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Wattie appuya plus fort sur l’accélérateur, et la voiture s’engagea dans Woodlands Road en dérapant. Ils avaient mis la sirène et le gyrophare. Bringuebalé dans tous les sens à l’arrière, McCoy essayait d’allumer une cigarette.

– Là-bas, dit Murray en pointant le doigt devant lui.

Une colonne de fumée grise s’élevait quelques centaines de mètres plus loin, on percevait une odeur de brûlé. Devant eux, la circulation était bloquée, des policiers s’efforçaient de faire reculer les voitures.

Wattie klaxonna.

– Attendez, dit-il avant de monter de deux roues sur le trottoir.

Nouvelle embardée, et McCoy s’accrocha au siège devant lui.

– Ça n’a pas l’air aussi gros qu’à la brasserie, dit-il. C’est déjà ça.

Wattie continua de klaxonner, mais en vain, les curieux étaient trop nombreux.

– Garez-vous, dit Murray. Laissez la voiture ici.

Cinq minutes plus tard, McCoy, Murray et Wattie contemplaient le trou sombre et fumant qui avait remplacé un magasin de vins et spiritueux Agnews. Il y avait du verre partout, celui des vitrines des magasins voisins et celui des bouteilles sur les rayonnages. Impossible de bouger sans l’entendre craquer sous ses pieds. L’odeur d’alcool était si forte qu’elle laissait un goût dans la bouche à chaque respiration. Dessous, se détachait une autre odeur, plus faible mais bien présente. Un odeur d’amande.

– On peut se soûler rien qu’en respirant de l’alcool ? demanda Wattie.

Murray leva les yeux au ciel.

– Allez vérifier que vos collègues sont en train de sécuriser le périmètre. Rendez-vous utile.

Wattie se hâta vers les fourgons bloquant la rue de chaque côté du lieu de l’explosion.

Murray désigna du menton l’adolescent assis sur le bord du trottoir, les poignets menottés derrière le dos.

– Il va bien ?

– Je crois, dit McCoy. Pas de coupure ou de blessure apparente. Mais bon, il n’est pas bavard.

– Pas étonnant. Cet abruti s’en est pris au mauvais magasin. Il aurait dû savoir qu’on ne se frotte pas à Victor Wilkie. Comment va-t-il, lui ?

– Je vais me renseigner. Vous restez dans le coin ?

Murray secoua la tête.

– Je file à Pitt Street. Je vais essayer de calmer la meute. On va réfléchir à ce qu’on va pouvoir dire à la presse. À plus tard au commissariat.

McCoy le regarda s’approcher des fourgons et lancer à Wattie de se « magner le cul ». Le magasin était détruit, mais le bilan n’avait rien de comparable avec l’attentat de la brasserie. Un mort, un vieux monsieur qui passait. Un blessé grave, une employée de la boulangerie d’à côté. Les occupants des appartements du dessus semblaient indemnes. L’immeuble de grès avait des traces de brûlé verticales allongées sur sa façade, et la moitié des vitres avaient été soufflées, mais c’était tout.

Woodlands Road n’était pas très loin de West Princes Street, où avait explosé la bombe qui avait tué Paul Watt. Il y avait cinq minutes de marche entre les deux. McCoy ne comprenait toujours pas pourquoi ils visaient ce secteur. Il n’y avait là rien de particulier. Des immeubles remplis d’étudiants de l’université, quelques familles d’Asiatiques un peu plus loin. Des HLM. Pas vraiment le siège de l’establishment.

Il entendit des journalistes l’appeler derrière le ruban de signalisation, des flashs lancèrent des éclairs tandis qu’il remontait la rue en direction de la zone de soins aménagée par les services d’urgence. Il vit même un van de STV venant vers eux dans Gibson Street. Il espéra que Wattie réussissait à maintenir le périmètre de sécurité hermétique.

Victor Wilkie était assis sur un pliant près des portières arrière d’une ambulance. Une jeune infirmière découpait la manche de sa chemise. Elle la retira doucement et entreprit d’ôter les morceaux de verre de son bras à l’aide d’une pince. Ç’avait l’air douloureux mais Wilkie ne semblait pas s’en soucier, il restait imperturbable tandis qu’elle laissait tomber les éclats sanglants dans un bassin en forme de haricot. Wilkie était un ancien patrouilleur. Il en avait encore la dégaine. Grand, costaud, une moustache noire et la boule à zéro.

– Vous vous souvenez de moi ? demanda McCoy en prenant un autre pliant à l’arrière de l’ambulance et en s’asseyant.

Wilkie le dévisagea. Secoua la tête.

– Je crois que vous avez pris votre retraite environ un mois après mon arrivée. J’étais à votre pot de départ au Glen Douglas. Sacrée soirée.

Wilkie sourit.

– Je n’en ai pas un souvenir très clair.

– Ça va ? demanda McCoy en désignant l’infirmière occupée à lui soigner le bras. Vous voulez bien répondre à quelques questions ?

– Ça va. Mieux vaut faire ça maintenant, tant que mes souvenirs sont encore frais. Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était.

– D’accord. Dites-moi ce qui s’est passé, à partir de ce matin.

L’infirmière lui retourna le bras pour ôter les morceaux de verre de l’autre côté.

– J’ai reçu un coup de fil de Pitt Street ce matin. On m’a dit de guetter les bagages et les sacs suspects, les comportements bizarres. Je ne me suis pas inquiété. On n’imagine pas que ça va nous arriver à nous, vous comprenez ?

McCoy hocha la tête.

– Donc, j’arrive au magasin, j’ouvre. Comme tous les autres jours.

– Ça fait combien de temps que vous travaillez ici ?

Wilkie réfléchit.

– Près de six ans, j’ai commencé quelques années après avoir pris ma retraite. Je n’en pouvais plus de traîner à la maison, avec Madame sur le dos. Je me suis donc trouvé un petit boulot, de quoi m’occuper.

– Et donc…

– Donc, j’ouvre le magasin. Il y a les habitués qui attendent dehors. Je les sers, je mets leur argent dans le seau d’eau. Je…

– Hein ? Le seau d’eau ?

– Leur argent est dégoûtant. Ils ont mendié toute la matinée, les pièces sont toutes collées par Dieu sait quoi. Ça va direct dans le seau.

– Ah, d’accord. Pardon.

– Donc, je me débarrasse des premiers clients. Je commence à regarnir les rayons. Je suis en train de faire ça, et je vois ce petit connard dehors, il a un sac, un sac de sport. Ali ? Adis ?

– Adidas.

– C’est ça. C’est marqué sur le côté. Bref, il fait quelques passages, il croit que je ne le vois pas, mais on a des miroirs installés pour lutter contre le vol, donc je le surveille. Il passe encore plusieurs fois devant le magasin, puis il entre. Là, je me dis, d’accord. Je descends de mon échelle, je passe derrière le comptoir et je lui demande ce qu’il veut. Merde…

L’infirmière laissa tomber un gros morceau de verre dans le bassin et s’efforça de contenir le jet de sang qui sortait du bras de Wilkie. McCoy lui donna un gros paquet de coton en regardant ailleurs. Elle réussit à stopper l’hémorragie, et Wilkie reprit.

– Donc, il me demande un paquet de chips, il paye et il sort. Sans le sac. Je lui dis : « T’as oublié ton sac », et là, il part en courant. Le petit enfoiré. Moi, je saute par-dessus le comptoir et je le poursuis. Il court sur le trottoir en direction du centre. Je m’aperçois que je ne le rattraperai jamais, pas à mon âge, alors j’appelle des mecs qui font des travaux sur la chaussée. Je leur demande de l’arrêter. La vache, ils ont été super réactifs. Il y en a trois qui le chopent, ils le mettent au sol. Je vais pour retourner au magasin et appeler la police, et boum ! Je me retrouve étendu sur le trottoir, farci de bouts de verre. Un vrai hérisson.

– Vous avez fait du super boulot, monsieur Wilkie.

– Je vais te dire, mon gars, ça m’a fait regretter le bon vieux temps. J’ai eu l’impression de revivre.

L’infirmière observait, planté dans le poignet de Wilkie, un gros tesson de bouteille de vin auquel était encore collé un morceau d’étiquette.

– Désolée, monsieur Wilkie, celui-là est trop profond pour que je le retire ici. On va devoir vous emmener au Western. D’accord ?

Wilkie acquiesça, se laissa charger à l’arrière de l’ambulance. McCoy lui dit au revoir, le remercia à nouveau et retourna auprès du jeune homme assis sur le trottoir.

– Je t’ai déjà vu, dit-il en reconnaissant les cheveux roux du garçon. Tu chahutais avec du lait de chaux à la caserne.

Le garçon le regarda, il ne devait pas avoir plus de seize, dix-sept ans.

– Comment tu as fait pour te retrouver embringué là-dedans ? Tu te rends compte du pétrin dans lequel tu es ?

Le garçon ne répondit pas, ses yeux se remplirent de larmes.

– C’est trop tard pour ça, mon gars. Ce n’est plus le moment de chialer et de demander pardon. Si tu ne nous aides pas, tu vas en prendre plein la gueule. Réfléchis-y dans le fourgon, d’accord ?

McCoy regarda les policiers le faire monter à l’arrière du fourgon. Il avait été vache, il le savait, mais il avait besoin que le garçon se mette à table, et il allait devoir l’être encore plus pour parvenir à ses fins.