PRÉSENTATION

Du premier recueil de Poésies, malencontreusement mis en vente le 28 juillet 1830, alors que les barricades se dressaient dans Paris et que nul ne pouvait s'intéresser à un inconnu de dix-neuf ans à peine, jusqu'à l'ultime article de 1872, interrompu par sa mort, l'itinéraire créateur de Théophile Gautier couvre une large part d'un siècle littérairement et politiquement agité. Venu à l'écriture dans l'élan ascendant du romantisme, le jeune homme au gilet cramoisi de la première d'Hernani est devenu en assez peu d'années un critique ventru, idéologiquement fort peu révolutionnaire (et même très gouvernemental sous le Second Empire, dont il fréquente les souverains), et un poète dont les clichés des manuels ont associé le nom au slogan figé de « l'art pour l'art », dont il n'est même pas littéralement l'inventeur. L'art, la beauté, il en fut certes l'adorateur infatigable, et Baudelaire, dont la sensibilité, sur ce plan-là, était proche de la sienne, sut le reconnaître en lui dédiant solennellement Les Fleurs du Mal ; mais chez l'auteur de Mademoiselle de Maupin, ce culte indéfectible n'est pas béat : il s'exprime à la fois dans la nuance, dans la passion, dans l'humour. Sur tous ces points, aujourd'hui, le vrai Gautier reste largement à redécouvrir.

Cette anthologie tirée de son œuvre de journaliste a été conçue dans la perspective et la volonté d'une telle redécouverte. De 1835, date du premier article retenu, à 1872, les conditions de diffusion du discours par les publications périodiques ont considérablement évolué ; Gautier accompagne cette évolution, à la fois comme feuilletoniste de la presse quotidienne et comme directeur ou codirecteur de plusieurs revues, et plus généralement comme écrivain, puisque presque toute son œuvre, critique bien sûr (c'est l'objet de ce volume), mais aussi poétique et romanesque, a été publiée dans les journaux et revues. Une portion non négligeable n'en a même, de son vivant, été publiée que là, par exemple l'intégralité des 592 feuilletons de théâtre insérés dans Le Moniteur universel entre 1855 et 18691. Gautier incarne donc, par excellence, le type de l'écrivain journaliste, au plein et grand sens de chacun de ces deux termes, et comme a pu l'être après lui, malgré bien des différences, un Joseph Kessel par exemple2.

Naissance de l'ère Girardin (1828-1836)

À l'époque où Gautier vient au monde (1811), l'Occident amorce à peine une révolution décisive dans le domaine qui nous occupe, celui de la communication des idées et des faits par l'écrit, et notamment par l'écrit périodique : la fabrication du papier passe, en quelques décennies, de l'artisanat de luxe aux premières formes de l'industrie. Balzac, que Gautier a rencontré à la fin de 1835 et auquel le lie dès lors une grande amitié admirative, a résumé cette évolution en un personnage symbolique, celui de l'imprimeur David Séchard, dans son roman Illusions perdues, dont l'action se déroule au tout début des années 1820. L'ouverture de la première partie, écrite en 1836-1837, évoque d'entrée la modernisation de l'imprimerie elle-même, et le rôle qu'y a joué l'Anglais Charles Stanhope (1753-1816), inventeur, à la fin du XVIIIe siècle, de la presse en fonte ; les premiers modèles de cette presse, qui reléguait au musée des accessoires la presse en bois des petites imprimeries de province, apparaissent en France en 1814. Dans la suite du roman, et notamment au fil de sa dernière partie, rédigée en 1843, Balzac raconte plus précisément « les souffrances de l'inventeur » (titre définitif de cette section d'Illusions perdues), un inventeur conscient de la nécessité de découvrir des procédés de fabrication du papier à la hauteur technique et économique du nouveau matériel d'imprimerie, qui en sera un grand consommateur. Le romancier, en situant son intrigue vingt ans avant la date à laquelle il finit de rédiger, peut rendre manifestes à la fois l'échec matériel de David, longtemps incapable d'obtenir des matériaux dont il tire sa pâte un papier de grain et de texture stables, et la justesse de son intuition historique, celle d'un temps tout proche où le journal en pleine expansion pourra être imprimé sur du papier à bon marché : en 1822, c'était folie d'inventeur ; en 1843, c'est chose faite. Le nombre moyen des abonnés d'un journal politique s'est multiplié par dix entre ces deux dates, et lorsque Gautier disparaît en 1872, on touche presque au moment où la presse quotidienne dépassera le million d'exemplaires sortis chaque nuit des rotatives : la IIIe République, dont il a vu avec désolation l'avènement, est le temps du journal roi.

Un entrepreneur dont Gautier fut pendant vingt ans le salarié a joué un rôle de premier plan, non plus industriel mais commercial, dans cette transformation de la presse en outil de diffusion massive de la chose écrite : il s'agit d'Émile de Girardin (1806-1881). Parler un peu de lui permet de montrer que le journal quotidien n'est ici pas seul en cause, mais aussi les revues, dans lesquelles Gautier a publié une part importante de son œuvre. Girardin, très jeune encore, en compagnie d'un aîné et ami de collège, Charles Lautour-Mézeray (1801-1861) – un dandy que connurent et Balzac et Gautier –, fonde d'abord deux périodiques où se dessine déjà toute son audace.

Le premier, en avril 1828, c'est Le Voleur, qui trouve en quelques semaines son rythme original de publication, tous les cinq jours, et qui, comme son titre l'indique non sans cynisme, puise l'essentiel de sa matière dans les autres journaux, dont il reproduit les articles ; c'est possible, en ce temps où la propriété intellectuelle de la chose écrite ne bénéficie encore d'aucune législation protectrice. Mais Girardin entend convaincre très vite que cette apparente facilité de pillage s'accompagne d'un vrai projet critique, celui d'un organe d'information et d'idées surpassant les autres par son don d'analyse et de synthèse. C'est dans cette perspective qu'il accueille aussi des articles originaux, et non des moindres : durant l'automne et l'hiver 1830-1831, c'est dans son journal que Balzac, déjà remarqué pour Les Chouans et les Scènes de la vie privée, donne la série de ses dix-neuf Lettres sur Paris, géniale chronique politico-littéraire de l'après-révolution de Juillet3. Le Voleur, après cette grande mais brève période, se survécut jusqu'en 1842 ; Girardin l'avait abandonné depuis longtemps (dès 1831) en d'autres mains ; mais l'idée initiale, celle d'un journal qui pût tenir lieu de tous les journaux, il ne l'oublia pas, et il la relança plus tard sous une autre forme – nous y reviendrons, après avoir évoqué la seconde « invention » primitive de cet homme imaginatif.

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Dessin d'Edgar Morin, d'après les photographies de Maze, Nadar, Carjat, etc. (Le Musée des familles, 1863)

1er rang (en haut) : Émile de Girardin. – 2e rang : Méry, Théophile Gautier, Jules Janin. – 3e rang : E. Pasquier, Ch. Desnoyers, Léon Gozian, Jules Sandeau, Philarète Chasles. – 4e rang : Ivan Tourgueniev, Amédée Pichot, H. de Callias, Pitre-Chevalier.

Il s'agit cette fois d'une revue, La Mode, fondée en octobre 1829, toujours avec Lautour-Mézeray ; c'est alors un hebdomadaire qui paraît le samedi, sur trente-deux pages, sous une apparence bien différente de celle du journal quotidien de quatre pages qu'imite Le Voleur. Le format de cette « revue des modes, galerie des mœurs, album des salons » (son sous-titre initial, modifié plus tard) est celui du roman élégant, l'in-octavo ; l'un des attraits proposés aux abonnés, qui sont plutôt des abonnées, ce sont les gravures représentant les toilettes nouvelles dont le texte imprimé fait par ailleurs l'éloge ; s'y ajoute un second attrait, celui, chaque semaine, d'une contribution littéraire, vers, conte, nouvelle, texte bref puisque le nombre de pages disponible est restreint, mais signature, si possible, prestigieuse : celle de Balzac, ici aussi, s'impose comme la plus remarquable (plus de vingt articles et nouvelles entre janvier et novembre 18304), cependant Girardin sait aussi prendre son bien chez des débutants encore confidentiels, comme Eugène Sue, alors spécialisé dans la littérature maritime. Recruter de bonnes plumes est pour Girardin une nécessité, car il doit concurrencer l'une au moins de deux autres revues fondées presque en même temps que La Mode : la Revue de Paris, lancée par le docteur Véron en avril 1829, et qui paraît le dimanche ; et la Revue des Deux Mondes, mensuel créé en août de la même année par Prosper Mauroy. Certes cette dernière, qui vivote d'abord, ne trouve son véritable élan qu'en 1831, lorsque François Buloz en devient le rédacteur en chef et le maître pour plusieurs décennies ; mais la Revue de Paris, elle, a tout de suite été prospère, et elle propose des sommaires dangereusement alléchants : on y voit les noms de Balzac, encore et partout (c'est alors sa plus grande période d'activité journalistique, à la fois comme critique et comme conteur), mais aussi de rien de moins que Mérimée, qui publie là tous ses premiers chefs-d'œuvre, à commencer, dès le 3 mai 1829, par le coup d'éclat de Mateo Falcone.

De même qu'il a abandonné Le Voleur, Girardin laisse dès 1831 les rênes de La Mode à une équipe nouvelle, fortement politisée, et sous la direction de laquelle la revue devient vite un des organes les plus violents de l'opposition légitimiste à Louis-Philippe. Faire de la politique n'intéresse pas Girardin, du moins pas au premier chef. Avoir donné l'impulsion éditoriale lui suffit, d'autres prospections l'attendent. Girardin, c'est le lanceur, jamais timoré, de nouvelles tentatives. Il lance avec Balzac, début 1830, un Feuilleton des journaux politiques qui ne dure que quelques mois, mais remarquable : c'est dans ses colonnes que Balzac éreinte longuement Hernani, si bien défendu, dans la salle, par un Gautier qu'il ne connaît pas encore5. À peine le Feuilleton enterré par la révolution de Juillet, à peine Le Voleur et La Mode laissés à d'autres, Girardin fonde en octobre 1831 un mensuel, le Journal des connaissances utiles, destiné, dit entre autres son long sous-titre, « à tous les hommes qui savent lire » – et là encore, il frappe juste. Non seulement ce journal centré sur l'économie pratique a duré toute la monarchie de Juillet, mais sa notoriété en province fut aussitôt assez grande pour que Lamartine en personne, à la fois poète célèbre et maire de Mâcon, y publie dès les premiers mois un article retentissant sur les « devoirs civils du curé » (mars 1832).

Arrive enfin la grande année de Girardin, 1836, celle qu'Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty ont proposé d'appeler « l'an I de l'ère médiatique6 ». Agacer la grande presse en lançant Le Voleur à ses basques, ou inventer, avec La Mode et le Journal des connaissances utiles, des clientèles que nous dirions aujourd'hui « ciblées », ce n'était qu'essais, amorces. Girardin veut bouleverser le marché de la presse quotidienne elle-même, et s'y imposer. Tout ce qu'il a tenté jusqu'alors a visé à élargir le public lisant ; il faut aller beaucoup plus loin. Mais le marché du quotidien, au moment où il prétend s'y immiscer, c'est un bastion, un tout petit bastion élitaire. La presse quotidienne est alors une presse d'opinion, marquée en politique par des préférences partisanes (affichées ou sournoises), et c'est une presse chère : quatre-vingts francs d'abonnement par an pour une feuille unique pliée en deux7. Cette double entrave, par l'appartenance politique et par l'argent, limite la clientèle à des effectifs restreints. Les nostalgiques des Bourbons se partagent pour l'essentiel entre deux quotidiens légitimistes, La Quotidienne et la Gazette de France (environ 10 000 abonnés à elles deux en 1836) ; les républicains, décimés après les lois consécutives à l'attentat de Fieschi contre le roi (juillet 1835), n'ont plus comme quotidien que Le National, astreint à la prudence (4 000 abonnés) ; reste, si l'on néglige les feuilles vraiment confidentielles, une demi-douzaine de quotidiens modérés, c'est-à-dire ceux qui souhaitent éviter les ennuis avec le pouvoir même s'ils n'en sont pas les serviteurs, les deux plus connus étant les deux plus anciens, le Journal des débats (10 000 abonnés) et Le Constitutionnel, en déclin (9 000 abonnés). Tout cela ne fait pas 100 000 abonnés dans toute la France. Certes, et c'est important, grâce aux cabinets de lecture, ancêtres de nos bibliothèques de quartier, chaque numéro a plusieurs lecteurs ; mais c'était surtout vrai sous la Restauration8, et la diffusion globale de la presse quotidienne suit plutôt, depuis 1830, une courbe de déclin. Comment changer cela ?

En baissant les prix. Spectaculairement : en les baissant de moitié. La Presse, le quotidien lancé par Girardin le 1er juillet 1836, ne coûte plus que quarante francs par an, grâce à l'introduction de la publicité payante, qu'on appelle à l'époque l'« annonce » ou la « réclame ». La quatrième page du journal vante dès lors aussi bien des éditions que des moutardes, des médicaments que des albums de gravures, en un étrange fourre-tout qui couvre, parfois, l'intégralité de la page in-folio. Une ère nouvelle est née, ce que confirme le lancement, à la même date du 1er juillet 1836, par Armand Dutacq (1810-1856), d'un autre quotidien à moitié prix, Le Siècle, situé un petit peu plus à gauche que La Presse – Girardin, lui, privilégie une analyse « objective » de l'actualité, considérée comme un produit attirant parmi d'autres plutôt que comme un dangereux objet de polémique : la politique aussi, à ses yeux, est objet de « révolution industrielle9 ».

C'est à cette presse nouvelle, très moderne dans sa conception même si son aspect matériel austère peut nous paraître, à nous abreuvés de couleurs et d'images mouvantes, singulièrement peu attirant, c'est à cette presse d'avenir que Gautier se trouve associé en 1836, sûrement sans se douter que c'est pour le restant de ses jours. D'où vient-il alors, lui qui n'a encore que vingt-cinq ans ?

Débuts littéraires et critiques

Né à Tarbes par le pur hasard de la carrière de fonctionnaire fiscal de son père, mais Parisien dès sa toute petite enfance, Théophile Gautier a mené jusqu'à ses quinze ans une existence sans histoires d'élève doué mais sans plus ; bon latiniste, toutefois : il en a gardé une vraie culture, lui qui, dans ses feuilletons, cite volontiers Horace et Virgile dans le texte, et souvent sans erreur de mémoire contrairement à ce que l'on entend dire parfois (il est plus approximatif dans ses citations d'auteurs français !). Au collège royal Charlemagne, il a aussi noué des amitiés, la plus capitale pour lui et la plus durable étant celle de Gérard Labrunie, son aîné de trois ans, bientôt poète sous le pseudonyme de Nerval, et avec qui, entre 1837 et 1840 notamment, il partagea étroitement une partie de sa vie de journaliste.

Devenu jeune homme, il hésite un moment entre plume et pinceau ; un temps élève d'un peintre de genre et portraitiste, Louis-Édouard Rioult (1790-1855), il s'oriente vers la littérature après avoir été, le 27 juin 1829, présenté par Nerval à Victor Hugo, le patron encore jeune, mais prestigieux, du Cénacle romantique. Hugo a publié avec bruit, en décembre 1827, la préface de son drame Cromwell, dans laquelle il reprend et synthétise tous les désirs des novateurs en matière théâtrale ; puis, en février 1829, les poèmes pittoresques, au sens propre du mot, des Orientales. La seconde moitié de l'année 1829 voit Gautier, simultanément, suivre la courbe de l'ambition du jeune maître et s'essayer lui-même à une écriture poétique qui doit beaucoup aux modes du jour. Comme disciple enthousiaste, il voit Hugo, censuré par le ministère et par le roi en personne pour l'image critique qu'il a donnée de Louis XIII dans sa pièce Un duel sous Richelieu10, se rebiffer en faisant presque aussitôt recevoir par acclamation Hernani à la Comédie-Française ; et comme poète, il se rêve s'imposant au public par un recueil décisif. Les deux expériences sont pour lui fondatrices : Hugo dramaturge, il l'admirera toujours comme la lumière de sa jeunesse, et ne le reniera jamais, alors même que leurs itinéraires auront complètement divergé sur le plan politique ; quant à la poésie, si en 1830 elle signifie pour lui un échec décevant (seule la malchance a voulu que son recueil paraisse en pleine révolution), elle demeurera jusqu'à son dernier souffle l'activité reine... même si le journal, souvent, l'empêcha de la pratiquer à sa guise, comme il le dit avec un humour un peu triste dans des vers tardifs qui commencent par un constat soulagé :

Mes colonnes sont alignées

Au portique du feuilleton ;

Elles supportent résignées

Du journal le pesant fronton.

C'est seulement cette corvée une fois accomplie que le poète peut dire : « Jusqu'à lundi je suis mon maître », et affirmer à propos de ce qu'il écrira, enfin, de personnel – c'est-à-dire des vers :

Je boirai le vin de mon cru :

Le vin de ma propre pensée11.

Nous en sommes pour le moment au Théophile Gautier de 1830, qui ne gagne pas encore sa vie : défendre Victor Hugo contre les siffleurs d'Hernani n'enrichit pas son homme, pas plus qu'une plaquette de vers que, de plus, personne ne réclame. Nul « métier », au sens bourgeois et lucratif du terme, ne le tente, et d'ailleurs il n'a même pas fait les études de droit qui ont permis à la moitié des gens connus de son temps de devenir avocats... C'est sans doute une des raisons matérielles de son entrée, d'abord discrète, dans le monde journalistique.

Il le fait en premier lieu comme conteur : on lui attribue, par tradition de famille, mais avec vraisemblance, une nouvelle non signée intitulée « Un repas au désert de l'Égypte » ; cette modeste préfiguration de sa passion invétérée pour les anciens mystères des pharaons, d'Une nuit de Cléopâtre (1838) au Roman de la momie (1858), a été publiée le 24 mars 1831 par Le Gastronome, bi-hebdomadaire dirigé pendant un peu plus d'un an par le chansonnier politique Charles Lemesle, et bien typique de la floraison, autour de 1830, de périodiques le plus souvent éphémères, mais qui recèlent de multiples richesses et de vrais documents d'histoire culturelle. À cette même catégorie, mais en plus solide et en plus durable, appartient Le Cabinet de lecture, fondé en octobre 1829 par Valentin Darthenay, et qui donne à lire tous les cinq jours des contes et anecdotes pittoresques, conformément au titre par lequel il ambitionne d'attirer autant d'abonnés que les cabinets de lecture, déjà évoqués un peu plus haut, ont de fidèles. C'est dans les pages de cette revue que, le 4 mai 1831, Gautier publie La Cafetière, son premier conte fantastique signé, très marqué par l'influence ambiante d'Hoffmann. Entre ces deux dates, c'est une troisième revue, Le Mercure de France au XIXsiècle, qui, le 16 avril, insère le premier poème de Gautier publié dans la presse, « L'orage12 ». Avec ce tir groupé s'amorce ce qui fut pendant quarante ans la principale façon, pour lui, de publier son œuvre littéraire, en vers comme en prose.

Reste pour nous à dater les débuts de sa carrière de journaliste à proprement parler, ou, si l'on préfère, de critique, celle qui nous intéresse ici. C'est chose faite très peu de temps après, durant la même année 1831 : le 8 octobre, le Mercure de France, qui depuis avril accueille régulièrement des vers de Gautier, publie son premier article de critique d'art, l'éloge d'un « Buste de Victor Hugo » sculpté par son ami romantique Jehan Duseigneur (1808-1866). Gautier a vingt ans, sa route de journaliste est tracée. Il s'en faut en revanche de quelques années pour que s'ouvrent les deux autres pans de sa carrière dans ce domaine : la critique littéraire, avec la première étude du futur volume Les Grotesques, celle sur « François Villon », dans La France littéraire, en janvier 1834 ; la critique de théâtre, dernière venue mais qui le dévora jusqu'aux derniers jours, avec une brève chronique sur « La comédie à l'hôtel Castellane », dans le premier numéro du Monde dramatique de son ami Nerval, le 23 mai 1835. Ce sont aussi ces trois axes principaux : art, littérature, théâtre, que nous avons suivis pour composer le présent volume.

Gautier triple critique face à son siècle

À quelles nécessités fallait-il se plier pour produire une anthologie représentative de l'œuvre journalistique de Gautier ? Faisons provisoirement abstraction de la plus pénible de ces nécessités : celle du tri ! De tout ce qu'il a fallu abandonner, nous allons dire un mot plus loin. Considérons pour le moment la table des matières, telle qu'elle s'est stabilisée après plus d'un tâtonnement.

Le premier impératif consistait à couvrir tout le temps d'une longue carrière. Le pari n'est pas absolument relevé, car le premier article retenu n'est « que » de 1835. Mais le dernier, trente-sept ans plus tard, s'ouvre loin sur l'avenir, puisqu'il montre Gautier, à la veille de sa mort, s'interrogeant sur l'évolution de l'art et de la littérature. D'autre part, à considérer les trente-cinq textes conservés, on peut constater que l'écart chronologique de l'un à l'autre n'atteint jamais trois ans ; le fil se distend, mais ne rompt pas.

Le deuxième impératif, c'était de refléter aussi équitablement que possible la tripartition thématique que je viens d'évoquer : critique littéraire, critique d'art, critique théâtrale.

La tâche était incommode. Une répartition purement quantitative aurait dû donner plus nettement la préférence aux feuilletons de théâtre, qui représentent à eux seuls bien plus de la moitié de l'œuvre critique, et presque la moitié de l'œuvre entière de Gautier13. Il a paru préférable de procéder autrement. En effet, le feuilleton dramatique est, d'une part, au fil des années, de plus en plus répétitif (parfois textuellement : le critique, pour s'économiser la peine d'écrire, cite longuement un feuilleton antérieur), et, d'autre part, de moins en moins souvent consacré à la seule production théâtrale, jugée par Gautier, sauf exceptions notables, décourageante et sans valeur novatrice ; il arrive même qu'un feuilleton annoncé sous la rubrique « Revue des théâtres » soit complètement voué à parler d'autre chose, par exemple d'un roman même s'il n'est pas nouveau (c'est le cas de l'article sur Dickens, p. 323). Nous avons puisé dans ce très vaste ensemble des échantillons que nous pensons représentatifs à la fois de ses constantes et de son hétérogénéité.

En revanche, la critique d'art, même si elle perd assez vite la verve et la drôlerie qui étaient les siennes dans les toutes premières années14, se maintient pendant quarante ans à un niveau souvent passionnant, ce qui a paru justifier un choix plutôt riche, et le plus diversifié possible, mais où apparaissent clairement le goût de Gautier pour le beau trait, et sa défiance, finalement, à l'égard de la nouveauté, trop souvent à ses yeux synonyme de laideur : il n'a jamais aimé Courbet (articles p. 182 et 349), et nous pouvons être sûrs, à lire ce qu'il dit de Monet (article p. 349), qu'il eût haï, s'il eût vécu, l'impressionnisme triomphant.

Quant à la critique littéraire, elle compte moins de numéros que les autres séries dans la liste générale des articles de Gautier, mais c'est parce qu'elle comporte plusieurs textes en forme de longues synthèses, qui ne pouvaient malheureusement être repris ici intégralement, et qui d'ailleurs font figure d'œuvres à part entière par leur publication en librairie : c'est le cas de l'étude sur Balzac, mise en vente en volume en 1859 après avoir été donnée l'année précédente en six articles dans L'Artiste et, presque en même temps, en huit livraisons dans Le Moniteur universel. Mais Balzac, maître si important pour Gautier, est tout de même présent dans ce volume, et comme romancier, par le biais d'une adaptation théâtrale ratée de La Recherche de l'Absolu, roman dont, du coup, le critique s'offre le plaisir de faire l'analyse (article p. 55), et comme dramaturge, lors de l'interdiction, à ses yeux abusive, du drame Vautrin (article p. 91).

Finalement, nous offrons, de 1837 à 1869, dix-sept feuilletons de théâtre (mais pas tous exclusivement consacrés à la scène...) ; de 1836 à 1872, treize articles de critique d'art ; de 1835 à 1854, quatre de critique littéraire (mais de nombreux feuilletons de théâtre tardifs parlent d'écrivains, notamment par le biais des nécrologies) ; enfin, un feuilleton de 1852 relevant du récit de voyage (article p. 194), seul rescapé ici d'une part de l'œuvre journalistique certes riche15 mais dont presque tous les articles sont devenus des livres (Voyage en Espagne, Italia, Contantinople, Voyage en Russie).

Un troisième et dernier impératif recoupait et venait contrarier en partie les deux premiers : la nécessité de respecter une répartition juste entre les articles de revue et les feuilletons parus dans les quotidiens.

Rappelons, avant d'aller plus loin, que le terme « feuilleton » désigne, depuis le début du XIXe siècle, la rubrique placée en « rez-de-chaussée » (c'est-à-dire en bas) de la première page des quotidiens, et qui pouvait traiter des sujets les plus divers : comptes rendus des séances des académies, critique littéraire, théâtrale ou musicale, critique d'art, pièces de vers inédites, nouvelles. Ce sont Girardin et Dutacq qui eurent à peu près en même temps l'idée d'utiliser l'espace du journal pour publier des « feuilletons-romans », sans toutefois aller d'un seul coup au terme logique de cette trouvaille, puisque si le premier roman publié ainsi par tranches quotidiennes, dans La Presse, fut La Vieille Fille de Balzac, du 23 octobre au 4 novembre 1836, ce ne fut pas en bas de première page mais dans le corps du journal, au sein des « Variétés » généralement situées en troisième page, après la politique. En revanche, dès que cette innovation eut trouvé ses lecteurs, et même en eut rapidement produit d'autres sous la forme de nouveaux abonnements, le feuilleton-roman de rez-de-chaussée devint la règle, et la presse, le champ de bataille concurrentiel des Balzac, Sue, Dumas, Soulié, plus tard Féval, Ponson du Terrail : c'est pourquoi la chronologie proposée à la fin de ce volume indique quelques-unes des dates essentielles du développement exponentiel du feuilleton dans les quotidiens à partir de la publication ininterrompue, durant quinze mois, des Mystères de Paris d'Eugène Sue dans le Journal des débats (juin 1842-octobre 1843). Enfin, même si ce n'est pas l'objet du présent volume, il convient de rappeler que tous les romans de Gautier, sauf Mademoiselle de Maupin dont la date est antérieure à la naissance du roman-feuilleton, ont été d'abord publiés sous cette forme. Nous n'avions pas à nous en occuper, mais nous devions rendre compte, dans notre anthologie, de l'alternance entre les articles publiés en feuilleton dans les quotidiens et ceux qui avaient trouvé accueil dans des revues.

Là non plus, le choix n'était pas facile, surtout pour les Salons de peinture, car Gautier a utilisé en ce qui les concerne toutes les formes possibles de publication. Les deux premiers qu'il ait laissés, ceux de 1833 et de 1834, forment une seule livraison assez longue dans une revue mensuelle, pour 1833 La France littéraire de Charles-Malo (1790-1871), et pour 1834 La France industrielle du même – essai intéressant, mais qui ne dura pas, de mensuel économique. On ne connaît pas, sous la plume de Gautier, de « Salon de 1835 ». En 1836, il donne à nouveau son Salon à une revue, l'Ariel de son ami Lassailly, mais en plusieurs articles courts (dont celui p. 40) adaptés à la pagination limitée de ce périodique d'ailleurs éphémère. À partir de 1837, c'est La Presse qui donne les Salons de Gautier, mais d'abord, pendant plusieurs années, dans le corps du journal (articles p. 68 et 76), puis à la place noble, en feuilletons de bas de première page (articles p. 136, 157 et 182). Le Moniteur universel, où Gautier travaille à partir d'avril 1855, les imprime en revanche en rez-de-chaussée (articles p. 222 et 349), à l'exception notable de l'année 1857, car à ce moment-là Gautier est rédacteur en chef de L'Artiste, et réserve naturellement les livraisons de son Salon à cette revue dont la longue histoire est prestigieuse – elle a été fondée en 1831 –, et qu'il s'enorgueillit de diriger (articles p. 243 à 268). Le choix était plus aisé pour la section dramatique, puisque à partir de 1837 tout ce que Gautier écrit sur le théâtre est publié en feuilleton ; nous avons simplement tenté de refléter la variété des contenus, qui ne sont pas toujours « théâtraux » au sens restrictif où nous l'entendons aujourd'hui – pour un spectateur du XIXe siècle l'opéra (article p. 85) ou la danse (articles p. 45 et 234) font alors partie intégrante du « théâtre » –, et qui même, nous l'avons dit, sont loin d'être toujours exclusivement consacrés à la scène (voir articles p. 304, 323 et 340). Enfin, pour la critique littéraire, le lecteur se voit proposer l'étude sur Eugène Sue parue dans la Chronique de Paris de Balzac, reprise et complétée dans le Musée des familles (article p. 117), mais aussi deux feuilletons successifs du Moniteur, l'un sur une traduction de Dante, l'autre sur un récit de voyage de Maxime Du Camp (articles p. 204 et 212).

De la sorte, Théophile Gautier apparaît le plus fidèlement possible sous ses diverses « casquettes » : celle du feuilletoniste assujetti à un format de publication, mais largement maître de ses choix et de la longueur de ses colonnes, à La Presse du moins, puisque dès le début de 1839 il assure la direction de toute la partie littéraire du journal ; celle de l'associé actif : Ariel n'aurait pas vu le jour sans son aide, Lassailly manquant par trop de sens pratique et de solidité mentale ; celle, enfin, de l'animateur central : de la fin 1856 au début de 1859, L'Artiste est sa « chose », ce qui justifiait bien trois textes, quitte à laisser pour cela de côté la Revue de Paris, où son rôle fut également important d'octobre 1851 au début de 1853.

Ces trois impératifs étaient une chose ; la frustration de l'éditeur en est une autre, dont on donnera l'idée la plus simple en rappelant qu'on peut lire ici trente-cinq articles sur près de trois mille16. J'entends bien que de ces trois mille contributions à la presse périodique, presque un tiers est constitué par les prépublications de l'œuvre littéraire proprement dite : vers, contes, romans ; mais tout de même : dans ce volume, qui n'est pas mince, nous n'avons pu « loger » que 2 %, à peu près, de l'œuvre journalistique de Gautier. Soyons donc conscients, d'une part, de l'immensité de cette tâche qui fut la sienne. Et restituons, dans la mesure du possible, l'épaisseur de ce qui ne peut être présent ici. Lorsque Gautier se plaint de la superficialité du vaudeville, ce n'est pas une ou deux, mais trois cents fois qu'il le répète en trente ans. Lorsqu'il se réjouit de la drôlerie des clowns, de la souplesse anormale des contorsionnistes, des joies du cirque en général, ce n'est pas une fois, c'est cinquante, et toujours il donne le pas au saltimbanque, parfait dans son art, sur la vedette lyrique ou théâtrale qui se contente de son nom et de son renom. L'art de se répéter, au sens obsessionnel de ce mot – et même s'il est vrai que souvent, Gautier se répète aussi par paresse –, se vérifie également quand on fait l'inventaire, au fil des décennies de feuilleton, de ses manières préférées d'énoncer la louange : une belle femme, pour lui, est toujours une sculpture, fût-elle cantatrice ou danseuse, parce que c'est ainsi qu'il perçoit la beauté et pas autrement. Cette continuité et cette résurgence des images, satiriques ou laudatives, on en découvrira quelques traces, même dans les limites de cette anthologie (entre les articles p. 68 et 136, par exemple) : c'est dire si elles sont prégnantes, constantes, sur l'ensemble du travail ininterrompu qui fut celui de Gautier « articlier ».

Notre chance, c'est que cet homme qui se répète est un des grands manieurs de la langue française, un écrivain tout simplement. Même fatigué, il n'a jamais la mollesse précieuse de Sainte-Beuve, encore moins le relâchement bavard, intolérable à la longue, de son camarade et rival du Journal des débats, Jules Janin (1804-1874), le seul à avoir tenu plus longtemps que lui un feuilleton de théâtre. Gautier journaliste est un maître de prose, et seulement quelques centaines de pages sur dix mille suffisent à le faire sentir.

Patrick BERTHIER

Ils seront publiés pour la première fois dans le cadre de l'édition complète de la Critique théâtrale récemment commencée sous ma direction chez Champion (t. I, 1835-1838, 2007 ; t. II, 1839-1840, 2008 ; t. III, 1841-1842, 2010). Mais comme nous sommes loin d'en être parvenus là dans notre entreprise, les articles p. 234, 287, 296, 315, 323, 331, 361 et 376 du présent volume peuvent être considérés comme inédits en librairie.

Voir P. Berthier, « Gautier, Simenon, Kessel, écrivains journalistes : quel statut ? », in Isabelle Laborde-Milaa et Marie-Anne Paveau (éd.), Le Français aujourd'hui, n° 134, juillet 2001, p. 32-42.

En voir l'irréprochable édition critique par Roland Chollet dans Balzac, Œuvres diverses, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1996, p. 867-981.

Roland Chollet en donne la liste détaillée dans son ouvrage de référence, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Klincksieck, 1983, p. 276-277 et p. 347-348.

Ces deux articles (24 mars et 7 avril 1830) figurent également dans les Œuvres diverses, op. cit., p. 677-690.

Mots essentiels du titre de l'ouvrage qu'ils ont dirigé et dont la plus grande partie est consacrée à une étude minutieuse de la première année d'existence de La Presse (1836, l'an I de l'ère médiatique. Analyse littéraire et historique de « La Presse » de Girardin, Nouveau Monde Éditions, 2001).

Cela équivaut à peu près à 300 actuels par an, mais c'est surtout plus d'un an du salaire d'un ouvrier de province de l'époque, ce qui donne un ordre de grandeur plus parlant.

Sur la pratique de la lecture sur place et de l'emprunt à domicile, on consultera l'ouvrage classique de Françoise Parent-Lardeur, Lire à Paris au temps de Balzac.Les cabinets de lecture à Paris, 1815-1830, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 1981 ; éd. revue, 1999.

« La politique : une révolution industrielle » est le titre du chapitre rédigé par Corinne Pelta dans 1836, l'an I de l'ère médiatique, op. cit., p. 127-141.

10 Créée en août 1831 sous le titre de Marion de Lorme.

11 Vers 1 à 4, 5 et 16-17 du poème « Après le feuilleton », publié par la Revue nationale et étrangère le 10 décembre 1861, puis inséré dans la quatrième édition d'Émaux et camées (Charpentier, 1863).

12 Complété et inclus, sous le titre « Pluie », dans le recueil de 1832 Albertus ou l'Âme et le péché.

13 Je me réfère ici à la précieuse synthèse présentée et commentée par Martine Lavaud lors du colloque de Montpellier en juin 2008, « Chiffres et colonnes : réflexions sur le morcellement de l'œuvre de Gautier dans la presse de son temps », dans Le Cothurne étroit du journalisme : Théophile Gautier et la contrainte médiatique, Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 30, novembre 2008, p. 19-40. Son inventaire dénombre 1 464 feuilletons et articles de théâtre, 660 de critique d'art et 127 de critique littéraire.

14 Je me permets de renvoyer à mon étude « L'humour de Gautier critique d'art, 1833-1837 », Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 23, novembre 2001, p. 153-163.

15 En tout 197 articles, selon l'inventaire de Martine Lavaud déjà cité.

16 Exactement 2 843, selon le décompte de Martine Lavaud (art. cité, p. 38).