Scènes populaires

par Henry Monnier

Henry Monnier (1799-1877) s'était fait connaître dès 1828 comme caricaturiste, auteur satirique, illustrateur de ses propres textes ou de ceux des autres (Chansons de Béranger, Fables de La Fontaine) et acteur comique (six rôles à lui seul, dans La Famille improvisée de Brazier, Dupeuty et Duvert, en 1831). Il crée le bourgeois M. Prudhomme dès les Scènes populaires dessinées à la plume (1830) ; on y trouve, illustrés par ses soins, des textes qui furent aussitôt célèbres : « Le roman chez la portière », « Le voyage en diligence » ; cette série s'étoffa au fil des rééditions, tandis que l'auteur immortalisait Prudhomme en publiant ses supposés Mémoires (1857) et en portant à la scène plusieurs de ses aventures.

L'article de Gautier, publié dans la revue fondée et dirigée par Nerval, son proche ami et bientôt son collaborateur au feuilleton de La Presse (voir l'article p. 45), fait suite au compte rendu, par Alphonse Karr, des récentes Nouvelles Scènes populaires publiées chez Dumont ; il porte sur la réédition simultanée des Scènes de 1830, chez le même éditeur. Cet éloge contient la reproduction de celles des vignettes de Monnier qui sont directement visées par le commentaire.

La première chose qui s'offre aux yeux, en ouvrant le volume d'Henry Monnier, c'est la signature et le paraphe de M. J. Prudhomme.

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Ce paraphe est un caractère tout entier, et pourrait, dans l'écriture hiéroglyphique, devenir le signe représentatif d'imbécile et de maître d'écriture : comme ces traits laborieusement enchevêtrés les uns dans les autres représentent bien la phraséologie embarrassée et diffuse du digne expert assermenté près les tribunaux ; toute l'éloquence de M. Prudhomme est contenue dans cette volute, qui fait de si longs et si complaisants retours sur elle-même ; – ces cinq points, pesamment appuyés entre deux barres, symbolisent très finement la solennité et l'importance que l'élève de Brard17 et Saint-Omer attache à ses moindres actes ; – le zigzag, si capricieusement erratique, décrit par le bâton du caporal Trim, me paraît seul pouvoir lutter avec ce merveilleux paraphe. Il n'y avait que Sterne18 qui pût dessiner l'un, et il n'y avait que Henry Monnier qui pût jeter l'autre à main levée sur papier ministre, et avec un bout d'aile du côté droit.

Nous avons vu la signature, voici l'homme : c'est déjà une vieille connaissance. Derrière ce majestueux collet d'habit, si soigneusement brossé, s'élève un mur de toile blanche empesée, un triomphal et gigantesque col de chemise d'une construction cyclopéenne, plus démesuré à lui seul qu'un col d'épicier, de garde national et de marchand de bougies sebaclares19 ensemble ; un col titanique !... et puis, en cherchant bien, on découvre un nez chargé de lunettes à doubles branches, et une manière de figure, qui est l'accessoire de ce col ; quelques cheveux, capricants et biscornus, se hérissent fantasquement au sommet de l'édifice dont ils sont comme les broussailles et les plantes parasites ; tout cela réuni compose M. Joseph Prudhomme.

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Cette chaufferette, ce tas de jupons, tous ces fichus superposés les uns sur les autres, ce bonnet dont la garniture pend comme une feuille de chou flétrie, ou comme l'oreille d'un éléphant ; cette griffe qui tient un livre gras, déchiré, décousu, rompu à tous ses plis ; ces bésicles de corne, posées à cheval, vous représentent au naturel la brave madame Desjardins, portière, lisant à haute voix, comme ayant l'haleine la plus forte de la société, un très célèbre et très récréatif roman, intitulé : Co-elina, ou l'Enfant du ministère20 ; elle a l'air convenable et digne, elle est décorée du cordon de son ordre. En ce moment, elle épelle un mot difficile, un mot d'auteur, comme elle les appelle, et c'est ce qui lui donne un air un peu soucieux.

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Ne crains rien, fidèle carlin, on ne te séparera pas de ta maîtresse21 : tu es un type aussi, honnête chien, ni plus ni moins que M. Prudhomme ; que ton museau est noir, et que tes babines sont foncées et peaussues ! quelle mine insolente et plate tu as en même temps ! tu as presque l'air d'un homme ; ton cou est chargé d'un triple pli, ta poitrine est si large et ton ventre si hippopotamique, que tes petites jambes grêles et courtes s'affaissent et s'écartent sous ton poids, tu ressembles à un tonneau posé sur quatre allumettes ; tu sues la graisse par tous les pores, et il faudra bientôt faire des crevés à ta peau, comme à un pourpoint espagnol, si l'on ne veut pas que tu y pètes. – Maintenant que l'on t'a vu, et que tu as fait le beau devant le monde, tu peux t'aller coucher.

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Voici le jeune M. Adolphe Desjardins, héritier présomptif de la couronne, – il est plus connu sous le nom de Dodoffe. Il n'est pas besoin de vous dire que ce charmant enfant est le plus grand vaurien du monde : sa casquette est posée de travers, son gilet lui remonte jusque sous le menton, sa culotte est la parfaite antithèse de son gilet ; elle est à moitié boutonnée, et semble près de choir, une chemise fort sale profite de l'interstice pour mettre le nez à la fenêtre. Le parement de sa veste, gras et luisant comme s'il était verni, fait conjecturer que son mouchoir doit être très propre.

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Ne vous étonnez pas de voir mademoiselle Reine dans la loge : monsieur dîne en ville. Mademoiselle Reine est gouvernante d'un homme seul. C'est une personne qui a trente ans peut-être, mais qui, à coup sûr, n'en a pas plus de trente-cinq ; elle est grassouillette, proprette, discrète, parlant peu, souriant souvent, bien chaussée, bien corsetée, bien frisée, mais tout cela d'une manière modeste et convenable, ainsi que doit être la gouvernante d'un homme qui reçoit M. le curé.

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Cette redingote à la propriétaire, d'où sort une voix de basse-taille, est celle de M. Joseph Prudhomme, qui ne peut parvenir à traverser la cour avec son rat22 allumé, mais qui s'en console en songeant que tout finit par s'éteindre dans la nature, et que le rat est l'image de la vie. Idée philosophique, neuve et profonde ! – Maintenant si nous sortons de la loge, et que nous allions dans la rue, nous y rencontrerons d'abord M. Lolo, gamin de Paris de son état, et employé aux trognons23.

Un an plus tard, le jeune Lolo a dû immanquablement être un héros de juillet, et faire partie de la sainte canaille, célébrée par M. Barbier24. Le premier pavé arraché doit l'avoir été par lui ; c'est lui qui a coupé la ficelle de la première lanterne brisée ; le premier gendarme tué, c'est lui qui l'a tué, car il a une vieille dent contre le gendarme, quoiqu'il l'appelle mon officier, et se dise son protégé ; il a un bonnet de police très renversé en arrière, des anneaux aux oreilles, des souliers éculés ; un tablier profondément dentelé ; il se balance sur ses reins avec un léger mouvement de cancan ; il a les coudes en dehors, et figure avec ses mains une des passes de la savate, où il est maître juré ; sa face est ramassée, pétulante et cynique, et la protubérance batailleuse est très développée chez lui ; il est légèrement artiste, et charge les murs d'une foule de croquis anacréontiques25. Fouillez dans sa poche, vous y trouverez un morceau de crayon rouge, avec quoi il écrit derrière tous les corps de garde : Crédeville, voleur. Vous devinez sans doute ce qu'il dit, à l'expression de sa figure : il appelle son camarade. – Ohé Titi, – et l'invite à aller voir guillotiner26.

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Rentrons à la maison et montons chez M. Joly.

Il a l'air pensif et soucieux, ce bon M. Joly : il tient d'une main sa tabatière, et de l'autre une prise de tabac, qu'il a fortement comprimée entre le pouce et l'index. Il est cinq heures, et la tourte commandée chez le pâtissier du coin n'est pas encore arrivée. Les manches de sa chemise sont retroussées jusqu'au coude, car il a fallu déménager la chambre à coucher de madame Joly pour en faire un salon ; c'est lui qui a démonté le lit et emporté la commode, aussi est-il fort las, et envoie-t-il tout bas sa femme et ses convives à tous les diables.

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Vous voyez là une petite fille, Fanny, et une grande dame, madame Saint-Hippolyte, rien moins que cela. Cependant, si aristocrates que nous soyons, cette fois, nous commencerons par la petite. Nous ne sommes pas du goût de M. Charles, et nous préférons de beaucoup celle-ci à l'autre, bien qu'elle écrive des lettres carrées sur du papier à écolier, fermées de trois pains à cacheter, et remplies de fautes d'orthographe. Elle est fort charmante avec son petit bibi, son schall tartan27, son tablier de taffetas noir, son bas de coton bien tiré et ses petites mains sans gants croisées sur sa modestie28. Elle doit être ou mercière, ou brodeuse, ou lingère, ou quelque chose comme cela. Elle grasseye en parlant, dit facé pour fâché, et ze pour je, petites façons d'enfant qui lui vont fort bien, parce que ce n'est en effet qu'une enfant. Il y a longtemps que madame Saint-Hippolyte ne l'est plus ; elle a l'air ignoble et effronté ; sa toilette est d'une richesse lourde et mal entendue. L'on voit à son cou la grosse chaîne d'or qui a fait une si profonde impression sur le cœur de Charles. Elle est en toilette de bal, prête à recevoir son monde. C'est une singulière maison que la sienne. On y trouve à toute heure une population de je ne sais qui, venant je ne sais d'où, qui y font je ne sais quoi, et que reçoit également bien le débonnaire M. Duflos, maître de céans.

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Cet homme qui laisse choir si désespérément sa tête sur sa poitrine, et dont la lèvre inférieure fait une si piteuse saillie, c'est M. Laserre, employé, supprimé pour opinion, la victime du corridor. Il est en butte à l'inimitié de la célèbre madame Potain, qui a été élevée chez les MM. de Montigny29. Il vient de recevoir l'injonction de ne plus mettre son fourneau devant sa porte, et d'ôter son petit jardin de dessus sa fenêtre ; où mettra-t-il son jardin et son fourneau ? Sur son lit, sur sa chaise ; où se mettra-t-il lui-même ? Voilà ce que c'est que d'avoir voulu continuer à prendre votre lait chez la même laitière. Au reste, lecteur et lectrice sensibles, ne vous affectez pas trop du chagrin de ce pauvre homme ; une reconnaissance finale arrangera tout, et il ne sera pas forcé d'arracher ses capucines et ses gobelets30.

Le volume se termine par un proverbe intitulé : Il ne faut pas sauter plus haut que les jambes. Il n'y a malheureusement pas de vignettes. Il est vrai qu'il peut s'en passer, car tout y est si finement observé et rendu qu'il vous semble voir et entendre les personnes mêmes. Je ne crois pas que l'on ait jamais rien fait de plus nature, dans la stricte acception du mot, que les scènes d'Henry Monnier. Au premier aspect, cela ne vous paraît pas plus drôle ni plus amusant que ce que l'on entend tous les jours, et l'on se demande pourquoi un homme de tant d'esprit écrit de pareilles choses. En poursuivant sa lecture, on se trouve saisi par cet accent inimitable de vérité, au point que l'on n'ose plus parler, de peur de voir sa conversation s'imprimer toute seule à la suite du volume. J'avoue qu'il m'est impossible de comprendre la façon dont Henry Monnier procède, et le point de vue où il se met. Ce qu'il fait n'est ni lyrique, ni dramatique, ni comique même. – C'est la chose ; rien de plus, rien de moins. – Un écho ne serait pas plus juste. – Je ne pense pas que M. Monnier ait jamais été épicier, et maître d'écriture, portière ou fille entretenue, que je sache, du moins. Alors, je pense qu'il a le diable au corps. – C'est la solution la plus satisfaisante que je puisse trouver à ce problème.

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17 Cyprien Brard (1786-1838), célèbre minéralogiste. L'allusion à Saint-Omer reste obscure.

18 Laurence Sterne (1713-1768), romancier et humoriste anglais, auteur de Tristram Shandy (1759-1767) dont l'invalide Trim, ancien caporal, est un des personnages.

19 Sorte de bougies grasses alors vendues dans le commerce (du latin sebum, suif).

20 Déformation, par l'ignorante concierge, du titre du célèbre roman populaire de François Ducray-Duminil, Cœlina ou l'Enfant du mystère (1798). Sa lecture occupe une partie du « Roman chez la portière ».

21 Gautier s'adresse au chien de la concierge ; leurs portraits par Monnier sont reproduits côte à côte sur la page du Monde dramatique.

22 Rat ou rat-de-cave, mèche de coton enduite de cire dont on se servait pour s'éclairer.

23 Désignation humoristique, courante à l'époque, du métier consistant à ramasser les trognons de pommes dont les occupants du « paradis » des Variétés ou des Funambules bombardaient les acteurs.

24 Auguste Barbier (1805-1882), auteur d'un violent pamphlet en vers sur les lendemains de la révolution de juillet 1830 (La Curée, où on trouve les mots cités en italique).

25 Comprendre ici : obscènes (du nom d'Anacréon, poète grec qui a célébré les plaisirs).

26 C'est le sujet d'une des Scènes de Monnier, « L'exécution ». Crédeville était un avocat, victime des caricaturistes.

27 Châle écossais (« schall » est la graphie habituelle à l'époque).

28 Nom autrefois donné à un mouchoir de cou qui cachait le décolleté.

29 Montigny-le-Gannelon, près de Châteaudun, siège d'un pensionnat pour jeunes filles.

30 Autre nom de l'umbilicus ou ombilic (plante herbacée poussant au naturel sur les murs).