La fête foraine s’étalait sur une bonne partie de Glasgow Green. Manèges de chevaux de bois, soucoupes volantes, chenilles, autos tamponneuses, tir à la carabine, pêche au canard. À cela s’ajoutait le problème de la foule. Ça grouillait de groupes d’adolescents qui s’observaient, cherchaient la bagarre, se draguaient. De petits gamins aux yeux écarquillés étaient trimbalés par leurs parents, le visage rouge et collant de barbe à papa et de pomme d’amour, la tige d’un ballon tenue dans leur petite main potelée. Chaque attraction semblait passer une chanson différente. « Waterloo », « Metal Guru », « Billy, Don’t Be A Hero ». Il était tout à fait possible que Jamsie Dixon ait pris là son dernier repas. L’odeur de l’oignon frit et de l’huile chaude était partout où ils allaient, flottait sur toute la fête.
McCoy et Wattie erraient, un peu hébétés, cherchaient Patsy parmi les types à l’arrière des autos tamponneuses et qui sautaient de l’une à l’autre, ceux qui brandissaient des carabines à air comprimé et promettaient des lots aux passants. Ils mirent un certain temps à le repérer. Il était sur la chenille, circulait au milieu des nacelles en mouvement, en saisissait l’arrière pour les faire pivoter ; les filles hurlaient, riaient. Dieu sait comment il parvenait à rester debout et en vie.
Ils le regardèrent faire son numéro d’acrobate en attendant la fin du tour. Les nacelles ralentirent, finirent par s’arrêter, et les barres de sécurité se relevèrent. Les occupants se dirigèrent d’un pas chancelant vers l’escalier au bord du plateau pour regagner la terre ferme. McCoy réussit à crier « Patsy ! » dans l’intervalle entre la fin de « Drive-In Saturday » et le début d’un nouveau « Billy, Don’t Be A Hero », et Patsy les salua de la main.
– Pause dans dix minutes, Harry ! lança-t-il tandis que de nouvelles personnes s’installaient et qu’il abaissait les barres de sécurité.
McCoy hocha la tête et s’assit avec Wattie sur le bord d’un manège de chevaux de bois fermé. Il alluma une cigarette.
– Vous tentez votre chance ? dit Wattie en désignant du menton un stand de tir.
– Ça ne sert à rien. Les carabines sont toutes faussées.
– Ah bon ?
Wattie marqua un temps, puis imita des gloussements de poule en faisant des mouvements d’ailes avec les bras.
McCoy secoua la tête.
– Si tu crois que me traiter de poule mouillée va me convaincre de t’affronter au tir, tu as tout à fait raison, dit-il en se levant. Sors ton argent, Watson.
Le temps que Patsy prenne sa pause et les rejoigne, ils avaient perdu chacun quelques livres, et Wattie avait un gros ours jaune vif sous le bras et un grand sourire sur le visage.
Patsy montra l’ours.
– Me dites pas que vous êtes venus jouer aux cow-boys ?
McCoy secoua la tête.
– On a à te parler, Patsy. Y a un endroit où on peut aller ?
Patsy leur fit contourner les manèges par-derrière et les emmena au bord du fleuve. Il y avait là une dizaine de caravanes garées en une sorte de cercle. Patsy ouvrit la porte de l’une d’elles, blanche et argentée.
– C’est chez Tommy, il ne m’en voudra pas que je l’emprunte un petit moment. Sa dame est aux canards, ça doit être vide.
Wattie et McCoy y entrèrent et regardèrent autour d’eux. L’expression « un vrai petit palais » avait rarement trouvé aussi belle illustration que dans le cas présent. La caravane était impeccable. Banquettes en peluche marron, tapis et rideaux assortis, bibelots représentant des animaux ornant le rebord des fenêtres. Une table basse avec un bouquet de fleurs artificielles dans un grand vase. Rien ne traînait.
– Asseyez-vous, les gars, dit Patsy en désignant l’une des banquettes.
Ils s’exécutèrent, et Patsy s’assit sur celle d’en face, se pencha en avant et ouvrit un tiroir de la table basse, en sortit un cendrier d’onyx.
– Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il en allumant une cigarette.
– Tu n’as pas l’air très surpris de nous voir, dit McCoy.
Patsy sourit.
– Chez nous, on a l’habitude que les flics viennent nous voir.
– C’est ce qu’on est, alors, maintenant ? Des flics ?
Patsy haussa les épaules.
– Je sais pas, j’ai pas vraiment l’impression que tu sois là pour boire ce verre dont on avait parlé, je me trompe ?
– Bon, d’accord. Jamsie Dixon. Tu ne l’as pas seulement vu au pub le soir où il a été tué, pas vrai ? Il était ici ce soir-là.
– Comment tu le sais ? demanda Patsy, l’air surpris.
– Tu l’as dit : on est des flics. Qu’est-ce qu’il faisait ici ?
Patsy soupira.
– Il était venu encaisser.
– Encaisser quoi ?
– À ton avis ? De l’argent, tiens.
– De l’argent pour quoi ?
– Pour s’assurer que ces caravanes ne prennent pas feu mystérieusement au milieu de la nuit ou que les manèges ne soient pas sabotés. J’avais recueilli la part de tout le monde, j’avais rassemblé l’argent. C’est une bonne période pour nous, on gagne bien à cette époque de l’année. On ne peut pas se permettre de fermer en cas de sabotage, alors on préfère payer.
– Pour qui il encaissait ?
Patsy haussa les épaules.
– Je sais pas. Il nous a juste dit ce qui se passerait si on ne payait pas.
– Et tu l’as cru ?
– Bien sûr que je l’ai cru. Tu sais comment il était. Il gagnait sa croûte en tabassant les gens, en pétant des trucs. D’ailleurs, au cas où on aurait hésité, le manège des mômes, celui où vous étiez assis tout à l’heure, il a été saboté le soir où il est venu discuter. Les câbles d’alimentation ont été coupés. On a mis du sucre dans le réservoir.
– Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Patsy s’esclaffa.
– Je n’ai rien contre toi, McCoy, mais tous les autres flics à qui on a eu affaire nous ont traités comme de la merde. Pour eux, on est tous des menteurs et des voleurs. C’est toujours nous qu’on accuse en premier. Nous qui piquons les bonbons de vos mômes. C’était plus facile de ne pas t’en parler.
Il désigna Wattie d’un signe de tête :
– Lui, je le connais pas. Moins il en sait sur nos affaires, mieux c’est.
– Merci, dit Wattie.
– Le prends pas mal, mais c’est comme ça, mon gars. On n’est jamais trop prudent.
– Tu es sûr que tu n’as rien à voir avec sa mort ? demanda McCoy.
Patsy se signa.
– Promis juré.
– Si tu mens, Patsy, je le saurai et je reviendrai. Et je ne serai pas sympa.
Patsy hocha la tête, et Wattie et McCoy se levèrent pour partir.
– T’as un gamin ? demanda Patsy en montrant l’ours sous le bras de Wattie.
Wattie acquiesça.
– Un petit garçon.
– Lui donne pas ça, malheureux ! On les achète en Chine, une livre les vingt. C’est bourré d’agrafes et d’épingles, c’est super dangereux.
Ils ressortirent dans le bruit et les odeurs de la fête foraine. Wattie jeta l’ours dans la première poubelle venue.
– Heureusement qu’il m’a prévenu, dit-il. Mary m’aurait tué. On va où, maintenant ?
– Je crois que t’as terminé pour aujourd’hui. Rentre voir ton gamin.
– Qu’est-ce que vous allez faire, vous ?
– Tu peux me déposer en ville. J’ai rendez-vous avec un type des Renseignements. J’en ai, de la chance.