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– Ça ne marchera pas, dit McCoy. Trois là-dedans, c’est trop. Il a peur, mais trois personnes c’est comme un mur. Il va se fermer comme une huître.

Murray le regardait, assis en face de lui. Wattie semblait simplement soulagé. Ils se trouvaient dans le bureau de Murray, le garçon attendait en salle d’interrogatoire. Selon les photos et les dossiers que leur avait donnés Meiklejohn, il s’appelait Thomas Ross. Il s’avéra qu’il faisait plus jeune qu’il n’était. Il avait eu dix-huit ans le mois dernier. Il vivait dans le quartier de Patrick avec sa mère. À Peel Street, à deux pas de chez McCoy. Il travaillait chez Galbraith, il était apprenti boucher.

– Quoi ? fit Murray. Vous croyez être le seul à avoir jamais interrogé un suspect ?

– Non, dit McCoy, patient. Mais je crois que ça marchera mieux cette fois-ci si je le fais seul.

– On a besoin d’infos rapidement, vous ne pouvez pas vous louper.

– Ce n’était pas mon intention. Justement.

Murray tambourina des doigts sur son bureau.

– On est pressés par le temps. Vingt minutes. Si vous n’obtenez rien, on débarque.

McCoy acquiesça.

– Je vais y arriver.

Il ouvrit la porte de la salle d’interrogatoire. On avait mis volontairement le garçon dans la plus petite et la plus merdique. C’était également la plus éloignée de la salle principale. Il posa un verre d’eau sur la table devant Ross.

– J’ai pensé que tu aurais peut-être soif, dit-il. Vas-y.

Ross prit le verre et en vida la moitié d’un trait. Il n’avait pas l’air en forme. Il regardait dans toutes les directions. Apparemment, les ouvriers qui l’avaient arrêté l’avaient un peu malmené. Il avait un début de coquard, une coupure sur la joue. Sa chemise bleu clair était sale, déchirée à l’épaule.

Il reposa le verre et regarda McCoy.

– Je peux voir mon père ? demanda-t-il. Je veux voir mon père.

McCoy posa sa pile de dossiers sur la table et s’assit.

– Non, dit-il. Tu es un adulte. Tu es considéré comme tel depuis deux ans.

Ross cligna plusieurs fois des yeux. Même ses cils étaient d’un blond tirant sur le roux.

McCoy prit une photo dans son dossier et la posa devant Ross. Une quinquagénaire y souriait, un chapeau de Noël en papier sur la tête, un verre à la main.

Ross la regarda. Releva les yeux vers McCoy.

– C’est Una Pollock, dit celui-ci. Elle travaillait chez Tennent’s.

Il sortit une autre photo de son dossier et la posa devant Ross.

– Et ça, c’est ce que tu lui as fait.

Ross regarda la photo, blêmit, se pencha sur le côté et vomit son eau dans la poubelle. Une odeur âcre emplit soudain la salle d’interrogatoire exiguë.

McCoy ne lui en voulait pas. Il avait lui-même du mal à regarder la photo.

– Comme tu peux le voir, ses deux jambes ont été détachées de son corps. Sa tête a presque entièrement disparu. Son mari a dû l’identifier à son alliance. Il faut que tu réfléchisses à une chose, Thomas. À ton avis, qu’est-ce qui va t’arriver quand on va montrer cette photo à un jury ?

Ross s’essuyait la bouche avec la manche de sa chemise. Il resta muet.

– Ah, j’y suis, fit McCoy. C’est ce bon vieil entraînement de Lindsay. Si vous êtes capturés, donnez vos nom, grade et matricule, et rien d’autre. Bon, alors ça, t’oublies. On n’est pas dans un film de guerre, c’est la réalité, là, mon gars, et ça va le devenir encore plus. Tu piges pas, hein ? Je peux faire ce que je veux, ici. Te rouer de coups de pied, te péter les côtes. Ce que je veux.

Ross commençait à pleurer, des larmes roulaient sur ses joues.

McCoy se sentait coupable, mais il n’avait pas le choix. Il se rappela que d’autres gens allaient mourir s’il ne faisait pas parler ce gamin. Il fallait qu’il le brusque.

– Tout le monde s’en fout, de toi, personne ne va venir te sauver. Una avait quatre enfants, trois petits-enfants, un quatrième devait arriver. C’est elle qui compte, pas ce qui t’arrive, à toi.

Ross s’essuya les yeux avec la manche de sa chemise. Il semblait terrifié, il montrait l’enfant qu’il était.

McCoy se renversa en arrière sur sa chaise.

– Tu sais quoi ? Tu n’as pas l’air complètement demeuré, tu auras donc peut-être compris que le plan de Lindsay avec ses petits soldats, c’est terminé. Il n’y a plus que ça, là, maintenant, il n’y a plus que toi et moi. Et si tu ne te décides pas à parler, ça va devenir pire. Bien pire.

Il sortit ses Regal de sa poche, en alluma une. Il poussa le paquet et les allumettes vers Ross. Celui-ci prit le tout et alluma une cigarette en tremblant des mains.

– Je l’ai pas tuée, dit-il. C’est pas moi.

– Peu importe. La bombe qui a explosé à la brasserie Tennent’s était composée d’un cocktail Co-op, comme celle que tu as déposée au magasin d’alcools. Tu fais partie de l’organisation. Il y a un lien de causalité. Tu sais en quoi ça consiste ?

Ross secoua la tête.

– Ça veut dire que tu as droit au même chef d’inculpation que ton copain qui a déposé la bombe à l’accueil de Tennent’s. Assassinat. Tu seras reconnu coupable. Comment pourrait-il en être autrement vu que tu as été pris la main dans le sac ? Les gens n’aiment pas l’idée qu’on fasse sauter des bombes dans leur ville. Le juge va subir une grosse pression pour te condamner à la peine maximum. Tu veux savoir ce que tu encours ?

Ross le regarda sans rien dire, sa lèvre inférieure tremblait.

– Tu encours de vingt à vingt-cinq ans de prison. Et si tu trouves que ce que je te fais subir dans cette petite pièce est dur, tu n’imagines pas le sort qui attend un beau jeune homme comme toi en taule. On va te mettre le cul en compote.

McCoy laissa quelques secondes à Ross pour digérer cette information.

– Alors dis-moi. Est-ce que tu vas foutre en l’air ta vie, toute ta vie, pour rester loyal envers un militaire prétentieux que ça excite de branler les adolescents dans les bois ou je ne sais quoi ?

Ross avait les yeux baissés, des larmes et un filet de morve tombaient sur ses genoux. McCoy regarda ailleurs un moment. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il tenait ce rôle-là. Il donna à Ross une tape dans le dos, sortit un mouchoir de sa poche et le lui donna.

– Je te laisse une chance, une seule, de me dire tout ce que tu sais sur Lindsay et sa vague d’attentats. Saisis-la, et ça changera tout. Je dirai à tout le monde que tu as coopéré. Meiklejohn t’écrira une jolie petite lettre de référence. Tu expliqueras que tu es rongé par le remords, que tu as été détourné du droit chemin par Lindsay, et ta situation s’améliorera.

McCoy se leva et se dirigea vers la porte.

– Je reviens dans cinq minutes. Prends la bonne décision.

McCoy s’appuya contre le mur du couloir. Il alluma une autre cigarette. Il les fumait les unes sur les autres en ce moment. Il sortit le Pepto-Bismol de la poche de sa veste et en but une gorgée. On aurait dit de la craie dissoute dans de l’eau. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas frappé un suspect. Il n’allait pas recommencer à présent. Les seuls qu’il ait jamais frappés étaient ceux qui pouvaient le supporter, des durs, des adultes. Il se disait à l’époque que la fin justifiait les moyens, mais ça ne l’empêchait pas de culpabiliser, du coup il avait arrêté. Il n’était pas certain que foutre la trouille de sa vie à un gamin de dix-huit ans était plus gentil que de le frapper. Quoi qu’il en soit, le fait d’abuser de son pouvoir lui donnait le sentiment d’être le genre de brute qu’il détestait. Il fallait qu’il se débarrasse rapidement de cette besogne. Il laissa tomber sa cigarette par terre et l’écrasa avec le pied. Il ouvrit la porte.

Ross était assis sur sa chaise, l’œil gonflé, le visage rayé de larmes. Il puait le vomi, la peur émanait de lui par vagues. Son pied tambourinait sur le sol. Il déchirait le filtre de son mégot et en ôtait les fibres, qu’il déposait dans le petit cendrier en aluminium.

McCoy s’assit.

– Prêt ?

Ross acquiesça.

– C’est la bonne décision, mon gars. Où et quand doit avoir lieu le prochain attentat ?

– Je sais pas.

McCoy commença à se relever. Ross le retint par le bras.

– Je mens pas ! S’il vous plaît ! C’est comme ça que Lindsay a tout organisé. Juré.

McCoy se rassit.

– Il appelait ça une structure par cellules. Vous savez ce que c’est ?

McCoy secoua la tête.

– Éclaire-moi.

– L’idée, c’est que personne n’en sait plus qu’il n’a besoin. Comme ça, si on se fait arrêter ou qu’il y a une fuite, on ne peut pas donner d’informations parce qu’on n’en a pas. Il nous appelait des cellules. Moi, je ne connaissais que ma cible. Le magasin d’alcools. Je ne connais aucune de celles des autres.

– T’es sûr ?

Nouveau hochement de tête de Ross.

– Les seuls qui connaissaient l’intégralité du plan étaient Lindsay et Crawford. Ils distribuaient les missions. Ils le faisaient en tête-à-tête, rien n’était écrit.

– Vous êtes combien en tout ?

– Quatre. George, Bobby, Henry et moi. Plus Crawford et Lindsay.

– Et Donny Stewart ?

Ross secoua la tête.

– Pourquoi ?

– Quand la bombe a explosé dans l’appartement, il a appelé Lindsay de Glasgow, il voulait qu’on vienne le chercher. On y est allés, Lindsay et moi, avec la voiture.

– La Daimler ?

– Oui. On est passés le prendre derrière la caserne, il se cachait dans la salle de stockage.

– Meiklejohn était au courant ?

Ross secoua la tête à nouveau.

– Non. Lindsay le considérait comme un ennemi. On nous disait de rester loin de lui, de ne rien lui dire. On est donc allés chercher Donny, et c’était bizarre. Il avait une grande entaille à la jambe, ça saignait un peu, il pensait qu’il avait été blessé par le verre d’un cadre au-dessus de la cheminée de l’appartement.

– Qu’est-ce qu’il y avait de bizarre, alors ?

– Lindsay. Il ne quittait pas des yeux la jambe de Donny. Il lui a fait retirer son pantalon avant qu’il monte dans la voiture. Il disait qu’il voulait voir l’étendue des dégâts. Donny s’est donc déshabillé à côté de la voiture, il était là en slip, et Lindsay était comme hypnotisé, il avait les yeux fixés sur sa blessure.

Ross déglutit, la peur semblait le retenir d’en dire plus.

– Quoi d’autre ? demanda McCoy. Allez, Tom, t’y es presque.

Ross s’essuya le nez. Il garda la tête baissée, il refusait de la lever vers McCoy.

– Pendant tout le temps qu’il le regardait, qu’il regardait sa jambe, il bandait. Ça se voyait à travers son pantalon.

Et il se mit à pleurer.

McCoy sortit un autre mouchoir de sa poche, le lui tendit. Il s’aperçut que c’était l’un de ses beaux mouchoirs, l’un de ceux que Susan lui avait offerts pour Noël. H McC y était brodé dans le coin. Ross le prit, s’y moucha deux ou trois fois, s’essuya les yeux.

– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

– On est rentrés à Knockdow, et le lendemain matin, Donny était parti. Il était retourné chez les marins.

– Il était quoi ?

– Il était retourné sur son bateau. C’est Lindsay qui me l’a dit, il m’a dit que c’était le meilleur endroit pour qu’il se fasse soigner la jambe, que c’était mieux qu’à l’hôpital, où on risquait de lui poser des questions.

McCoy se renfonça sur sa chaise. Il se demanda ce qui avait bien pu arriver en réalité à Donny Stewart. Il n’était pas retourné sur son bateau, ça, c’était sûr.

– L’inspecteur Watson va me remplacer. Reprends tout avec lui depuis le début, vois si tu te souviens d’autre chose. Ne t’inquiète pas, c’est un gentil, pas comme moi. Dis-lui tout ce que tu peux. D’accord ?

Ross acquiesça.

– Tu es sûr que tu ne sais pas où on peut trouver les autres garçons ?

Ross confirma de la tête.

– Tout ce que je sais, c’est ce que Crawford m’a dit. Il nous a vus à tour de rôle toutes les demi-heures, il ne voulait pas qu’on puisse se parler.

McCoy acquiesça, se leva pour partir.

– Comment Lindsay a fait pour tous vous convaincre ? Pour vous faire gober toutes ces histoires sur l’Écosse, sur l’alcool ?

– Vous le connaissez ? demanda Ross, tout à coup en éveil.

McCoy hocha la tête.

– Alors vous savez comment il est. Il est brillant. Et au milieu de tous les élèves, il nous a choisis nous cinq. Il nous a dit qu’on était les garçons qu’il cherchait depuis longtemps. Qu’on était des frères d’armes, unis pour la vie.

– Et vous l’avez cru ?

Ross acquiesça, regarda à nouveau ses genoux.

– Je n’avais jamais vraiment eu d’amis avant, ni à l’école ni au travail. Là, j’avais Lindsay, et j’avais les autres gars. Je faisais partie de quelque chose. J’étais quelqu’un.

Il leva la tête. Sourit.

– J’aurais suivi le colonel Lindsay jusqu’au bout du monde.