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McCoy se pressa de remonter la côte en direction de l’hôpital. Il arriva essoufflé, il fumait trop. Il aurait dû appeler le commissariat et prévenir Murray ou Wattie, mais il était trop excité, il ne voulait pas perdre de temps. Tout s’était mis en place dans sa tête à la seconde où il avait vu le blason. Lindsay, les garçons, l’attentat.

Il laissa une ambulance s’engager dans la voie des Urgences et traversa l’allée pour emprunter la grande entrée principale. Il parcourut le panneau des yeux en tentant de se rappeler le service où était hospitalisé Lindsay. Il le reconnut. Le John Slater. Au deuxième étage. Il se joignit à la foule qui attendait devant les ascenseurs, contint son impatience.

À côté de lui se trouvait une petite bonne femme avec une boîte de chocolats Milk Tray. Elle lui sourit.

– C’est ses préférés, au Papi. C’est les seuls qu’il peut manger sans son dentier.

McCoy lui rendit son sourire, se demanda pourquoi c’était toujours à lui qu’on s’adressait pour dire ces trucs-là.

L’ascenseur arriva, et tous s’y entassèrent. McCoy regarda grimper les chiffres lumineux des étages, descendit au deuxième. Il reconnut le service, gagna la chambre de Lindsay.

Lindsay était assis dans son lit, un stylo à la main, le Times ouvert devant lui à la page des mots croisés. Son garde du corps se leva de son fauteuil pour faire face à McCoy.

– C’est bon, Crawford, dit Lindsay. Rassieds-toi.

Le garde du corps s’exécuta. Il avait l’air déçu, comme s’il aurait bien aimé se farcir McCoy.

Lindsay posa son journal sur le côté, lissa ses couvertures.

– Vous revoilà. Et que me vaut le plaisir, cette fois ?

– Je sais, dit McCoy. Je sais qui vous êtes.

Lindsay parut perplexe.

– Oui… C’est exact.

– Et je sais ce que vous avez fait.

Lindsay regardait McCoy comme s’il était fou. Il ôta ses lunettes.

– De quoi parlez-vous, bon Dieu ?

– Tous ces jeunes soldats. Les bombes. C’est vous, n’est-ce pas ?

Lindsay semblait perdu.

– Il va falloir m’aider, là, dit-il. J’ai l’impression qu’il y a un malentendu.

McCoy désigna du menton le jeune garde du corps.

– Le truc écrit sur le tee-shirt de vos gars, DEFENS. Ça figure sur les armoiries de l’Écosse.

Le garde du corps regarda le mot écrit en bleu sur son tee-shirt comme s’il le découvrait.

– Ce truc, comme vous l’appelez, dit Lindsay, c’est un mot latin signifiant « défendre ». Et pour une fois, vous avez raison, il figure bel et bien sur les armoiries de l’Écosse. Mais ce que cela a avoir avec…

– Les Fils des 51, ou je ne sais quel autre nom idiot vous avez donné aux journaux, c’est vous et vos hommes. Donny Stewart et Paul Watt fabriquaient des bombes pour vous, n’est-ce pas ?

Lindsay ne répondit pas, il se contentait de le regarder comme on regarde un enfant particulièrement bouché ne comprenant pas un basique problème de maths. Un mélange de déception et de compassion. Il secoua la tête.

– Pour la centième fois, peut-être, je ne connais personne du nom de Donny Stewart. Combien de fois encore il va falloir vous le répéter pour que ça rentre dans votre crâne épais ? Et si vous m’imaginez à la tête d’une espèce d’armée terroriste écossaise, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Je suis un colonel de l’armée britannique – une institution dont je fais partie depuis que je suis adolescent et à laquelle j’ai voué ma vie.

– Ça ne veut rien dire. Votre formation militaire est idéale pour ce genre de truc.

Lindsay secoua la tête, la colère le gagnait.

– Enfin, quoi ! Je suis dans les Highlanders, bon Dieu ! La devise des Highlanders est Cuidich ’n Righ, c’est-à-dire « Défends le Roi ». On est loin de l’idée ridicule de faire sauter une brasserie !

McCoy commençait à avoir l’impression d’être en train de perdre le deuxième round également. Lindsay se drapait dans sa dignité, il ne se comportait pas du tout comme un homme confronté à sa culpabilité.

– Quant à DEFENS, et je ne sais même pas pourquoi je prends la peine de vous l’expliquer, le mot figure aussi sur les armoiries du Royaume-Uni. C’est pour ça qu’il est sur le tee-shirt des garçons. C’est un hommage à notre monarque actuel, Élisabeth II. Une femme que je respecte plus que toutes les autres et que je suis honoré de servir.

McCoy resta planté là sans rien dire. Si l’intention de Lindsay était de le faire passer pour un con, c’était réussi. Il ne savait pas quoi répondre. Rien ne s’était passé comme prévu. Il était sur le point de retourner à la charge quand Lindsay s’enfonça dans ses oreillers. Il avait l’air fatigué, il était pâle, comme si le feu qui l’animait s’était soudain éteint. Il grimaça de douleur en s’efforçant de prononcer ces mots :

– Maintenant, je vous suggère de nous laisser, McCoy, et d’emporter vos accusations calomnieuses avec vous. Je vous préviens : si j’apprends que vous les avez répétées à quelqu’un, je contacterai l’un de vos supérieurs, qui, je l’espère, sera moins simple d’esprit que vous, et je vous ferai renvoyer, et ensuite je vous traînerai en justice jusqu’à ce que vous n’ayez plus un sou.

Puis il poussa un grognement, saisit soudain un bassin en carton sur le casier et le fit tomber. Le jeune garde du corps se précipita pour le ramasser et le lui tint sous le menton tandis qu’il y vomissait de la bile verdâtre. Le garçon lui essuya la bouche, lui dit que ça allait passer, que ça allait aller. Lindsay acquiesça et regarda McCoy.

– Allez, tirez-vous avant que je demande à Crawford de vous faire voir trente-six chandelles.

McCoy sortit de la chambre. Alors qu’il refermait la porte, il entendit Lindsay vomir à nouveau. Il fouilla ses poches à la recherche de ses cigarettes. Il se sentait comme quand il était gamin, quand le prêtre ou un des frères lui criait après. Idiot et honteux. Il alluma une cigarette et tira une longue bouffée, tenta de se calmer.

Il avait cru tout comprendre, mais Lindsay avait réponse à tout. Et l’ennui, c’est que ses explications étaient plausibles.

Il se retourna. Le Dr Basu était là.

– Vous étiez perdu dans vos pensées, dit celui-ci en souriant. Je ne voulais pas interrompre votre réflexion. Vous êtes allé voir M. Lindsay ?

McCoy acquiesça.

– Il n’était pas très content de me voir. Il m’a envoyé promener.

Basu sourit.

– Oui, il a fait la même chose avec une infirmière ce matin. La malheureuse était au bord des larmes. Mais bon, difficile de lui en vouloir, il souffre beaucoup.

– J’imagine. Ça doit être affreusement douloureux, une amputation.

– Ce n’est pas agréable, c’est le moins qu’on puisse dire. Et il n’avait vraiment pas besoin de ça en ce moment, mais à vrai dire, ce n’est pas grand-chose au regard de son état.

– Son état ?

– Ah, je croyais que vous étiez au courant.

– Au courant de quoi ?

Basu parut un peu penaud.

– Je ne suis pas censé vous parler du dossier médical de M. Lindsay. C’est contraire à la déontologie. Pardon.

– J’enquête sur les attentats, des attentats qui ont déjà tué quatre personnes et en ont blessé beaucoup plus. J’ai besoin d’en savoir le plus possible sur M. Lindsay.

– C’est un suspect ?

McCoy acquiesça.

– Et moi non plus, dit-il, je ne suis pas censé vous dire tout ça, donc on est quittes.

– Il a un cancer, dit le Dr Basu. Un cancer du foie inopérable. On est dans les derniers stades. Il vient ici depuis quelques mois, je fais ce que je peux pour lui. Ce n’est pas un chemin facile, mais il faut reconnaître que son fils est formidable, il est présent pour tous ses traitements. Il est toujours avec lui.

– Son fils ?

Le Dr Basu fit un signe de tête en direction de la porte.

– Crawford Lindsay.

– Je n’avais pas compris que c’était son fils.

McCoy repensa à la façon dont le jeune homme avait aidé Lindsay alors qu’il vomissait. Tout s’expliquait.

– Combien de temps il reste à Lindsay ? demanda-t-il.

Le Dr Basu sourit.

– La question que tous les médecins détestent.

Il réfléchit un instant.

– Environ un mois, je dirais. Il a arrêté tous les traitements agressifs il y a une quinzaine de jours. À vrai dire, ils n’étaient plus efficaces. Il bénéficie aujourd’hui de soins purement palliatifs. Il survit grâce à la morphine et aux cornflakes.

– Bon sang. Je l’ai vu il y a deux jours, et il avait l’air en pleine forme.

– Oui. C’est un homme remarquable. Sans cette amputation, il ne serait pas ici. Il vivrait normalement, je suppose, enfin, aussi normalement que possible. Je me demande bien comment il a tenu jusqu’ici. Sa force de caractère, je pense. Mais l’amputation lui a mis un coup, elle lui a enlevé le peu de forces qui lui restaient. Je crois qu’il a fini par se résigner à ce qui lui arrive.

Le Dr Basu dit au revoir à McCoy et s’éloigna dans le couloir. McCoy le suivit du regard. Il ne restait plus guère de doutes. Lindsay était en train de mourir, souffrait beaucoup. Dans son état, il était impossible qu’il tente d’orchestrer une série d’attentats. Il le plaignait presque. On ne souhaitait un cancer du foie à personne.

Il se dirigea vers les ascenseurs. Le problème, c’est que si Lindsay et ses gars n’étaient pour rien dans les attentats, McCoy se retrouvait à la case départ. À la case départ, et sans aucune idée de la direction à donner à son enquête. Il appuya sur le bouton de l’ascenseur. Attendit. Fit courir sa langue dans sa bouche desséchée. La vache, il avait soif.