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La pièce n’était pas grande, dans les trois mètres sur trois. Pas de fenêtres, comme l’avait dit Tommy, et sombre. McCoy chercha l’interrupteur à tâtons, l’actionna. Une lumière vive. Il entendit Faulds derrière lui souffler un « putain » et entra.

Le sol était entièrement recouvert de photos, sur trois ou quatre couches, certaines déchirées, certaines en piles. Elles étaient partout, on n’apercevait le parquet que par endroits. Impossible de ne pas marcher dessus. McCoy baissa les yeux. Il avait le pied droit sur la photo d’un jeune Noir attaché sur ce qui ressemblait à un cheval d’arçon, le dos lacéré et ensanglanté. Le gauche était sur une planche-contact montrant de nombreux gros plans légèrement différents, des cordes liant le bras de quelqu’un, si serrées qu’elles s’enfonçaient dans la chair.

Il releva rapidement les yeux, le cœur battant, pris de vertiges, mais il n’y avait pas d’échappatoire. Les photos recouvraient également les murs. Toutes, des images de jeunes hommes en train de souffrir, ligotés, torturés, en sang. McCoy s’efforça de respirer lentement, de se calmer. Il y avait des Noirs, des Asiatiques et de nombreux jeunes Blancs, certains en uniforme, du moins ce qu’il en restait ou ce que les taches de sang en laissaient voir.

McCoy sentait son estomac grouiller, il s’accrochait pour ne pas vomir. Des cartons débordant de planches-contacts étaient alignés le long des murs. Encore de la douleur, encore du sang. Il y avait deux chaises de salle à manger, l’une recouverte de bobines Super 8 dans leur étui rond et jaune. L’autre servait de support à un projecteur. Sur le mur du fond, on lisait une inscription écrite avec ce que McCoy espéra être de la peinture rouge.

McCoy poussa Faulds et sortit en courant, il réussit à trouver des toilettes avant de vomir. Il se nettoya, s’aspergea le visage d’eau froide et retrouva Tommy dans le couloir. Il sortit ses cigarettes et en alluma une. Il entendait Faulds se déplacer dans la pièce. Le projecteur se mit à ronronner, et une lumière blanche se déversa par l’interstice en bas de la porte.

– Qu’est-ce qu’y a, là-dedans ? demanda Tommy.

– Des photos, dit McCoy. Des photos de gens torturés.

– Jésus, Marie, fit Tommy en se signant. Moi, je me barre. Je veux pas voir ça.

McCoy le regarda s’éloigner, il aurait voulu pouvoir en faire autant. Sur quoi venaient-ils de tomber ? Certaines photos semblaient anciennes, commençaient à être décolorées, à jaunir. Depuis combien de temps tout cela durait-il ? Le ronronnement cessa, la lumière s’éteignit, et Faulds sortit, blême, quelques photos à la main.

Il s’avança et se mit à donner des coups de pied dans le mur. Du plâtre commença à tomber, mais il continua jusqu’à épuisement. Il s’arrêta, le front transpirant, ramena ses cheveux en arrière. Il avait l’air hagard.

– J’ai besoin de boire un coup, dit-il.

 

Quelques instants plus tard, ils étaient assis à la table de la salle à manger. Devant eux, deux verres en cristal remplis de whisky et une carafe. Faulds but d’un trait la moitié de son verre. Son visage était encore tout blanc, sa main tremblait.

– Je n’ai jamais rien vu de pareil, Harry, dit-il. Jamais de toute ma vie. Bon Dieu…

Il fallait que McCoy pose la question, même s’il n’était pas sûr de vouloir connaître la réponse.

– Qu’est-ce qu’il y avait sur la bobine ?

Faulds secoua la tête.

– Va savoir. Apparemment, les images ont été tournées il y a longtemps. C’est une pièce, on aperçoit l’extérieur par la fenêtre, ça ressemble à l’Afrique ou un endroit comme ça.

Il but une nouvelle gorgée de whisky.

– Tout ce qu’on voit, c’est un jeune Noir dans un état pitoyable, il a l’air d’avoir reçu des coups de poing ou des coups de pied, il a le visage tuméfié. Il est attaché sur une espèce de croix, une croix en bois. Il est nu, et un soldat, un jeune, en uniforme britannique, apparaît avec une énorme pince à la main.

Faulds regarda la table.

– Il chope les couilles du mec avec et il les lui écrase. Il n’y a pas de son, mais on voit le type crier. Le soldat continue de serrer, puis il tire la pince vers lui, et là, y a un jet de sang…

Faulds releva les yeux vers McCoy :

– Je n’ai plus été capable de regarder.

– Putain. Un soldat de l’armée britannique ? T’es sûr ?

Faulds acquiesça. Poussa une photo vers lui. McCoy n’avait pas envie de la regarder mais il savait qu’il le fallait. C’était à nouveau un Noir, plus âgé celui-là. Il gisait avachi sur le sol de ce qui ressemblait à une cellule, il baignait dans une mare de sang. Il était encadré par deux types en uniforme, des jeunes, ils souriaient, l’un avait son pied sur la tête du Noir. Ils posaient devant la caméra, un court fouet à la main. McCoy retourna la photo. Il y avait une inscription au dos.

 

Manyani, avril 1956

 

– Manyani ? dit McCoy. C’est où, ça ?

Faulds haussa les épaules.

– Quelque part en Afrique ?

Il donna à McCoy une autre photo.

Difficile de distinguer ce qu’elle montrait, elle était un peu floue. Ça ressemblait à un petit village, avec des cases. Sur le côté, on voyait un tas de quelque chose. McCoy pensa d’abord à du bois à brûler, il regarda de plus près. C’étaient des bras et des jambes enchevêtrés.

Il posa la photo, tenta de ralentir sa respiration, avala son whisky. Il retourna la photo.

 

Batang Kali, avril 1948

 

– C’est quoi, tout ça ? dit-il. Qu’est-ce que Lindsay fout avec ces photos ?

– C’est pas le plus bizarre, dit Faulds. J’ai trouvé ça, aussi.

Il tendit une autre photo. Celle-là avait l’air bien plus récente. Un homme se tenait jambes et bras écartés contre un mur de brique, debout sur la pointe des pieds. En slip, avec un gros casque audio sur les oreilles. Il avait les cheveux longs, des marques de coups sur le corps. McCoy retourna la photo.

McCoy leva les yeux vers Faulds.

– Je connais Brendan Shaughnessy, dit celui-ci. Il fait partie de la brigade d’Armagh. Je l’ai arrêté une fois pour conduite en état d’ivresse, figure-toi.

Il tapota la photo :

– Qu’est-ce qu’une photo de Brendan Shaughnessy fout là ? Et qu’est-ce qu’ils sont en train de lui faire ?

McCoy secoua la tête.

– Je ne sais pas ce que c’est que tout ça ni quel est le lien avec Lindsay. Il faut que quelqu’un qui connaisse l’armée britannique ou l’histoire militaire vienne y jeter un coup d’œil.

– Tu penses que c’est Lindsay qui a pris les photos ?

McCoy réfléchit.

– C’est possible. Il faudrait qu’il ait au moins cinquante-cinq ans.

Le téléphone sonna.

Ils se regardèrent. Ils avaient oublié qu’ils attendaient qu’on les rappelle. Ils se pressèrent de regagner le salon, et McCoy décrocha. Écouta.

– C’est vrai ?

Il regarda Faulds, sourit, leva les bras d’un air victorieux.

– C’est formidable. Bien joué. Écoute, Wattie, j’ai besoin que tu trouves quelqu’un à l’université qui connaisse l’armée ou l’histoire militaire récente, et que tu me l’envoies fissa. Nish, la vedette de la fluviale, la totale, d’accord ?

Il écouta à nouveau.

– Super.

Il raccrocha.

– Je comprends mieux pourquoi ils ont mis si longtemps à rappeler. L’enfoiré avait mis sa bombe dans un sac. Il l’avait planquée dans une petite armoire des toilettes pour les produits d’entretien. Elle était programmée pour exploser à huit heures ce soir. Un vendredi soir. Au moment où le bar est bondé. Ils viennent de réussir à la désamorcer. C’est réglé.

– Alléluia ! s’exclama Faulds.

– Je peux te demander un service ? Tu veux bien trouver les deux pedzouilles et leur dire d’attendre sur le quai à Glenstriven pour nous amener l’universitaire ?

Faulds acquiesça.

– Pas de problème. Ils doivent être dehors en train de fumer et de se gratter le cul. Et de se plaindre de la police de Glasgow, qui les a mis à l’écart.

McCoy le regarda s’éloigner. Il aurait pu l’accompagner, mais il avait quelque chose à faire. Il fallait qu’il retourne dans cette pièce et recherche d’éventuels éléments qui le renseigneraient sur ce qui était arrivé à Donny Stewart, et il préférait être seul. Il ne voulait pas que Faulds le voie s’évanouir ou vomir à nouveau. Il remonta à l’étage, déjà pris de nausées. Il avait envie de retourner dans cette pièce comme de se pendre. Il espérait pour Donny Stewart qu’il ne trouverait rien.