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Personne ne leur répondit à la caserne de Maryhill. McCoy consulta sa montre, il n’était que huit heures moins le quart. Dormaient-ils encore, là-dedans ? Ça ne semblait pas très militaire. Il s’apprêtait à sonner à nouveau quand Wattie lui tapa sur l’épaule.

– C’est lui, non ? dit-il.

McCoy se retourna. Une silhouette en short de sport et en maillot de corps boitillait vers eux dans Shakespeare Street. Meiklejohn leva la main pour montrer qu’il les avait vus. Il tenta d’accélérer le pas, mais la grimace sur son visage en disait long.

– Je croyais qu’il fallait être athlétique pour être dans l’armée, s’étonna Wattie.

Dès qu’il se rapprocha un peu, la raison de son boitillement fut évidente. La jambe gauche de Meiklejohn était dans un état abominable. On aurait dit qu’on en avait retiré quelques morceaux à coups de hachoir juste au-dessous du genou. Le reste de la jambe n’était que traces de brûlures et cicatrices.

– Désolé, messieurs, dit-il en approchant. J’ai essayé d’accélérer mais ma jambe n’a rien voulu savoir.

– Dites donc, ça a l’air méchant, observa Wattie. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

– Irlande du Nord. D’où mon retour ici pour former les jeunes. Mais bon, ça pourrait être pire. L’autre gars qui était dans le blindé avec moi est tétraplégique aujourd’hui, il est encore à l’hôpital.

Il s’appuya contre le mur de la caserne et leva sa jambe gauche du sol.

– Je ne suis pas censé courir avec.

Il sourit.

– Je devrais avoir retenu la leçon, depuis le temps. Mais bon, assez parlé de mes malheurs. Je suppose que ce n’est pas une visite de courtoisie ?

McCoy secoua la tête.

– Hélas.

Dix minutes plus tard, Meiklejohn était assis en face d’eux dans son bureau, douché et habillé d’un survêtement.

– Je suis tout ouïe, dit-il.

McCoy ne trouva pas de manière douce de présenter les choses.

– Nous pensons que Lindsay est derrière l’attentat de la brasserie Tennent’s. Nous le soupçonnons, lui et ses hommes, d’en préparer d’autres, dont un pourrait avoir lieu à midi aujourd’hui.

Meiklejohn se renversa en arrière dans son fauteuil.

– Vous êtes sûr ? demanda-t-il. Pour Lindsay ?

McCoy acquiesça.

– Ça n’a pas l’air de vous surprendre beaucoup.

Meiklejohn haussa les épaules.

– Je sentais qu’il se passait quelque chose de pas net, là-bas. Mais pas une seconde je n’aurais imaginé ça.

– Vous imaginiez quoi, vous ?

– Je pensais qu’un jour, un garçon finirait par être tué ou blessé à cause de Lindsay et de ses foutus exercices de campagne. Il a l’habitude de travailler avec des soldats expérimentés, la crème de l’armée britannique. Ces garçons ne sont que des gamins. Ils sont là à temps partiel, ils viennent pour s’amuser et vivre un peu d’aventure.

– C’est tout ce que vous pensiez ? insista McCoy.

Meiklejohn le regarda droit dans les yeux.

– C’est tout.

– Pour pouvoir mettre un terme à tout ça, nous allons avoir besoin de votre aide. Lequel de ses hommes serait le plus facile à retourner ? Nous avons besoin de connaître leurs projets le plus vite possible.

– George Orr, répondit aussitôt Meiklejohn. J’ai toujours eu l’impression qu’il était moins enthousiaste que les autres. Il est un peu plus mûr psychologiquement, il s’intéresse un peu plus aux filles et à l’alcool qu’à aller passer une nuit sous la pluie, dans un abri improvisé au fond des bois.

– Vous pourriez l’appeler ? Vous prétextez un motif administratif. S’il est chez lui, on ira le voir. Il ne faut pas l’alerter.

Meiklejohn acquiesça. Il sortit un dossier de son tiroir, chercha un numéro, le composa.

– Il habite où ?

Meiklejohn mit la main sur le micro du combiné.

– Il habite à Ruchill avec sa mère, je crois que le père est parti il y a quelques… Madame Orr ? C’est Meiklejohn de la caserne à l’appareil. Est-ce que George est là, s’il vous plaît ? J’aurais une question à lui poser.

Il écouta.

– Oui, c’est un peu inquiétant, en effet, mais je suis sûr qu’il ne lui est rien arrivé de grave. Il a dû dormir chez un copain. Vous voulez bien lui demander de me rappeler quand il rentrera ? Rien d’urgent, je voudrais simplement vérifier quelques dates avec lui. À vous aussi. Au revoir.

Il reposa le combiné. Un déclic sourd se fit entendre.

– George Orr n’est pas rentré chez lui hier soir, il n’a pas donné de nouvelles. Il n’a jamais fait ça avant.

– Merde. Vous pouvez en essayer un autre ?

Meiklejohn acquiesça. Composa un numéro. Même histoire. Bobby Slater n’était pas rentré la veille. Nouvel essai. Même chose pour Thomas Ross. Et pour Henry Robb.

Chaque fois que Meiklejohn les informait qu’un autre garçon n’était pas rentré, la sensation que McCoy avait dans le ventre empirait.

– Ils ont tous disparu, dit Meiklejohn, l’air terrifié. Robb était le dernier. Où sont-ils passés ?

McCoy secoua la tête. Là, ça devenait grave. Quatre des garçons de Lindsay avaient disparu, en plus de Crawford. Qu’avait-il dit, déjà ? « Mes garçons vont allumer des feux dans vos villes. » Apparemment, la mission que leur avait confiée ce fou avait déjà commencé.

L’inquiétude de McCoy était manifestement partagée par Meiklejohn. Assis derrière son bureau, il avait le crayon à la bouche, le regard perdu.

– Vous pouvez rester ici aujourd’hui, au cas où l’un d’eux appellerait ou viendrait ? demanda McCoy.

Meiklejohn acquiesça. Se redressa.

– Vous avez des photos d’eux à nous donner ?

– Oui, il y a une photo d’identité dans chaque dossier.

Meiklejohn commença à retirer les petites photos agrafées en haut des dossiers. Il s’arrêta.

– Et merde, dit-il. C’est contraire au règlement, mais vous n’avez qu’à prendre les dossiers entiers. Ils contiennent les numéros de téléphone, les adresses, etc. Ça peut vous être utile.

– Wattie, prends-les, toi, dit McCoy. Va à la voiture, passe un appel radio. Envoie une patrouille à chaque adresse, fais interroger les parents, un gamin a peut-être laissé échapper des infos sur la situation.

Wattie acquiesça.

– Entendu.

Il ramassa les dossiers et se dirigea vers la porte. Meiklejohn semblait toujours abasourdi.

– Vous croyez vraiment qu’ils vont poser des bombes ? dit-il. Je connais ces garçons. J’ai du mal à le croire.

– Je ne sais pas, dit McCoy. Mais nous devons commencer à l’envisager. Si quelque chose explose à midi, on sera fixés.

– Et à ce moment-là, qu’est-ce qui se passera ?

– À ce moment-là, ce sera la panique.

McCoy se leva pour partir. Meiklejohn se leva à son tour. Il grimaça à nouveau, s’appuya à son bureau.

– Vous avez servi en Irlande du Nord, dit McCoy. Des officiers de l’armée en civil, qui feraient ce qu’ils voudraient, ça vous dit quelque chose ?

On aurait dit que Meiklejohn avait vu un fantôme, il blêmit.

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Simple curiosité. Alors, ça vous dit quelque chose ?

Meiklejohn secoua la tête.

– Et Paul McVeigh ?

Meiklejohn réfléchit quelques secondes de trop.

– Non, jamais entendu parler. Pourquoi ?

– Peu importe. Si l’un des garçons ou ses parents entrent en contact avec vous, appelez-moi à Stewart Street immédiatement, d’accord ?

Meiklejohn acquiesça.

McCoy le laissa là, planté derrière son bureau, toujours blême. Il ignorait si c’était l’effet de sa douleur à la jambe ou des questions qu’il lui avait posées.

Il traversa la cour en se demandant ce qu’on pouvait faire. Probablement pas grand-chose à part attendre midi et voir s’il se passait quelque chose. Et essayer de retrouver les garçons.

Il se demanda si ça valait la peine de parler à la sœur de Lindsay. Elle avait peut-être des informations sur ce qui se passait dans la grande maison. Elle lui avait paru sympathique, mais il n’était pas sûr qu’elle ait très envie d’aider la police contre son frère.

Il était presque arrivé à la voiture, il voyait Wattie, émetteur en main, en train de lire le dossier qu’il tenait, lorsqu’il entendit des bruits de pas derrière lui. Il se retourna. Meiklejohn boitillait dans sa direction, une expression de douleur sur le visage.

– McCoy ! Attendez une minute.

McCoy attendit qu’il le rattrape. Arrivé à sa hauteur, Meiklejohn se tint au mur.

– J’ignore pourquoi vous me posez ces questions, dit-il, mais vous devriez être prudent.

Sa jambe tremblait, son front était couvert de sueur.

– On les appelle le Det. Des brutes. Aucun compte à rendre à personne. Ils peuvent faire à peu près tout ce qu’ils veulent, en dehors de tout cadre légal.

– Je croyais qu’ils faisaient partie de l’armée.

– Sur le papier, oui. Mais ils ne sont pas soumis aux règles habituelles. Faites attention à qui vous parlez d’eux. Ils n’aiment pas qu’on s’intéresse à leur unité, ils n’aiment même pas qu’on sache qu’ils existent.

Il fronça les sourcils.

– Parce qu’officiellement ils n’existent pas.

– Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur eux ? Vous connaissez la vérité sur l’affaire Paul McVeigh ?

Meiklejohn secoua la tête.

– J’en ai trop dit. Mais soyez prudent, McCoy. Très prudent.

McCoy le regarda faire demi-tour et repartir en boitillant vers la caserne.