– Il est tombé les deux pieds dedans. Il a dû avoir l’impression de trouver enfin un foyer. J’ai essayé de lui ouvrir les yeux, mais il m’a rétorqué que je disais n’importe quoi, que l’armée britannique était une perte de temps.

– Mais alors, comment quelqu’un comme lui a-t-il pu se retrouver à fabriquer une bombe ?

Meiklejohn secoua la tête.

– Je n’en ai aucune idée. J’aurais pensé que c’était bien au-delà de ses capacités. Vous êtes sûr que c’est lui ?

McCoy et Wattie le laissèrent assis dans son bureau, lui promirent d’en rester là en ce qui le concernait et regagnèrent la voiture. McCoy repensait à ses déclarations.

– Vous le croyez ? demanda Wattie.

– Oui, dit McCoy. Et toi ?

Wattie acquiesça.

– Ouais.

Ils montèrent dans la voiture, et Wattie démarra. McCoy alluma une cigarette tandis qu’ils sortaient de la caserne et se dirigeaient vers le West End. Il avait une drôle de sensation au creux de l’estomac. Et s’ils avaient tout faux ? Ce n’était peut-être pas Paul Watt qui était l’artificier en réalité, la bombe avait peut-être explosé pendant qu’il la transportait, la mettait dans un sac ou autre. Et s’ils s’intéressaient à la mauvaise personne depuis le début ? Donny Stewart n’était peut-être pas un simple marin disparu. Peut-être était-ce un marin disparu qui continuait de fabriquer des bombes pour tuer encore plus de gens.