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– Il a réussi à manger un peu pour le petit déjeuner, dit le Dr Basu. C’est toujours bon signe. Il n’a pas encore pris de morphine ce matin, donc si vous voulez discuter avec lui, c’est peut-être le moment ou jamais.

– Son fils Crawford n’est pas passé ? s’enquit McCoy.

Le Dr Basu fit signe que non.

– Je ne l’ai pas vu.

McCoy hocha la tête et poussa la porte de la chambre de Lindsay, suivi de Wattie. Ça sentait la Javel et le nettoyant pour les sols, comme dans tous les hôpitaux, mais il y avait une autre odeur derrière : un relent de pourri. Lindsay était assis dans son lit, un exemplaire du Times devant lui. Un bol vide était posé sur son casier. Son visage était un peu moins tuméfié que la veille. Une cage métallique protégeait sa jambe amputée sous les couvertures.

McCoy s’assit sur l’une des chaises près du lit. Wattie referma la porte derrière lui et resta debout à l’entrée de la pièce.

Lindsay retira ses lunettes, poussa le journal sur le côté. Il les toisa avec une expression d’ennui et de mépris.

McCoy avait du mal à le regarder. Il en avait marre des hommes comme Lindsay, des hommes qui prenaient plaisir à briser leurs semblables, puis qui semblaient s’indigner qu’on veuille les en empêcher.

– Neil Harrison, dit-il.

Lindsay eut l’air surpris. Il sourit. Se mit à applaudir doucement.

– Eh bien, il semblerait que je vous aie sous-estimé, McCoy. Bravo.

– C’est tout ce que vous avez à dire ?

– Que voudriez-vous que je dise ? Ça paraît évident. Vous avez trouvé ma pièce et vous avez réussi à y entrer. Ce n’est pas une tâche aisée. Puis-je vous demander comment vous vous y êtes pris ?

– Non. Dites-nous où sont Crawford et les autres garçons. Et quel est le plan. C’est ça qu’on attend de vous.

Lindsay se renfonça dans ses oreillers.

– Et pourquoi diable je vous dirais ça ?

– Parce que vous pouvez soulager votre conscience avant la fin. Et annuler les attentats. Il est encore temps.

Lindsay gloussa.

– McCoy… À en juger par votre nom, vous êtes catholique, je présume, pourtant vous ne me paraissez pas du genre à croire à la rédemption. Eh bien, moi non plus, je n’y crois pas. Je suis tout à fait prêt à rencontrer mon créateur tel que je suis. Enfin, s’il existe. Le problème, c’est qu’il n’y a que nous, vénaux humains. Laids, stupides et fourbes. Et nous n’avons de comptes à rendre qu’à nous-mêmes. J’assume parfaitement ce que j’ai fait, et il n’est pas question que je vous livre une ridicule confession son mon lit de mort. Un peu de respect, enfin.

Il s’interrompit, grimaça. Respira plusieurs fois profondément avant de reprendre.

– Mais vous avez raison sur un point. Il ne me reste que peu de temps. Quelques jours, peut-être. Alors pimentons un peu les choses, vous voulez bien ? Pourquoi ne pas jouer à un petit jeu pour passer le temps ? Qu’en dites-vous ?

McCoy acquiesça. Il dut s’asseoir sur ses mains pour s’empêcher d’aller frapper Lindsay.

– Très bien, dit Lindsay. Par magnanimité, je vais commencer. Le soldat Michael Martyn. Il y a une petite ferme abandonnée à quelques kilomètres au nord de la maison. Derrière, il y a deux arbres. Il est enterré dessous. C’est bien le genre de chose qui vous intéresse, n’est-ce pas ?

– Bon sang, vous allez vraiment traiter ça comme un jeu ?

– Et pourquoi pas ? Je suis coincé dans ce lit, ma fenêtre donne sur Glasgow, une ville que je n’ai jamais beaucoup appréciée. Un taux d’ivrognes galopant. Des églises papistes partout. Une population qui vit dans la fange, à genoux, qui a vendu son patrimoine pour quelques pièces jetées dans sa sébile par les Anglais.

Il respira à nouveau. Sourit.

– Par conséquent, il faut bien que je m’amuse un peu. Et narguer les idiots comme vous est trop tentant.

– Où doit avoir lieu le prochain attentat ? demanda McCoy d’un ton égal.

– Ah non, dit Lindsay. C’est votre tour. Qu’allez-vous me donner pour que je vous livre cette information ? Que vaut d’éviter aux va-nu-pieds imbibés d’alcool de Glasgow d’être pulvérisés ?

La question lui écorcha la bouche, mais McCoy la posa malgré tout :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Allons, allons, ne le prenez pas comme ça. Où est votre sens de l’humour, hein ?

Lindsay sourit à nouveau :

– Je vais vous simplifier la tâche. Ce que je demande est tout bête. C’est facile à organiser. On peut même régler ça tout de suite, ici même, dans cette chambre. Ça vous va, monsieur McCoy ?

– Qu’est-ce que c’est ? demanda McCoy en s’asseyant plus fermement sur ses mains.

Lindsay fit un signe de tête en direction de la porte.

– Ce grand gaillard derrière vous. Ce que je veux, c’est qu’il retire sa chemise et qu’il me laisse lui taillader le dos avec un cutter. Ou, à défaut, un scalpel. C’est plus facile à trouver par ici.

– Quoi ? fit McCoy. Vous plaisantez ou quoi ?

– J’ai l’air de plaisanter, McCoy ? Évidemment, ce serait plus logique que je vous le demande à vous, ce serait plus symétrique, je suppose, mais vous êtes trop vieux, trop maigrichon. Votre collègue, lui… Watson, c’est ça ? Il me rappelle un jeune homme que j’ai regardé mourir à l’ombre des pins. Un moment fantastique.

L’ombre des pins. McCoy savait exactement de quoi il parlait. Le morceau de papier qu’il avait trouvé sur le sol. Le film du jeune gardien attaché à un arbre, les hommes squelettiques qui se relayaient pour lui donner des coups de couteau.

Wattie le regardait, l’air apeuré.

– Vous pouvez toujours courir, dit McCoy.

– Dommage, dit Lindsay, avant de reprendre son journal.

McCoy se pencha en avant et lui fit gicler le journal des mains. Les feuilles volèrent dans la chambre.

– Écoute-moi bien, espèce d’ordure. T’as intérêt à parler, sinon…

– Sinon quoi ? grogna Lindsay, soudain en colère. Qu’est-ce que vous allez me faire, McCoy ? C’est moi le chef, ici. C’est moi qui détiens les informations que vous voulez, et le seul moyen pour vous de les obtenir, c’est de jouer le jeu. Mon offre est valable vingt-quatre heures.

Il se pencha vers le casier, y prit le flacon qui s’y trouvait et but quelques gorgées à la paille. Il appuya sur le bouton de la sonnette.

– Où est Donny Stewart ? demanda McCoy. Il est toujours vivant ?

Lindsay se rallongea sur ses oreillers. McCoy le saisit, le redressa à nouveau. Il criait à présent, il ne pouvait plus s’en empêcher.

– Il est où, putain ? Dis-le-moi !

Lindsay se contenta de sourire. Son regard commençait déjà à se voiler.

McCoy le laissa retomber sur les oreillers.

– J’imagine qu’il est toujours là où je l’ai laissé, dit Lindsay. Quel dommage que je ne puisse pas terminer le travail que j’ai commencé.

McCoy se leva de sa chaise, il fallait qu’il s’éloigne de Lindsay. Il ignorait combien de temps encore il pourrait se retenir de le frapper.

– Je te jure, vieux sadique de merde, je vais…

Il s’interrompit alors que la porte s’ouvrait et qu’une infirmière entrait.

– Tout va bien, monsieur Lindsay ? Vous êtes bien installé ?

– Ça va, ma chère. Mais je suis très fatigué. J’ai besoin de me reposer. Vous voulez bien faire sortir ces messieurs ? Merci.

McCoy claqua la porte derrière lui et donna un coup de pied dans un seau avec un balai à franges appuyé contre le mur du couloir. Le tout s’envola et ricocha sur le lino.

– L’enfoiré ! cria-t-il.

Au poste des infirmières voisin, celle qui s’y trouvait lui jeta un regard sévère et fit un tss-tss réprobateur, puis baissa à nouveau les yeux en voyant la colère sur son visage. Il sortit ses cigarettes, en alluma une. Prit une profonde bouffée.

– Je ne demanderais pas mieux que de le faire parler à coups de taloche, dit-il.

– Je crois que quelqu’un a déjà essayé, dit Wattie.

Il s’appuya contre le mur du couloir. Regarda McCoy.

– Lindsay va faire sauter la gueule à je ne sais combien de gens, ajouta-t-il. Donny Stewart est probablement attaché quelque part dans une cave, en train de mourir de faim ou de ce que cet enfoiré lui aura fait. Des familles, des parents vont rester sans savoir ce qui est arrivé à leurs enfants, sans pouvoir les enterrer ou faire leur deuil correctement. À moins que…

– À moins que quoi ?

– À moins qu’on joue le jeu.

Il hésita, puis :

– Qu’il me taillade le dos, qu’il me fasse ce qu’il veut, ça m’est égal. Quelques minutes de douleur, ça vaut bien tout ça. Je suis d’accord.

– Ça va pas, non ? Jamais je ne laisserai faire une chose pareille, Wattie. Tu m’entends ?

Wattie le regarda sans rien dire.

– On arrête de jouer, poursuivit McCoy. Pas question de céder aux caprices de ce salaud. On va les coincer, lui et sa bande de boy-scouts, je te le jure. OK ?

Wattie acquiesça. Il n’avait pas l’air convaincu.

– Allons voir ce que sa sœur a à dire. Si je reste plus longtemps dans cet hôpital, je vais faire quelque chose que je vais regretter.