McCoy laissa Stewart au bar, dorloté par Jackie. L’idée lui vint soudain que la chasse au pourboire n’était peut-être pas la seule motivation de celui-ci. Ça ne le regardait pas, au fond. C’était marrant : autrefois, il pensait que les gens comme lui-même, les vies perturbées, étaient l’exception. Il commençait à se dire que sous la surface, toutes les vies étaient perturbées. Même celles des anciens capitaines de vaisseau américains pleins aux as. Il descendit du taxi dans Dumbarton Road. Son intention était de grimper à pied la côte jusque chez lui pour prendre l’air. C’était du moins ce qu’il se disait. Il consulta sa montre : il était un peu plus de neuf heures. Il avait largement le temps de boire deux ou trois pintes au Victoria avant de rentrer. Avec ce qu’il avait vu ce jour-là dans cette pièce, son seul espoir de s’endormir était de se coucher soûl.
Il tira la porte. Autre ambiance qu’au Central. Toujours les mêmes vieux accoudés au comptoir, toujours la même odeur de tabac et de vestes mouillées. Il chercha des pièces dans sa poche et se dirigea vers le comptoir, demanda une pinte. Le barman le servit.
– Y a quelqu’un qui te cherchait tout à l’heure, dit-il.
– Un mec de Littlewoods ? demanda McCoy. J’ai gagné au loto ?
– Tu rêves. Non, un jeune. Il a dit qu’il reviendrait.
Puis, désignant la porte d’un signe du menton :
– Tiens, le voilà.
C’était Billy, il rôdait près de la porte. Il salua McCoy de la main. Il avait l’air nerveux, pas comme d’habitude.
– Je crois que je suis bon pour payer une autre bière, dit McCoy en donnant une livre au barman.
Billy s’était assis tout au fond de la salle. Dos au mur. Avec son uniforme de jean habituel, pantalon-blouson, ses cheveux en pétard.
McCoy posa les pintes sur la table et s’assit.
– Ça fait un bail, dit-il.
– Cooper ne doit pas venir ici ? demanda Billy.
– Pas que je sache.
Billy parut soulagé, but une gorgée de bière. McCoy ne trouva pas d’entrée en matière plus douce :
– Enfin, merde. Qu’est-ce que t’as foutu, Billy ? Qu’est-ce qui se passe ?
Billy haussa les épaules. Il leva la tête vers le téléviseur au mur. Images noir et blanc floues d’un match de foot, le son au minimum. Il regarda à nouveau McCoy.
– J’ai essayé de bouger, dit-il, puis il sourit. Ça n’a pas marché.
– Mais pourquoi ? T’avais l’air peinard avec Cooper.
– Je m’en aperçois maintenant, mais j’avais William Norton qui me faisait de l’appel du pied et qui me promettait monts et merveilles. J’ai été idiot. Je l’ai cru. J’ai cru que c’était ma chance. Je me suis laissé tourner la tête.
– Je ne comprends toujours pas. Cooper t’aimait bien. T’es intelligent. Il t’écoutait. Je pensais que vous étiez maqués à vie, tous les deux.
Billy soupira. Il regarda le vendeur de journaux circuler entre les tables, un paquet de Daily Record du lendemain sous le bras. UN NOUVEL ATTENTAT DÉJOUÉ, lisait-on en une.
– C’est différent pour toi, dit-il.
– Pourquoi ?
– Parce que t’es flic. Tu sais pas ce que c’est que de bosser avec lui, de le côtoyer tous les jours. Cooper, c’est Cooper. Y a des jours, c’est ton grand pote, et y en a d’autres, t’as peur qu’il te pète la gueule. Même après toutes ces années je sais jamais dans quelle humeur je vais le trouver. T’es sur les nerfs en permanence. Tu bosses pas pour lui, Harry, tu sais pas comment c’est. Tu peux pas savoir.
– C’est vrai. Mais c’était si dur que ça ?
– Peu importe, maintenant. C’est fini.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– C’est pour ça que je suis là, dit Billy en se penchant en avant. J’ai un service à te demander.
McCoy espéra qu’il n’allait pas lui demander ce à quoi il pensait.
– Je t’écoute, dit-il.
– Tu veux bien lui parler ?
Le cœur de McCoy se serra.
– De toi ?
Billy acquiesça.
– Lui dire que je regrette ?
McCoy écrasa sa cigarette dans le cendrier.
– Billy… On est un peu au-delà de ça, là, tu crois pas ?
Billy eut l’air on ne peut plus misérable. Il prit sa tête entre ses mains.
– Qu’est-ce que je vais faire ?
– Je croyais que t’étais parti chez Norton, maintenant. C’était pas ça, l’idée ?
– Si, mais finalement, là-bas, je suis un employé parmi les autres – fais ci, fais ça, saute quand je te dis de sauter.
Il leva les yeux. Sourit.
– Je me suis fait rouler.
McCoy avait envie de l’aider, mais il ne pouvait pas lui mentir. Lui donner de faux espoirs ne ferait qu’empirer les choses à long terme.
– Je crois que tu as franchi la ligne jaune avec Cooper. Tu sais comment il est. Soit t’es avec lui, soit t’es contre lui.
Billy acquiesça.
– Ça m’ennuie de te dire ça, Billy, mais je crois que tu ferais mieux de te tirer. De quitter Glasgow. Je ne vois pas quelle autre solution tu as.
– Je m’attendais à ce que tu dises ça. Je crois que c’est ce que je vais faire.
Il se leva.
– Merci, Harry. T’as toujours été un pote.
McCoy se leva à son tour. Il avait soudain peur pour Billy. Il le serra dans ses bras.
– Fais gaffe à toi, hein ?
Billy hocha la tête et se dirigea vers la porte. Il sortit dans l’obscurité de Dumbarton Road, et la porte se referma derrière lui.
McCoy se rassit. Il se sentait merdeux. Il avait de la peine pour Billy. Quelque chose lui disait que c’était la dernière fois qu’il le voyait. Il commençait à en avoir marre de tout ça. Les menaces, la violence, les conséquences. Les vies bousillées. Il était au bout du rouleau. Il ne voulait plus vivre ainsi, participer à cette mécanique. Ne voulait plus voir des jeunes types attachés hurlant de terreur, des hommes à qui on retirait des bouts de verre du visage. Des parents dont le monde s’écroulait quand il devait leur annoncer ce qui était arrivé à leur fils. Toute la merde qu’on lui avait balancée ces derniers temps, ça commençait à faire trop. Pas étonnant qu’il se retrouve avec un ulcère, putain.
Il vida le reste de sa pinte.
Se leva pour rentrer chez lui.