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Kenny Barnes était petit pour un flic, c’était un gars maigre et nerveux. Avec des cheveux châtains frisés. Il portait un costume rayé marron, une chemise marron et une cravate vert foncé. McCoy s’attendait à ce qu’il arrive de Londres, mais il descendait du train de Manchester, un sac de sport Adidas dans une main, un petit cigare dans l’autre.

– Ça va, mon gars ? dit-il en s’approchant de McCoy, avec un accent londonien pur jus. Le bar du train était fermé, je meurs de soif. J’ai la bouche sèche comme de la paille. On va où ?

McCoy pointa le doigt vers le bout de Waterloo Street.

– Y a un pub par-là, l’Admiral, leur bière n’est pas mauvaise.

Barnes hocha la tête, et ils avancèrent dans la rue, Barnes tirant sur son cigarillo.

– Vous étiez à Manchester ? demanda McCoy.

Barnes acquiesça.

– Hélas pour moi. T’es déjà allé là-bas ? Quelle ville de merde ! Pleine de Mancs, en plus.

Très drôle, songea McCoy.

– C’est là, dit-il avant de tirer la porte de l’Admiral.

L’odeur familière de la bière et du tabac leur parvint d’un coup, les bavardages des buveurs. Comme toujours, la clientèle de l’Admiral était un mélange d’employés de bureau buvant un verre avant de rentrer chez eux, d’usagers du train et de quelques habitués.

Barnes trouva une table près du mur sur le côté, et McCoy alla au comptoir. Il n’était pas là de gaieté de cœur. Selon son expérience, les agents des Renseignements se croyaient au-dessus du lot, au-dessus du flic lambda, et ils n’avaient pas peur de vous le faire savoir. Barnes semblait tout à fait dans cette ligne-là. Un fort en gueule, un rouleur de mécaniques. Le barman posa les pintes sur le comptoir, et McCoy les apporta à la table. Il se demandait comment réduire au maximum le temps qu’il passerait avec Barnes et son cigare puant.

– Merci, mon gars, dit Barnes en buvant une gorgée. J’en avais besoin.

– Qu’est-ce que vous faisiez à Manchester ? demanda McCoy, cherchant à engager la conversation.

– Un peu de ci, un peu de ça.

Très bien, songea McCoy. Si Barnes pensait que son travail était trop important pour qu’il en parle avec quelqu’un comme lui, cela voulait dire qu’il se tirerait de là plus vite.

Barnes sortit son paquet de Hamlet de sa poche, en prit un et commença à retirer la cellophane qui enveloppait le petit cigare.

– Bon, dit McCoy. Je suppose que vous savez déjà tout, mais je vous résume la situation. Pour l’instant, trois bombes ont explosé. Une accidentellement, dans un appartement – c’est celle qui a tué l’artificier présumé –, une dans la cathédrale, et la dernière, la plus grosse, à l’entrée de la brasserie Tennent’s Caledonian. Celle-là a fait trois morts et de nombreux blessés. L’attentat a été revendiqué par un groupe qui se fait appeler…

Il s’interrompit. Il venait de s’apercevoir que Barnes était assis au fond de sa chaise et le regardait en souriant.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda McCoy.

Barnes tira sur son cigare, cracha une épaisse fumée et agita la main pour la chasser de son visage.

– J’en ai rien à secouer qu’un cinglé fasse exploser une brasserie. Rien à carrer, mon gars. Plus vous vous faites péter la gueule les uns les autres, mieux c’est.

Il se pencha en avant, regarda McCoy droit dans les yeux.

– Moi, ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu fais passer des menaces de l’IRA à un collègue.

McCoy s’adossa au dossier de sa chaise. Il ne s’attendait pas à ça. Et pas question qu’il s’écrase face à cette petite merde. Il décida de passer à l’attaque.

– Qui est Paul McVeigh ? demanda-t-il.

– Paul McVeigh était une petite salope de l’IRA.

– Était ?

– Ouais, dit Barnes. Aujourd’hui, il est tout ce qu’il y a de plus mort. Cet enfoiré a eu ce qu’il méritait. Mais toi, tu vois peut-être pas les choses comme ça, hein, mon gars ?

– Qu’est-ce que vous faites ici, Barnes ?

– Je croyais avoir traité ce point-là, je croyais avoir été clair. Au cas où je me serais mal fait comprendre, je réexplique. Je suis ici pour te demander pourquoi tu joues les messagers pour l’IRA. Et je n’ai toujours pas la réponse à ma question.

– Je ne joue les messagers pour personne.

– C’est pas ce que dit Faulds. D’après lui, tu lui aurais dit de faire gaffe.

Nouveau nuage de fumée de cigare.

– Alors, d’où tu tiens cette information ?

McCoy eut soudain le sentiment d’être dans le pétrin, un sérieux pétrin. Barnes soupira.

– T’as des antécédents, mon gars, c’est pas la première fois qu’on s’intéresse à toi et à tes potes irlandais. L’année dernière, tu es allé jusqu’à Belfast pour assister à l’enterrement de Seamus Cooper, membre bien connu de la branche Belfast-Ouest de l’IRA. Le haut du panier. T’es même allé à la veillée pour présenter tes condoléances. T’as chanté « The Men Behind The Wire » avec les autres, il paraît. Qu’est-ce que tu foutais à un truc comme ça ?

– C’était un ami de la famille. Rien de plus. Et c’est faux, j’ai pas chanté.

– Ami de la famille, mon cul. Tu mens. T’as même pas de famille, juste une mère dingo à l’asile. Mais bon, raconter n’importe quoi, ça te fait pas peur, hein, McCoy ? T’as dit à Faulds que tu savais plus qui t’avait parlé de Paul McVeigh, pas vrai ?

McCoy resta silencieux. Barnes se pencha en avant.

– Pas vrai ?

McCoy acquiesça.

– C’est tout toi, ça, McCoy. Tu te prétends flic, mais tout ce que t’es, c’est un traître, un partisan de l’IRA et un menteur. Et là, tu recommences, tu te fous de ma gueule.

McCoy but une gorgée de sa pinte. La peur lui avait desséché la bouche.

– Quoi ? fit Barnes. Tu crois que je ne sais pas d’où tu tiens tes infos ?

Il secoua la tête.

– Je sais tout sur toi, McCoy. Retourne donc me chercher à boire avant que je décide de te casser la gueule pour mettre de l’ambiance.

McCoy se leva, se dirigea vers le comptoir. Il s’aperçut que ses mains tremblaient. Il commanda deux pintes et un double whisky. Il but le whisky cul sec avant de regagner la table. Barnes affichait un grand sourire lorsqu’il posa les pintes.

– T’es baisé, McCoy, dit-il. Je peux te broyer, si je veux. Je peux t’envoyer à Aldergrove et te confier aux gars du Special Boat Service. Ils t’emmèneront faire un tour à Black Rock dans un hélicoptère banalisé. Briser les petits traîtres de merde comme toi, c’est ce qu’ils savent faire le mieux. C’est tout ce que tu mérites.

– Vous vous trompez, dit McCoy. Je ne sais rien, ni sur l’IRA ni sur Paul McVeigh. Faulds est un copain. Je voulais seulement l’aider, le mettre en garde.

Il s’aperçut de la stupidité de ses propos. Il ne se serait pas cru à la place de Barnes. Il ne savait plus quoi dire.

– Tu sais ce que je pense de ça ? dit Barnes. Je pense que c’est des conneries. Il n’y a qu’un moyen pour toi de t’en sortir, McCoy.

– Lequel ?

Barnes sourit.

– C’est simple. Tu retournes voir ton pote Cooper, tu te débrouilles pour savoir tout ce qu’il sait sur Paul McVeigh, et tu reviens me raconter.

– Je ne crois pas que Cooper sache quoi que ce soit, il n’est pas…

McCoy s’interrompit. Barnes avait son index sur ses lèvres.

– Chut… J’ai pas envie d’écouter tes bobards. Fais parler Cooper, ou t’es fini. T’as pas lu le journal ? Toi et tes petits copains, vous faites péter des bombes à Londres et à Birmingham. C’est pas gentil, vous effrayez la population. Le séparatisme irlandais n’est pas très populaire auprès des magistrats en ce moment, et un officier de police qui fait le sale boulot de l’IRA, ça risque de ne pas leur plaire. Ils vont t’envoyer en taule pour des années. Des années. Tu comprends ce que je dis ?

McCoy acquiesça.

– « Oui, monsieur Barnes, je comprends », dit Barnes. Dis-le.

– Oui, monsieur Barnes, je comprends, répéta McCoy, se sentant impuissant.

Barnes se leva.

– Je sais pas pourquoi, mais menacer les gens me file toujours la gaule. T’as de la chance, t’es pas mon genre. Où faut-il aller pour trouver une pouffe avec des gros seins qui aime qu’on lui ramone le couloir aux lentilles ?

– À Blythswood Square. En haut de la côte.

Barnes sortit du pub, laissant traîner derrière lui une odeur de cigare bon marché.

McCoy resta assis là une bonne demi-heure, à boire, à tenter de se calmer. De toutes les choses qu’il avait faites qui risquaient de lui attirer des ennuis, parler à Faulds était la dernière sur laquelle il aurait parié. Il pensait rendre service à Faulds, pas se condamner à une vie d’indic. En plus, c’était voué à l’échec. Cooper ne s’intéressait pas à la politique, ce n’était pas son truc. Il ne savait rien des agissements de l’IRA, et il s’en foutait.

Quelle que soit la manière dont il considérait sa situation, il était baisé. Il était facile pour Barnes de faire passer quelques coïncidences pour des choses bien plus sombres, et il n’y avait pas lieu de penser qu’il s’en priverait si McCoy ne lui donnait pas satisfaction.

Il avait peut-être intérêt à parler à Faulds, mais si celui-ci le prenait pour un sympathisant de l’IRA, il était possible qu’il refuse de l’écouter. Se tourner vers Murray n’était pas envisageable. Il pouvait éventuellement demander à Cooper de se renseigner auprès de ses oncles, de lui fournir des informations à donner. Mais ça ne s’arrêterait pas là, il le savait, ça ne marchait pas comme ça. Une fois qu’ils vous tenaient, ils vous pressaient comme un citron.

Plus il y réfléchissait, plus il se disait qu’il fallait se débrouiller pour parler à Faulds. Manifestement, celui-ci avait alerté un contact aux Renseignements sitôt après sa discussion avec McCoy. Comment se faisait-il qu’il ait ses entrées dans ce service ? Cooper avait peut-être raison, Faulds avait peut-être été plus qu’un simple flic à Belfast. McCoy savait une chose : tenter de le découvrir était son seul espoir.