McCoy avait accompagné Burns, à présent muni d’un plein verre de vin, jusqu’à la pièce du haut. Il le prévint qu’il allait voir des choses horribles. Burns eut l’air effrayé.
– Désolé, dit McCoy, mais j’ai besoin que vous entriez là-dedans. D’accord ?
Burns acquiesça et poussa la porte. Pas question que McCoy y retourne. Il avait dit à Burns de redescendre quand il aurait terminé et qu’il était désolé de lui imposer ça. Faulds entra avec lui. Il était le seul à savoir se servir du projecteur.
McCoy attendait, debout, dans le salon, il jeta un coup d’œil vers l’horloge sur le rebord de la cheminée. Ils étaient là-haut depuis un peu plus d’une heure. Par la grande fenêtre, il voyait Wattie et une longue ligne d’uniformes avancer sur le terrain. Une maison somptueuse, du whisky pur malt et du vin rouge de luxe, des antiquités partout, et à quoi s’occupait-on ? McCoy tentait de comprendre ce qui se passait sur les pires photos qu’il ait jamais vues. Dans des moments comme celui-là, il regrettait d’être devenu policier. Il sortit son Pepto-Bismol et but une nouvelle gorgée. Il n’était pas sûr que ce soit très efficace, son estomac continuait de le faire souffrir la plupart du temps.
Il entendit des pas dans l’escalier, et Faulds apparut, une pile de photos dans les bras, suivi de Burns, son verre vide à la main. McCoy regarda Burns s’approcher du buffet, remplir le verre à ras bord, en vider la moitié et le remplir à nouveau. Il s’assit sur le canapé et mit sa tête dans ses mains.
McCoy se tourna vers Faulds et demanda muettement : « Il va bien ? »
Faulds haussa les sourcils, fit une mimique signifiant qu’il n’en savait rien et posa les photos sur la table.
Burns leva la tête.
– Vous auriez pu me prévenir, dit-il.
– Je l’ai fait, dit McCoy.
– Je ne sais pas comment vous auriez pu me préparer à ça, mais vous auriez pu essayer.
– Je suis désolé. Mais je ne pouvais pas risquer de vous dissuader.
– Je me suis cassé la jambe dans un accident de ski quand j’avais quatorze ans. Une vilaine fracture. Il était prévu que j’entre dans l’armée.
Il sourit.
– Quand il n’en a plus été question, j’ai décidé de l’étudier. Ç’a été le travail de ma vie, j’y ai pris un immense plaisir. Enfin, jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, je voudrais ne m’être jamais intéressé à l’histoire militaire, j’aurais préféré étudier le grec ancien, n’importe quoi qui m’aurait évité d’entrer dans cette pièce.
Il but une nouvelle lampée de vin.
– Mais c’est comme ça, dit-il. Alors, que voulez-vous savoir ?
– Ces photos, c’est quoi ? dit McCoy. Elles sont officielles ? Il ne s’agit que de Lindsay, ou ça a une signification plus large ? Et pourquoi tout tourne autour d’avril ?
– Commençons par Lindsay. Ensuite, ça devient plus compliqué. Lindsay était… est ?
Il leva les yeux.
– Le colonel Angus Lindsay. On est chez lui.
– Il faisait partie des Highlanders, apparemment. Les premières photos que j’ai examinées datent d’avril 1945. Au moment de la libération de Buchenwald.
– Merde…
– Il y a plusieurs photos officielles. D’après mes souvenirs, l’idée était de rendre compte de ce qui s’était passé dans les camps pour le montrer aux Allemands, pour qu’ils mesurent l’horreur de leurs actes. Ç’a vite été abandonné quand les Russes sont devenus l’ennemi.
Il sourit.
– Mais ça, c’est une autre histoire. Certaines autres photos ont l’air d’être des instantanés, des photos d’amateur, sans doute prises par Lindsay. Et hélas, il y a quelques films, aussi. Apparemment, ils ont été reformatés pour qu’on puisse les visionner sur un projecteur 8 mm. Pour un usage privé, le genre de projecteur avec lequel on ennuie ses proches en leur montrant ses films de vacances.
Il but une nouvelle grande gorgée de vin.
– Que ce soit sur les photos et ou sur les films, on voit la même chose. Quand les camps ont été libérés, la rancœur, on peut le comprendre, était grande. Bien souvent – c’est arrivé dans de nombreux camps –, les autorités ont fermé les yeux pendant que les prisonniers, enfin, ceux qui en avaient la force, se vengeaient des gardiens qui avaient eu la malchance d’être capturés.
Il se leva, parcourut les piles de photos, trouva celle qu’il cherchait. La tendit à McCoy.
– C’est ce qu’on voit sur cette photo de Lindsay.
McCoy s’arma de courage, baissa les yeux.
Un jeune blond, l’uniforme à moitié déchiré, était attaché à un arbre, les mains derrière le dos. Il avait l’air en bonne santé, mais son torse était maculé de sang foncé. Un homme émacié, un quasi-squelette, lui donnait des coups de couteau dans la poitrine alors que d’autres étaient alignés derrière lui, armés de couteaux ou de bouts de verre.
– Les prisonniers étaient très faibles, reprit Burns. Ses plaies ne sont pas très profondes. Si vous visionnez le film, et je vous le déconseille, vous voyez que c’est l’accumulation des blessures qui le tue. Il met longtemps à mourir.
Nouvelle gorgée de vin.
– Apparemment, c’est le premier événement qui a marqué Lindsay. D’où l’inscription sur le mur. Vater! Hilf mir!
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Ça veut dire : « Père, aide-moi. » C’est sans doute ce que cet homme disait pendant qu’on le tuait.
Burns vida son verre.
– On peut en ouvrir une autre ? demanda-t-il.
Faulds acquiesça, alla chercher une autre bouteille.
– Ensuite, les choses deviennent plus opaques, reprit Burns.
– C’est-à-dire ?
– Il y a une histoire militaire dont on ne parle pas vraiment. L’histoire des pratiques non conformes, illégales. La torture, les mauvais traitements. Ça semble particulièrement courant dans les conflits coloniaux. La question est : Lindsay n’a-t-il fait qu’enregistrer ces pratiques, ou en a-t-il été l’instigateur ? Vous connaissez Amnesty International ?
McCoy secoua la tête.
– C’est une organisation relativement nouvelle, un groupe de protestation, disons. Ils enquêtent sur les atteintes aux droits de l’homme. Le traitement des prisonniers politiques russes dans les goulags, ce genre de chose.
Il se leva, retourna à la pile de photos, prit celle de Brendan Shaughnessy.
– Celle-là, c’est la plus récente. Apparemment, on est dans un centre de détention en Irlande du Nord.
Faulds réapparut avec une nouvelle bouteille.
– Ça ira, ça ? demanda-t-il.
Burns acquiesça sans même la regarder. Faulds prit le tire-bouchon et l’ouvrit.
– Amnesty International a publié un rapport il y a quelques années, en 1971, je crois. Ils prétendaient que des prisonniers de l’IRA étaient torturés. Les autorités britanniques ont démenti cette information. Ils l’ont traitée par le mépris. Ils ont dit que c’était de la propagande.
Il leva la photo de Brendan Shaughnessy.
– Je ne veux pas paraître mélodramatique, mais ça, c’est la preuve du contraire.
Faulds lui tendit un autre verre.
– En Irlande, ça va déclencher la Troisième Guerre mondiale, dit-il.
Burns acquiesça.
– Un de mes étudiants de troisième cycle travaille sur l’effondrement des puissances coloniales et sur la manière dont elles recourent aux abus à la fin.
Il montra les photos :
– Aden, la Malaisie, le Kenya, l’Irlande, même la Corée. Tout est là, Lindsay a tout photographié.
Burns avala son vin. Sourit.
– Qu’un homme ait été présent dans toutes ces circonstances est une drôle de coïncidence.
– Vous voulez dire qu’il était là délibérément ?
Burns acquiesça.
– La Grande-Bretagne a utilisé ses colonies pour de nombreuses choses, mais l’une d’elles a été de perfectionner ses techniques de torture et d’interrogatoire. Ce qui a été appris dans les camps des Mau Mau au Kenya est semble-t-il réutilisé en ce moment même dans la banlieue de Belfast.
– C’était donc ça, le vrai rôle de Lindsay dans l’armée ? Perfectionner les techniques de torture ?
Burns haussa les épaules.
– C’est en tout cas possible.
– Et il y a pris goût, dit Faulds. Il a continué après avoir pris sa retraite.
– Les élèves officiers qui ont disparu, dit McCoy. Oh, putain…
Il repensa à la photo de Neil Harrison en train de crier. Il se demanda combien d’autres il y en avait eus. Ce fut comme si Burns avait lu dans ses pensées.
– Il y a là six ou sept photos qui ne semblent pas avoir d’aspect militaire, dit-il.
Il gagna le buffet pour se resservir à boire. S’arrêta. Regarda le fauteuil de cuir rouge usé. Se tourna vers McCoy.
– Mon Dieu. L’une de ces photos a été prise là. C’est le même fauteuil.
Ses genoux se dérobèrent, il s’effondra sur la moquette comme un petit garçon et se mit à sangloter.
McCoy lui donna son verre. Le remercia. Se dirigea vers la porte.