33

McCoy ne dormit pas beaucoup, tourmenté toute la nuit par ses pensées sur Faulds et Barnes. Il abandonna vers six heures du matin, se prépara une tasse de thé et regarda le soleil se lever au-dessus des grues en bas de la rue. Il décida de rédiger une liste de ce qu’il avait à faire ce jour-là.

Trouver Faulds et régler cette affaire.

BOMBES !

Parler à Stewart, voir si Lindsay est réveillé.

Prochaines cibles possibles ? Autres brasseries en ville ?

Il reposa son stylo et resta assis à la table de la cuisine, le regard perdu dans le vague. De nombreux sujets le laissaient perplexe. Lindsay et Donny Stewart, les bombes. Les projets de Cooper, son implication ou non dans le meurtre de Jamsie Dixon. Il s’interrogeait en souffrant de l’estomac.

Soudain, une idée lui vint. Si Patsy et les forains avaient payé Jamsie Dixon ce soir-là, où était l’argent ? Il ne l’avait pas sur lui quand on l’avait trouvé, il avait un portefeuille mais pas d’argent dedans. Patsy ne disait peut-être toujours pas toute la vérité, ils l’avaient peut-être payé puis attendu dans la cour de son immeuble, où ils l’avaient tué avant de reprendre l’argent. Ça se tenait, mais si c’était ce qui s’était passé, pourquoi Cooper était-il si certain que ce soit Billy qui ait fait le coup ? Il n’était toujours pas totalement sûr que Cooper soit hors de cause. Pour une enquête qui avait commencé sans suspects, ils étaient bien nombreux à présent.

Il allait devoir laisser Wattie se débrouiller seul ces prochains jours. Les individus concernés par cette affaire n’allaient pas s’envoler, et il fallait qu’il s’occupe de Faulds et de Lindsay, et vite. Il termina son thé, rinça sa tasse dans l’évier, enfila sa chemise et se chaussa. Mit dans sa poche la bouteille de Pepto-Bismol qu’il avait achetée et sortit.

Gardner Street était calme, peu de gens étaient levés. Il descendit la côte. Le soleil commençait à chauffer, le printemps était bel et bien là. Il acheta un paquet d’Embassy au petit magasin à l’angle de Dumbarton Road, réussit à prendre un taxi qui déposait quelqu’un à Patrick Station. Il demanda au chauffeur de l’emmener à Tobago Street.

Il avait été affecté au commissariat Est à ses débuts. Il avait détesté travailler là-bas. Ce commissariat était plein d’agents qui se faisaient soudoyer pour regarder ailleurs, à commencer par le partenaire qu’on lui avait assigné, Bernie Raeburn. Il était devenu détective privé, profession dans laquelle il devait être aussi nul que dans celle de policier. McCoy alluma une cigarette et, assis au fond de la banquette, regarda Glasgow défiler sous le soleil en se demandant ce qu’il allait dire à Faulds. Ils avaient été d’assez bons copains avant le départ de Faulds pour Belfast, il pensait qu’ils l’étaient toujours. Il aurait cru qu’il serait venu lui parler en cas de problème, plutôt que de courir alerter les Renseignements. Comme quoi, on pouvait se tromper.

Le taxi s’arrêta dans Tobago Street, et il descendit, regarda son ancien lieu de travail. Le bâtiment semblait au bout du rouleau, le bruit courait qu’on allait fermer le commissariat pour plusieurs années. Ce n’était pas McCoy qui le regretterait. Il était sur le point de pousser la porte quand celle-ci s’ouvrit brusquement. Callum, son ancien sergent de l’accueil, apparut.

– Ça va, Callum ?

Il ne s’attendait pas à grand-chose, mais une réponse aurait été la bienvenue. Aucune ne venait. Callum se contentait de le toiser avec mépris.

– T’es gonflé de te montrer ici, McCoy, dit-il. Qu’est-ce que tu veux ?

– Je cherche Faulds, se contenta de répondre McCoy, sans lui faire le plaisir de céder à sa provocation.

Callum était l’un des pires de la bande, il avait une grande et belle maison à Bishopbriggs, que son salaire de policier ne lui aurait pas permis d’acheter en un million d’années.

– Il est parti pour London Road y a dix minutes. Il a dit qu’il allait manger un morceau.

McCoy s’apprêtait à le remercier, mais Callum avait déjà refermé la porte.

On aurait dit que tout le monde l’avait dans le nez en ce moment, songea McCoy en se dirigeant vers London Road. Et Callum était loin d’être celui qui lui en voulait le plus. Connaissant Faulds, il devait être à la recherche d’un petit déjeuner traditionnel, et il n’y avait qu’un endroit pour ça dans le quartier : le Milk Churn. Du point de vue de McCoy, le Milk Churn avait été le seul aspect positif de son expérience au commissariat Est. Ce petit café, une ancienne crémerie, servait de la soupe, des sandwichs et un excellent petit déjeuner traditionnel. Tenu par deux sœurs, il était ouvert tous les jours, toute la journée.

McCoy avait vu juste. En approchant, il aperçut Faulds assis à la table derrière la vitre. Devant lui, se trouvaient un petit déjeuner complet à moitié terminé et, calé sur des bouteilles de sauces, un Daily Record ouvert à la page des sports. Il portait à sa bouche un toast quand il regarda dehors et vit McCoy sur le trottoir d’en face. McCoy lui adressa un salut de la main auquel il ne répondit pas. Il se contenta de reposer son toast et d’attendre que McCoy entre dans le café.

– Il faut qu’on parle, Hughie, dit McCoy en s’asseyant.

Faulds le regarda fixement.

– Je n’ai rien à te dire, répliqua-t-il avant de retourner à son journal.

– Harry ! Ça fait une éternité.

McCoy se retourna. C’était Lena, l’une des deux sœurs, elle se tenait près de la table.

– Un thé, du lait, deux sucres ? demanda-t-elle.

McCoy acquiesça et attendit qu’elle soit retournée derrière le comptoir pour s’adresser à nouveau à Faulds.

– Écoute-moi, au moins. Ton copain Barnes a l’air de penser que je suis une espèce de sbire de l’IRA, et il m’a menacé des pires horreurs si je ne lui fournissais pas des infos sur eux. J’ai autant de chances de lui donner satisfaction que d’aller sur la lune en battant des bras. Alors, tu veux bien me dire ce qui se passe, bordel ?

Faulds le dévisagea.

– Hughie, merde ! Aide-moi. S’il te plaît.

Faulds réfléchit quelques secondes. Acquiesça.

– Pas ici. Bois ton thé et rejoins-moi à Glasgow Green, sur le petit pont suspendu, dans dix minutes.

McCoy allait lui demander pour qui il le prenait – pour James Bond ? –, mais Faulds était déjà parti. Son thé arriva, et il prit une tranche de bacon dans l’assiette de Faulds et la mit dans sa bouche. Il se demanda dans quoi il s’était embarqué cette fois-ci.

 

Faulds se tenait au milieu du pont, accoudé à la balustrade, il contemplait l’eau. Derrière lui, les quelques immeubles de Gorbals encore debout étaient perdus dans une mer de poussière et de gravats.

– Désolé pour ça, dit-il à l’approche de McCoy. Je ne voulais pas que quelqu’un du commissariat se pointe.

Il tendit sa main à McCoy, qui la lui serra, ne comprenant pas très bien ce qui se passait.

– Je suis désolé pour l’autre jour, dit Faulds. Tu m’as fait peur, je n’ai pas très bien réagi.

– C’est pas grave. Je voulais seulement te dire d’être prudent.

Faulds hocha la tête. En le regardant plus attentivement, McCoy s’aperçut qu’il avait maigri et avait des cernes sombres sous les yeux. Il ne semblait pas en forme. Il avait l’air d’un homme inquiet.

– Alors, qui était Paul McVeigh ? lui demanda-t-il.

Faulds inspira. Puis il commença.

– Paul McVeigh était un enfoiré, un enfoiré très dangereux. Haut placé dans la brigade de Belfast. Il était à la sécurité interne. C’était lui qui décidait qui n’avait pas respecté les règles, qui était une balance et ce qu’il fallait lui faire. Il avait les pleins pouvoirs et il prenait son travail un peu trop à cœur. Il était toujours ravi de passer quelqu’un à tabac, de lui faire exploser les rotules ou pire.

Il sortit ses cigarettes, en proposa une à McCoy, la lui alluma et alluma la sienne.

– Quand j’étais encore à Belfast, un indic m’a dit qu’il devait voir un jeune qu’ils accusaient de fournir des infos à l’ennemi. Il devait lui indiquer le lieu et la date du rendez-vous pour son pseudo-procès.

– Quoi ?

– C’est comme ça qu’ils procèdent. On te dit quand et où ça doit se passer, avec une bonne semaine de préavis pour que tu te chies dessus avant la chose.

– Sympa.

– Bref, l’armée cherchait à mettre la main sur McVeigh, ils ne le trouvaient pas, alors je leur ai répété ce que l’indic m’avait dit. Qu’il devait être dans Beechmount Drive à huit heures. Je pensais que je n’en entendrais plus parler.

– Mais ça n’a pas été le cas.

Faulds secoua la tête.

– Ce soir-là, j’ai été appelé pour un différend conjugal dans Clowney Street, pas loin de l’angle de Beechmount Drive. Un couple qui s’engueulait, comme d’habitude, tous les deux bourrés. J’ai terminé mon intervention vers huit heures moins dix, alors j’ai décidé d’aller au bout de la rue, pour voir. J’arrive là-bas, personne, ni soldats, ni flics. Ils doivent se planquer, je me dis, ils doivent être en embuscade. Alors je me mets au bout de la rue, près de l’allée qui longe l’arrière des maisons, et j’attends. Il est maintenant près de huit heures, et je me demande ce qui se passe. Toujours personne. Et là, je vois McVeigh qui descend la rue, fier comme un paon. Au même moment, une Granada blanche arrive en faisant crisser ses pneus dans le virage. Elle s’arrête, un type en bondit, en civil, les cheveux longs, il se met en position de tir, les deux mains serrées sur la crosse d’un revolver, et il abat McVeigh d’une balle dans la tête. Ensuite, il court jusqu’à lui, il sort un deuxième flingue de sa veste, il le lui met dans la main et il tire vers le sol. Il laisse le flingue dans la main de McVeigh, il retourne à la voiture en courant, et ils repartent sur les chapeaux de roue. Toute la scène a peut-être duré une minute maximum. Tout de suite après, la rue se remplit de flics et de soldats qui s’approchent de McVeigh. Moi, je comprends rien, alors je fais demi-tour et je me taille.

Il s’interrompit, regarda un instant les avironneurs monter dans leurs embarcations devant le hangar à bateaux, jeta son mégot dans le fleuve.

– Le truc bizarre, c’est que, tu sais, le tireur ? Je l’ai entendu crier à ceux qui étaient dans la voiture de démarrer. C’était un Anglais, avec un accent snob. Il parlait comme les mecs de Sandhurst qu’ils envoient là-bas de temps en temps. Et comme par hasard, le lendemain je reçois la visite d’un autre snob anglais. Il se présente comme un membre des services de sécurité britanniques. Il m’informe qu’on m’a vu dans Beechmount Drive. Il refuse de me préciser qui. Il me demande ce que j’ai vu, je le lui dis, et il me répond que je me trompe. Que McVeigh a tiré d’abord sur une patrouille de l’armée, et qu’ils ont répliqué. Il me regarde. Il me redemande ce que j’ai vu, je lui dis que j’ai vu McVeigh tirer sur une patrouille de l’armée et qu’ils ont répliqué. Là, il sourit, il me donne une tape dans le dos, et il me dit que tant que c’est ce que j’ai vu, je n’ai rien à craindre.

– C’était qui, ce type ?

Faulds haussa les épaules.

– Je ne connais pas son identité, mais j’ai mon idée.

– Et ?

– Il y a des rumeurs qui courent depuis un moment sur une division secrète de l’armée en Irlande du Nord. Des militaires d’élite, mais en civil, qui vivent à l’écart de la base. Qui accomplissent des missions sans avoir à se justifier.

Faulds sourit.

– Mais si tu interroges des responsables officiels, on t’affirmera qu’ils n’existent pas. Qu’ils n’ont jamais existé, n’existeront jamais.

– Merde.

– Deux jours plus tard, ma voiture explose pendant que je suis encore chez moi, une défaillance du détonateur au mercure, d’après l’enquête. Il s’avère que l’IRA pense que c’est moi qui ai mené l’unité de l’armée à McVeigh. Me voilà devenu l’ennemi numéro un. Je fais donc une demande pour revenir ici, et on me donne un contact aux Renseignements.

– Barnes ?

– Barnes.

– Et donc, quand je t’ai dit que…

– J’ai pété les plombs. Je l’ai appelé. J’étais terrifié. Je le regrette.

– Et donc, maintenant, on est foutus tous les deux.

– Je suis désolé, Harry, j’ai paniqué. Je vis avec la trouille au ventre. J’ai été témoin d’un meurtre de sang-froid, et ça ne plaît pas à ses auteurs. Un jour, tes freins ne fonctionnent plus, tu te fais renverser en traversant la rue. J’ai une femme, deux enfants.

Faulds tremblait à présent, ses yeux étaient remplis de larmes. Il se les essuya, alluma une nouvelle cigarette.

– Je ne sais plus quoi faire. Soit l’IRA va me buter pour avoir piégé McVeigh, soit les militaires vont faire en sorte que je ne dise jamais à personne ce que j’ai vu.

Il sourit.

– Oui, on est foutus tous les deux.

McCoy secoua la tête.

– Non, dit-il. On va s’en sortir. Je sais pas comment, mais on va se démerder, d’accord ?

Faulds hocha la tête.

– D’accord.

McCoy le laissa là et repartit en direction de Glasgow Green. Le parc était bondé. Des enfants couraient, des gens promenaient leur chien, de petites filles jouaient à l’élastique. Patsy et ses copains préparaient les manèges pour la soirée. Tout était normal.

Il contourna la fête foraine, s’arrêta près de l’obélisque et alluma une cigarette. Il s’efforçait de ne pas penser au fait qu’il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il allait les sortir, Faulds et lui, du pétrin dans lequel ils étaient.