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Ils marchèrent le long du loch. Le soleil était sorti, il était haut dans le ciel. Deux bateaux mouillaient là, amarrés à une bouée agitée par la brise, au loin un paquebot s’éloignait à vive allure de Greenock. On entendait les hommes de Faulds s’appeler les uns les autres dans les bois, la battue était toujours en cours. Ils n’avaient toujours rien trouvé.

– C’était quand, la dernière fois que nous nous sommes vus, déjà ? demanda Cavendish. Rafraîchissez-moi la mémoire.

– L’année dernière, répondit McCoy. Vous m’avez traité de salopard véreux, et vous m’avez dit que je vous donnais envie de vomir.

Cavendish sourit.

– Il s’agissait d’un problème délicat que je devais résoudre au plus vite. Vous comprenez, j’en suis sûr.

Tout ce que McCoy comprenait, c’était que Cavendish avait été envoyé par Londres pour étouffer un scandale impliquant des membres de la bonne société britannique. Innocents ou coupables, peu importait. Certains individus étaient protégés.

– C’est pour ça que vous êtes là aujourd’hui ? s’enquit McCoy.

– Non. Cette fois, c’est différent. Cette fois, j’ai besoin de votre aide.

McCoy secoua la tête.

– Je n’aurais jamais cru vous entendre dire ça un jour.

– Oui, moi aussi, ça me surprend un peu. Mais en l’occurrence, nous avons assez mal géré la situation, nous nous sommes un peu emmêlé les pinceaux. Nous avons commis une erreur d’évaluation.

– C’est-à-dire ?

– Nous étions au courant pour le hobby de Lindsay concernant l’Écosse libre. Nous le laissions faire. Il nous semblait inoffensif. Connaissez-vous le principe de la fausse bannière ?

McCoy secoua la tête.

– Nous nous servions de Lindsay comme d’une sorte de paratonnerre pour attirer d’autres fanatiques. À vrai dire, la majorité d’entre eux se sont avérés être de petits hommes poussiéreux qui se retrouvaient dans les pubs d’Édimbourg pour parler d’armées privées et de la « pierre du destin ». Des indépendantistes écossais, des membres du 1320 Club. Des clowns. Pas des gens dangereux.

– Et vous pensiez que Lindsay n’était pas dangereux non plus ?

– Exactement. Notre technique a fonctionné un certain temps. Nous avons réussi à découvrir un projet assez sérieux pour assassiner le prince Charles l’année dernière. Un loup solitaire s’est approché de lui d’assez près. Lindsay nous a donc été utile, et nous avions l’impression de le contrôler, que fondamentalement c’était l’un des nôtres. Il a des talents inhabituels, des talents qu’il développe depuis des années. Et ces talents étaient très précieux pour nous. Ça nous semblait un échange de bons procédés.

– Des techniques de torture.

Cavendish parut étonné. Puis il comprit.

– Ah. Votre discussion avec le professeur Burns. Un jeune homme intéressant. Oui, Lindsay a été très utile dans le passé.

– Le passé ?

– Oui. Évidemment, nous allons devoir nous séparer de lui le plus complètement et rapidement possible. Il faut à tout prix éviter que l’armée britannique soit éclaboussée par tout ça.

McCoy s’esclaffa.

– Ça risque d’être un peu difficile, non ? Il en fait partie, quand même !

– En fait, il est retraité. À compter de ce matin. Il l’ignore encore, mais voilà.

Cavendish se baissa pour ramasser un caillou et le jeta dans l’eau.

– Ce sont des choses qui arrivent, poursuivit-il. Une pomme pourrie s’infiltre dans une organisation. Bien sûr, ses vues extrémistes sur l’Écosse nous étaient totalement inconnues, et nous ne nous doutions pas qu’il avait constitué une armée privée et avait l’intention de perpétrer des attentats. Nous avons été atterrés. Un brave homme qui a déraillé. Impossible à prévoir.

McCoy s’arrêta, s’assit sur une barque retournée et alluma une cigarette.

– Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda-t-il. Pour faire croire aux gens des conneries pareilles ?

Cavendish sourit.

– C’est là que vous entrez en jeu, dit-il. D’abord, nous avons besoin que vous mettiez fin à cette vague d’attentats le plus vite possible. Vous avez fait du bon boulot jusqu’ici. Nous mettrons à votre disposition toutes les ressources dont vous aurez besoin. Vous n’imaginez pas l’aide que nous pouvons vous apporter.

Il sourit à nouveau :

– À ma grande surprise, il semblerait que vous soyez notre meilleure chance.

– D’accord, mais j’ai des conditions.

Cavendish leva les yeux au ciel.

– Je crois que vous ne comprenez pas bien, McCoy. C’est une instruction, pas une négociation.

– Burns a vu la photo de Brendan Shaughnessy. Il a tout vu. Il sait tout de vos petits coups tordus à Belfast.

Cavendish tenta de masquer sa surprise.

– Burns peut être maîtrisé. C’est un agitateur gauchiste bien connu, il participe aux manifestations pour le retrait de nos troupes en Irlande, appartient au Parti socialiste des travailleurs. Ce n’est pas très difficile de le discréditer, de ridiculiser ses propos.

– Vous êtes sûr ? Comment savez-vous qu’il n’a pas déjà prévenu Amnesty International ? Comment savez-vous que je ne l’ai pas fait, moi ?

Cavendish sortit un étui à cigarettes argenté et en alluma une. Il réfléchit un instant. Observa des oiseaux passant au-dessus d’eux.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Je veux que votre sbire, Barnes, me lâche la grappe. Il a l’air convaincu que j’ai des connexions avec l’IRA, que je vais être son super espion.

Cavendish acquiesça.

– Un vrai boulet, ce Barnes, je l’ai toujours pensé. Ce n’est pas le plus malin de la bande. Entendu.

– Et il y a autre chose.

Cavendish acquiesça à nouveau.

– L’IRA pense que Hughie Faulds est impliqué dans le meurtre de Paul McVeigh. Ils ont déjà essayé de le supprimer une fois. Je veux que vous fassiez en sorte qu’ils lui foutent la paix.

Cavendish secoua la tête.

– Je crois que vous nous surestimez. L’IRA est une organisation terroriste, on ne parle pas à ces gens-là.

– Mais si. Donnez-leur quelque chose en échange. Sinon, Faulds risque de se rappeler qui a vraiment fait le coup.

– Et qui est-ce, d’après vous ?

– Le Det.

Cette fois, Cavendish ne put le cacher à temps. Il eut l’air réellement surpris.

– Vous êtes un petit futé, hein, McCoy ? C’est parfois dangereux d’en savoir trop.

– On est d’accord ?

D’une chiquenaude, Cavendish propulsa sa cigarette en direction du loch.

– J’avais raison. Vous êtes une ordure. Mais une ordure utile. Entendu. Et maintenant, arrêtez-moi ces foutus attentats et laissez-moi m’occuper du reste.

Ils repartirent vers la maison.

– Et pour les victimes de Lindsay ? demanda McCoy. Les jeunes soldats ?

– Ça aussi, il va falloir l’étouffer. Mais réglons d’abord la question des attentats, vous voulez bien ?

McCoy acquiesça, se demanda ce que Cavendish avait derrière la tête. Comment il allait s’y prendre pour dissimuler les actes de Lindsay. C’était son problème, après tout. Ce que McCoy savait, en revanche, c’est que ces choses-là finissent toujours par ressortir un jour ou l’autre. Et en l’occurrence, il allait y veiller. Les parents des garçons comme Neil Harrison avaient le droit de savoir ce qui était arrivé à leur enfant, si horrible que ce soit. Stewart avait le droit de savoir ce qui était arrivé à Donny. Peu importaient les engagements pris par McCoy auprès de Cavendish.