station Châtelet
Philibert Duharnais, sa mallette d’affaires en similicuir noir à bout de bras, venait tout juste de monter à la station « Châtelet ». Son trop long et inusable imperméable gris souris, sans vie, tombait mollement sur ses chaussures de cuir noir.
L’homme à la quarantaine était un homme d’habitudes! Cela faisait quinze ans qu’il utilisait cette même ligne, cette station « Châtelet ». Fait curieux pour lui, il avait été séduit par le nom « Châtelet », car il y avait le mot « chat » dedans et c’était un passionné des félins, les roux, tout particulièrement!
Oui, bien sûr, « Châtelet » n’avait rien à voir avec le mot « Chat »! Allez donc lui dire vous-même! Qu’importe en tout cas. Philibert Duharnais avait donc choisi sa station puis avait ensuite cherché un logement dans les environs! Oui. C’est ainsi qu’était notre homme. De l’ordre et de la méthode.
Philibert s’installa donc à la même place qu’à l’ordinaire dans la rame de métro, celle près de la fenêtre. Les portes se refermèrent silencieusement, emportant quelques passagers supplémentaires dans ses bagages déjà bien conséquents pour ce matin d’ouvrage. Philibert croisa ses longues et maigres jambes puis ferma les yeux, à l’écoute du premier mouvement qui ébranlait toujours le wagon au moment du départ. C’était étrange, à chaque fois, il éprouvait une sorte d’exaltation à ce moment précis.
Pourtant, rien n’arriva…
Philibert hésitait ; devait-il ouvrir les yeux au risque de se priver de « son » moment? Ou attendre encore un petit peu? Le « petit peu » devenait bien long… Il avait presque l’impression d’entendre les secondes s’écouler bruyamment dans sa tête!
N’y tenant plus, Philibert soupira et ouvrit un œil brun suspicieux. Devant le spectacle inusité, son autre lucarne oculaire brune ne tarda pas à s’ouvrir elle aussi, morne, sans éclat. En y regardant de plus près, il y avait pourtant, soudain, de la frustration dans ces globes trop grands pour ce visage tout rond.
La rame de métro demeurait désespérément immobile. Ça, il s’en était rendu compte même sans ouvrir les yeux! Ce que Philibert Duharnais trouvait plus intrigant, voire irritant, c’était cette brume épaisse, qui envahissait le wagon. Pour tout dire, ils étaient toujours à la station « Châtelet », Philibert aurait pu le jurer… Il décroisa ses jambes et allait se lever quand une curieuse voix se fit entendre. Elle provenait de devant, quelque part dans la brume compacte.
Un passager? s’interrogea Philibert, intrigué plus qu’il ne l’aurait voulu. La voix poursuivit, reposant la même question qui avait interpellé notre homme à la mallette d’affaires :
— Voulez-vous continuer votre chemin?
Philibert réalisa avec une stupeur presque malsaine que la question était pour lui. Il avait envie de répondre « oui » et pourtant, il se trouvait idiot!
Bien sûr qu’il voulait continuer son chemin! Ne prenait-il pas les transports en commun depuis quinze ans pour lui faciliter la vie? En même temps, il se demandait pourquoi quelqu’un, qu’il ne connaissait pas, lui posait cette question! Et pourquoi, à lui? Philibert Duharnais n’était certainement pas le seul à vouloir aller travailler ce matin!
Pourtant, un timide « oui » sortit de ses lèvres. Si faible que la voix reprit :
— Vous devez traverser la brume pour poursuivre…
Philibert, les jambes flageolantes, s’exécuta. Il était debout à présent.
— Vous voilà dans de bonnes dispositions, Philibert.
Qui le connaissait ainsi? Qui pouvait bien savoir qu’il prenait le métro, chaque matin, à la station Châtelet?
Personne! constata-t-il, dépité soudain et presque apeuré par ce lamentable constat.
Philibert Duharnais se rembrunit. C’était bien la peine de côtoyer tant de monde dans le métro chaque jour, chaque matin pour être incapable d’avoir discuté au moins une fois avec un visage quotidien… Philibert restait toujours dans son monde, ne parlait jamais à personne… Et à l’extérieur, ce n’était guère mieux. Ses chats roux étaient son seul bonheur, sa seule passion.
Son visage s’étira devant sa vie banale et stérile. Pour un peu, il aurait pu ajouter, comme sa chatte! Il préféra avaler sa salive douloureusement.
— Pourquoi ce vide dans ta vie, Philibert?
L’homme aux cheveux bruns sursauta. La voix semblait avoir pénétré son esprit! « Impossible » cria sa raison. Une autre idée s’imposa pourtant, absurde, idiote. « La brume s’infiltre partout, pas que dans le wagon de la station Châtelet ».
Toujours debout, Philibert Duharnais questionna à son tour, abrupt, vindicatif et hagard aussi, quelque part :
— C’est une farce, vous faites une émission spéciale? Une expérience peut-être?
Un rire bref répondit à ses interrogations puis cette phrase, encore :
— Tu dois traverser la brume, Philibert, allez, du courage…
— Ce n’est pas à moi d’avancer! C’est à la rame de métro de le faire, s’entendit-il répliquer, de façon quasi véhémente maintenant.
Philibert ferma les yeux pour se ressaisir. Il n’y avait aucun bruit alentour, réalisait-il avec brutalité. Pourquoi les autres passagers ne bougeaient-ils pas? Pourquoi ne parlaient-ils pas, même en murmures? Ils ne protestaient même pas? C’était pratiquement impossible. Philibert aurait accepté tout, plutôt que cette voix qui venait d’il ne savait où, quelque part dans cette brume haït!!!
Philibert Duharnais décida de se rasseoir, toujours en gardant ses paupières closes. Tout allait revenir à la normale. Il ne pouvait en être autrement. Il se répétait ses phrases inlassablement, impatiemment. Il s’efforçait dans un même temps à respirer calmement, profondément comme il avait appris à le faire, une respiration qui allait jusqu’au ventre, bienfaitrice, salvatrice!
Les minutes s’égrenaient, infernales. Encore une fois, Philibert avait l’impression d’entendre le temps s’écouter lourdement dans ce silence implacable. Dans cette immobilité terrible.
— C’est à toi de tout remettre en marche! reprit la voix, suave, cette fois.
— Comment? En traversant la brume?
— C’est ça… Tu détiens toutes les réponses… Tu dois absolument savoir qu’à tout problème, il y a toujours au moins une solution!
Philibert Duharnais tendit une main fébrile sur la droite, en prolongement de son siège, sûr de rencontrer le corps assis de son voisin, plongé dans la brume lui aussi. Pourtant, Philibert faillit sursauter quand il sentit effectivement ce qu’il crût être l’épaule du passager inconnu auquel il n’avait même pas jeté un regard en montant tout à l’heure! L’autre usager des transports en commun ne fit aucun commentaire sous le contact. Philibert le secoua plus violemment. Aucune réaction…
Philibert Duharnais savait que c’était impossible! Personne n’aimait se faire bousculer et encore moins comme il venait de le faire, sans égard et avec rage!
— Tout est dans la brume!
Philibert soupira, agacé à présent. Il fronça les sourcils, se releva d’un bloc, les jambes fermement ancrées au sol cette fois. Il avança, connaissant bien la disposition des bancs de la rame du métro. À l’occasion, il heurtait des genoux sur son passage…
Aucune réaction.
Philibert Duharnais poursuivait son chemin. Dans son esprit, de façon inattendue, les visages de ses voisins voyageurs affluaient. Pourtant, jamais il ne leur adressait un sourire, encore moins une parole. C’était tout juste s’il jetait un regard, distrait, invariablement absent.
À peine était-il installait qu’il fermait les paupières pour profiter de « son » moment, le départ de la station « châtelet ». Son esprit continuait d’errer tout en avançant. «Depuis combien de temps côtoyait-il cette femme avec son imperméable à fleurs à l’automne? Et cet homme, aux traits orientaux, qui tenait toujours un long parapluie noir peu importait le temps? Et cet autre encore, ce grand-père, avec cette grosse barbe blonde et touffue? Où allaient-ils?
Philibert, tout en avançant, réalisait qu’il ne s’était même jamais posé la question, indifférent.
— Pourquoi? Chacun sa vie, c’est ça? interrogea durement la voix, glaciale.
Philibert serra les dents. Il avait du mal. Il avait du mal à aller au-devant des autres… Il avait bien essayé au début, un peu. Un tout petit peu. On l’avait blessé à quelques reprises… Alors, il avait arrêté, puis, sans s’en rendre compte, il s’était replié complètement sur lui-même et sur ses chats roux aux tempéraments extraordinaires.
— Et maintenant, ta vie ressemble à toute cette brume…
— Non, s’insurgea-t-il, ma vie est bien remplie. Et cela ne vous regarde pas, de toute façon!
— Ce n’est pas aux autres de briser les remparts que tu as érigés autour de toi, Philibert.
— Je ne demande rien à personne…
— C’est vrai… Et c’est pour ça que tu souffres!
— Et alors?
— Je ne le veux pas.
Philibert se mit à rire. Il sursauta presque. Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé? Même en compagnie de ses chats roux, il ne riait jamais.
— Le rire est libérateur, Philibert. Sa puissance est extraordinaire. On lui attribue même des valeurs thérapeutiques. Alors, pourquoi l’emprisonner?
— La vie n’est pas drôle!
— Et pourtant, le soleil se lève tous les matins… Pourquoi ne pas s’en réjouir?
— C’est amusant de parler du soleil alors que la brume nous empêche de voir quoi que ce soit…
— Ne sois pas acerbe, Philibert. Réjouis-toi au contraire! Tu as tant à offrir… Crois en toi et ouvre-toi aux autres réellement!
Philibert continua à avancer. Il essayait même de se diriger au son de la voix, penchant parfois la tête sur le côté pour être plus sûr de la direction.
— Tu avances bien. Pose ta main contre la vitre à présent.
Philibert s’exécuta, sans comprendre pourquoi. Il ressentit un grand vide. Il était bien conscient que sa vie était vide. Que faisait-il de ses journées? Il se levait, préparait le repas de ses chats adorés, allait prendre le métro à la station Châtelet pour se rendre au travail, revenait par le même chemin, mangeait, en compagnie de ses chats roux — l’un d’eux manquait parfois, parti traîner dans les alentours, en quête de tendresse féline. Pour terminer, Philibert se couchait et recommençait son rituel immuable le lendemain.
Il n’avait même pas la télévision pour lui tenir un semblant de compagnie, ni de livres pour lui tenir lieu d’ami! Personne ne lui avait dit qu’avec un livre, on n’était jamais seul. Sinon, il aurait au moins pu essayer en attendant de pouvoir partager ses lectures avec des amis de chair et d’os!
Pour un peu, Philibert Duharnais pleurerait sur cette vie désertique. Sur sa vie! Sa main sentit la vitre sous la paume. La fraîcheur pénétra ses chairs à vif, exacerbées. Une curieuse sensation l’habita. Une main puissante le repoussa. Il était incapable de résister. On le poussait en arrière sans ménagement. Il n’avait pas fait tout ce chemin en vain tout de même? s’admonesta-t-il.
Pourtant, Philibert avait beau souffler, résister, rien n’y faisait. La terrible main appuyait sur une épaule à présent. Philibert se retrouva assis. Il ferma les yeux, éprouvé par cette expérience trop physique pour lui. Il soupira bruyamment et ouvrit de nouveau les yeux, prêt à recommencer cette épreuve.
À demi debout, la rame de métro s’ébranla, le ramenant brutalement sur son siège. Le métro quittait la station châtelet. Philibert réalisa que la brume s’était dissipée… Autour de lui, il découvrit les voyageurs, voisins quotidiens et fidèles ; la femme avec son imperméable à fleurs. Un peu plus loin, l’Asiatique avec son parapluie noir et le vieux monsieur…
Philibert se mit à sourire. La femme à l’imperméable le regarda, surprise. Philibert lui sourit de plus belle.
— C’est la première fois que je vous vois sourire, Monsieur. Cela vous va bien.
Philibert la remercia, s’enhardit et apprit ainsi qu’elle s’appelle Marie-Thérèse. Il se permit même un rire maladroit, heureux, que la femme partagea encore avec lui.
Le vieux monsieur s’anima à son tour, frotta sa grosse barbe blonde qu’il devait entretenir avec un soin jaloux :
— J’aime les sourires pour tous les moments de la journée. Ce sont des soleils fidèles.
— Oui, le soleil se lève tous les matins, ajouta l’Asiatique, dans un clin d’œil entendu, l’œil malicieux.
Philibert Duharnais ne se souvenait pas avoir passé un aussi agréable moment que ce trajet en métro. Et il savait de façon certaine que ce n’était pas l’unique fois que cela allait se produire. Il n’avait plus envie que la brume ne recouvre sa vie. Plus jamais…
De toute façon, la brume ne finissait-elle pas toujours par se dissiper un jour ou l’autre, d’une heure à l’autre? Philibert souriait tout en arrivant au bureau, saluant chaleureusement ses collègues qui se retournaient, surpris par sa jovialité sincère et contagieuse. Ils se prenaient dans un même élan à lui répondre avec la même gaieté…
Prenez au moins une portion de bonheur par jour.
C’est à l’épreuve de tout!
Et excellent pour la santé.
A.R.