55

McCoy avait la tête appuyée contre la vitre de la voiture. Il regardait passer le monde, tentait de réfléchir. Si Burns avait raison, Dieu savait ce qui avait pu arriver à Donny Stewart. Il ne voulait pas y penser. Et il ne s’agissait pas que de Donny. Combien d’autres jeunes disparus pouvait-il y avoir ? Il fallait que Lindsay se mette à table au sujet des bombes et de ces gamins. Il fallait trouver un moyen de le faire parler. Il avait songé à aller directement à l’hôpital, mais il avait appelé le Dr Basu de Greenock et Lindsay était à nouveau dans les vapes, le Dr Basu lui avait conseillé de réessayer le lendemain matin. Après une bonne nuit de sommeil, Lindsay serait peut-être lucide à son réveil. McCoy se demanda si c’était calculé, s’il faisait exprès d’être défoncé pour éviter de répondre aux questions.

Wattie conduisait. Ils avaient laissé Faulds à la maison. Il devait continuer de superviser les recherches, passer la nuit là-bas et s’y remettre tôt le lendemain matin. McCoy était épuisé, vidé. Les images de ce qu’il avait vu dans la pièce lui revenaient sans cesse. Il consulta sa montre. Bientôt sept heures. Il avait envie de reboire un coup et de manger un morceau. Il irait peut-être au Central. Si Stewart y était, tant mieux, il pourrait lui dire combien Cooper et lui s’étaient conduits de manière stupide. Sinon, tant pis. Il avait plus important à faire que de les engueuler. Et puis, à quoi bon ? C’était fait, à présent.

– Vous dormez ? demanda Wattie.

– Non, dit McCoy.

Il se redressa sur son siège. Se mit en quête de ses cigarettes.

– Je vous dépose où ? À Gardner Street ?

McCoy secoua la tête.

– N’importe où en ville, ça ira. Je vais aller boire un verre. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?

– Je vais rentrer voir le petit. Mary aura peut-être préparé à manger, mais à mon avis elle va m’envoyer chercher du fish-and-chips.

McCoy alluma une cigarette. Il laissa tomber son allumette dans le cendrier de la portière.

– C’est un bon programme, dit-il.

Il était sincère. Il se rappelait les semaines après la naissance du petit Bobby. L’appart était sens dessus dessous, il y avait des couches et des biberons partout, ils étaient trop fatigués pour cuisiner, ils achetaient à emporter presque tous les soirs. Heureux de rester au milieu du chaos et de regarder le bébé dormir.

– Vous voulez passer le voir ? demanda Wattie.

McCoy secoua la tête. Il se sentait trop fragile après une telle journée, il n’avait vraiment pas envie de tenir un bébé dans ses bras et de se rappeler l’effet que ça faisait.

– Je passerai le week-end prochain, dit-il. Je l’emmènerai faire un tour au parc, vous pourrez souffler quelques heures, Mary et toi.

– Ça marche, dit Wattie en s’arrêtant au feu, à l’angle de Jamaica Street.

– Retrouve-moi au Royal à huit heures demain matin. On arrivera peut-être à tirer quelque chose d’intelligible de cet enfoiré de Lindsay.

Wattie soupira.

– Vous voulez que je passe vous chercher ?

– J’attendais que tu le proposes, dit McCoy en descendant. À demain.

 

Le bar de l’hôtel était bondé, comme d’habitude. Des touristes et des hommes d’affaires qui buvaient quelques verres avant de prendre le train. McCoy fouillait la salle des yeux quand Jackie se matérialisa à côté de lui.

– M. Stewart est au restaurant, dit-il.

McCoy hocha la tête. Il se demanda de combien les pourboires de Jackie dégringoleraient quand Stewart rentrerait aux États-Unis. Il traversa le bar en direction du restaurant. Il savait que Stewart lui demanderait s’il y avait du nouveau à propos de Donny, à quoi il répondrait que non. Ce n’était pas tout à fait un mensonge. On ne savait toujours pas vraiment ce qui lui était arrivé. McCoy se doutait que ce n’était rien de bon et que c’était lié à Lindsay, mais il ne comptait pas le dire à Stewart. La journée avait été suffisamment difficile comme ça. Il poussa la porte et aperçut Stewart dans un coin, le New York Times ouvert devant lui. Stewart leva les yeux et le vit alors qu’il se faufilait entre les tables. Il eut au moins la correction de prendre un air coupable.

– Harry, dit-il. Ça me fait plaisir. Vous avez faim ? Vous dînez avec moi ?

McCoy hocha la tête, s’aperçut qu’il avait faim, en effet. Il n’avait rien mangé de la journée. Il s’assit. Remarqua des égratignures et des bleus à la jointure des doigts sur les mains de Stewart.

– Vous vous êtes fait ça à la boxe, à l’entraînement ? demanda-t-il.

Stewart acquiesça.

– Mes gants n’étaient pas assez serrés.

– Ah bon ? Vous êtes allés au Royal avec des gants de boxe ? Stevie en avait, lui aussi ?

Stewart eut l’air mortifié.

– Harry, je suis désolé. On avait un peu trop bu et…

McCoy l’interrompit de la main.

– C’est fait. Vous savez à quel point c’était stupide. Je n’ai pas besoin de vous le dire.

Stewart hocha la tête.

– Des nouvelles ? demanda-t-il.

– Rien de concret, dit McCoy. Désolé.

– Vous le retrouverez.

McCoy opina, mais il en était moins sûr. Stewart lui donnait l’impression de se raccrocher à ce qu’il pouvait, et il doutait du bien-fondé de sa confiance.

Le repas fut le même que la dernière fois. Du filet de bœuf et du vin rouge. McCoy ne s’en plaignait pas, c’était mieux que le poisson pané qu’il avait chez lui. Il nettoya son assiette. Il dit qu’il ne voulait pas de fromage, puis mangea la moitié de celui de Stewart. Son ulcère n’avait qu’à aller se faire foutre.

– Alors, qu’est-ce que vous avez fait d’autre ? s’enquit-il en sirotant son vin.

– Je crois que j’ai montré la photo de Donny à tout Dunoon. Je suis rentré cet après-midi.

– Ça a donné quelque chose ?

McCoy chercha ses cigarettes dans sa poche, ayant décidé de baptiser le cendrier vierge. Stewart secoua la tête.

– Je me demandais si je ne devrais pas retourner secouer un peu les gars de la marine. J’arriverai peut-être à les faire se bouger le cul.

– Combien de temps vous pouvez rester ici ?

– Je resterai le temps qu’il faudra, dit Stewart, l’air déterminé. Je ne rentrerai pas sans avoir retrouvé Donny. C’est mon fils, je ne peux pas…

Sur quoi il se mit à pleurer. McCoy était désemparé. Il ne savait déjà pas comment réagir face aux femmes qui pleuraient, alors un malabar comme Stewart… Il se pencha vers lui, lui tapota le dos tandis que Stewart sortait un mouchoir de sa poche et commençait à s’essuyer les yeux.

– Excusez-moi, dit-il. Il y a des moments, je n’y arrive plus. Le pire, c’est de ne pas savoir.

Il se moucha, s’essuya les yeux, rangea son mouchoir.

– Pardon, Harry. J’ai plus pleuré cette semaine que dans toute ma vie, je crois.

– Ne vous excusez pas. C’est compréhensible.

– Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis toujours inquiété pour Donny. J’ai toujours eu peur pour lui.

– Comment ça se fait ?

Stewart hésita un instant avant de répondre.

– Depuis son plus jeune âge, il a toujours été celui avec lequel on ne veut pas jouer au ballon, à qui on met un œil au beurre noir, dont on se moque, qu’on n’invite pas pour passer la nuit chez soi. Il rentrait à la maison en pleurant, il me demandait ce qu’on lui reprochait, pourquoi on se moquait de lui. Et quand il y a eu cette histoire avec son camarade au pensionnat…

Il haussa les épaules.

– Je me suis dit que c’était le début d’un nouveau monde de problèmes pour lui. Que sa vie était déjà difficile, mais qu’il venait de se la compliquer cent fois plus.

– Et vous saviez ce qu’il ressentait.

– Oui.

– Parce que vous aviez déjà vécu tout ça.

Stewart le dévisagea. Déglutit.

– Comment vous le savez ?

– Je viens de le comprendre. Quand je me suis renseigné dans un bar, pour savoir où un marin américain irait pour rencontrer des hommes comme ça, le type que j’ai interrogé m’a demandé : « Un jeune ? » Comme s’il y en avait de plus âgés, aussi.

McCoy sourit.

– Je me suis dit qu’il ne devait pas y avoir beaucoup de marins américains d’âge mûr à Glasgow en ce moment.

– Barry. Au Backstage Bar.

McCoy confirma de la tête.

– Vous voulez connaître l’histoire ? demanda Stewart.

– Seulement si vous voulez me la raconter. Ça ne me regarde pas.

Stewart leva la tête, et le serveur surgit de nulle part.

– Deux Johnny Walker, dit Stewart. Des doubles.

Puis, regardant McCoy :

– Après toutes ces années, je peux bien en parler à quelqu’un.

Les verres arrivèrent, et Stewart raconta son histoire. Comment son père avait senti quelque chose en lui quand il était jeune et l’avait poussé à aller à l’école militaire, à pratiquer la boxe, à entrer dans la marine. Toutes les choses que faisait un vrai homme.

– Et j’ai obéi. Parce que j’avais peur. Je me disais que si je faisais tout ça, je ne pouvais pas être, vous savez…

Il but une gorgée de whisky.

– Je me suis donc marié, j’ai eu un enfant, le parcours classique. En refoulant le reste.

Il sourit.

– Et quand on procède ainsi… La pression ne fait qu’augmenter, et à la fin il faut qu’elle sorte. Voilà comment je me retrouve à rencontrer des hommes comme Barry. C’est toujours quand je suis loin de chez moi, et je suis toujours discret, toujours prudent.

– Et ça vous suffit ?

– À moi, oui. Mais Donny est d’une autre génération. Ce sera peut-être plus facile pour lui, je ne sais pas. J’ai peut-être fait la même chose que mon père, j’ai eu peur et je l’ai poussé vers la vie militaire. Mais quand je le retrouverai je lui dirai que je suis au courant, que ça ne me dérange pas. Que c’est sa vie et que c’est à lui de décider ce qu’il veut en faire.

– Vous lui direz pour vous ?

Stewart secoua la tête, sourit.

– Je suis trop vieux pour ça. Les choses sont comme elles sont.

McCoy leva son verre.

– À votre santé. Et au diable les autres.

– Au diable les autres ! répéta Stewart, et il but le reste de son whisky cul sec.