Cirque-Olympique
Nous sommes en proie à une grande perplexité : le spirituel vicomte de Launay44 ne se montre guère bien disposé à l'endroit du Cirque-Olympique ; nous voudrions être de son avis et, comme lui, trouver le spectacle des Champs-Élysées la chose la plus ennuyeuse du monde ; nous y avons été plusieurs fois avec l'intention formelle de nous y déplaire, mais nous avouons en toute humilité que nous y avons pris un singulier plaisir ; cela nous donne à nous-même une pauvre idée de notre goût, de ne pas sentir de la même façon qu'une personne qui l'a si délicat et si sûr ; pourtant le fait est que nous aimons à la passion le Cirque-Olympique, et nous sommes consciencieusement forcés d'en dire du bien.
D'abord, le grand avantage du Cirque-Olympique est que le dialogue y est composé de deux monosyllabes, du hop ! de Mlle Lucie, et du là d'Auriol45. Cela ne vaut-il pas mieux que les furibondes tartines des héros de mélodrame, les gravelures du Vaudeville, les phrases entortillées des Français, toutes les platitudes sans style et sans esprit qui se débitent souvent sur les autres théâtres ?
Hop ! Voilà qui est significatif et péremptoire ; hop ! est, du reste, un monosyllabe très honnête et qui peut être admis dans la poésie. Bürger l'a employé avec un rare bonheur dans sa ballade de Lenore, admirable poème éclairé des plus fantastiques rayons du clair de lune allemand, et nous aurions mauvaise grâce à être plus difficiles que Bürger46. L'élégant vicomte se plaint d'entendre sortir des lèvres d'une femme, après un gracieux sourire, ce hop ! qui sent un peu son palefrenier et son écurie ; aimerait-il mieux un couplet du Vaudeville sur l'air : À soixante ans il n'en faut pas remettre ? Et d'ailleurs, les chevaux, pour leur bonheur, ne comprennent rien aux couplets ; hop ! leur suffit.
Quant au petit glapissement de satisfaction qu'Auriol pousse après avoir exécuté un tour difficile, nous ne trouvons rien à y objecter. Ce là enfantin et grêle comme un bêlement de chèvre, a le don de nous faire rire aux éclats ; Auriol le jette d'une façon si étrange qu'il ne semble pas jaillir d'un gosier humain.
Voici donc un théâtre où l'on est à l'abri de toute faute de français, de tout calembour, où l'on n'est pas forcé d'écouter, où l'on peut causer avec son voisin, où l'on n'est pas asphyxié comme dans les autres étouffoirs dramatiques : l'air court et circule, les écharpes volantes des écuyères vous éventent doucement ; et si vous levez les yeux, vous apercevez par les interstices du velarium47 le manteau de velours bleu tout piqué d'étoiles de la belle nuit d'été ; la lune vient quelquefois mêler familièrement son reflet bleuâtre aux feux rouges des quinquets. Qu'y a-t-il de plus agréable ? Le seul inconvénient que nous y trouvions, c'est qu'il n'y ait pas de dossiers aux banquettes. Mais après tout il n'en est pas besoin, car personne n'a envie de dormir.
C'est toujours, nous dira-t-on, le même cheval blanc qui tourne en rond avec un homme debout sur un pied. – Oui ; mais l'on regarde toujours le cheval avec son écuyer posé en zéphir48, et il tournerait ainsi jusqu'à la consommation des siècles, qu'on le suivrait toujours de l'œil. L'intérêt de ce drame monté sur quatre jambes consiste dans l'attente où l'on est de savoir si l'homme tombera et se cassera le cou. Rien de plus simple et moins compliqué, et cependant il n'est aucun théâtre où les spectateurs soient aussi attentifs qu'au Cirque-Olympique.
Comme le gamin d'Henry Monnier, qui disait : « Mon Dieu, ai-je du malheur, je n'ai jamais pu voir quelqu'un tomber du cintième49 », l'on espère toujours qu'il va tomber quelqu'un ou quelque chose.
L'autre jour nous avons assisté au début d'un cheval nommé Transylvain ; c'était un sauteur monté par un petit enfant pesant tout au plus une quinzaine d'onces : ce cheval avait l'air beaucoup plus vivant que ne le sont les chevaux de Franconi qui, à force d'être bien dressés, semblent se mouvoir par des ressorts et devoir se monter avec une clef comme les pendules ou les tournebroches ; il piaffait et se regimbait tout de bon, et paraissait avoir une volonté à lui ; on lui fit sauter une barrière, deux barrières, trois barrières, on augmentait, on élevait de plus en plus les morceaux de bois bariolés de diverses couleurs dont Auriol fait de si fréquents abus sur les épaules des pauvres valets de théâtre. Le Cirque ainsi disposé avait l'apparence d'une grande roue couchée à plat, dont Transylvain le débutant enjambait les rayons avec une merveilleuse facilité. Jusque-là tout allait le mieux du monde. Le tour achevé, les barrières enlevées, on amena un autre cheval, le même cheval blanc que vous savez, ce cheval si impassible, si patient, si fait à tout, que ne font pas seulement tressaillir les coups de fusil et les coups de canon, qui passe héroïquement à travers les feux d'artifice et les apothéoses en flamme de Bengale ; on le met à la place du bâton qu'on avait retiré ; Transylvain le sauteur prit du champ et se disposa à le franchir comme les barrières précédentes ; mais tous les outrages dont on l'avait abreuvé se présentèrent avec une nouvelle amertume à la mémoire de ce pauvre et honnête cheval blanc. Il se dit en lui-même : Voici bien longtemps que l'on se moque de moi et que l'on me bafoue ; l'on m'a comparé à la fameuse jument de Roland qui n'avait d'autre défaut que d'être morte ; l'on a prétendu que j'étais un cheval de carton avec des ressorts de cuivre, d'autres ont affirmé que j'avais été effectivement un cheval dans les temps primitifs et que ma peau empaillée continuait à tourner autour du manège ; je vais faire voir que je suis réellement un cheval capable de se remuer par lui-même. Ayant dit cela, il fit un soubresaut, et comme Transylvain se trouvait précisément au-dessus de son dos en ce moment-là, deux jambes d'un côté, deux jambes de l'autre, il l'envoya rouler à une quinzaine de pas avec l'imperceptible jockey perché sur ses épaules, comme un singe habillé sur le cou d'un chameau.
Cette péripétie inattendue fit le plus grand effet. Pour la première fois cette file d'écuyers en pantalons blancs et en habits bleus boutonnés, que le peuple prend pour des colonels, et qui pivote éternellement sur elle-même, Franconi en tête, suspendit son mouvement de rotation ; toute la salle criait, quelques hommes sensibles, que leurs épouses effrayées s'efforçaient de retenir par la basque de leurs habits, firent mine de descendre dans le cirque pour venir au secours de l'enfant. Transylvain, qui s'était relevé, voyant que ces messieurs faisaient irruption dans son territoire, se mit à galoper à travers l'arène et montra une envie très prononcée de sauter sur les gradins ; le drame se compliquait et devenait palpitant d'intérêt, comme on dit aujourd'hui ; les femmes se retiraient vers les régions supérieures en glapissant en façon de poules effarées. Quant à l'enfant, qui devait être infailliblement écrasé comme une mouche sur laquelle se serait assis un éléphant, il n'était pas écrasé du tout, et il voulut remonter sur son cheval, que l'on était enfin parvenu à saisir. Alors ce fut un tapage assourdissant ; les mêmes hommes sensibles, dont les femmes avaient lâché la basque, criaient : non !NON ! NON ! d'autres hommes, moins tendres de cœur, criaient de leur côté : si !SI ! SI ! L'enfant se remit en selle dans tout ce bruit, et fit faire à Transylvain cinq à six tours au grand galop ; l'expression de colère de ce petit bonhomme, fouettant cette grande bête, était vraiment très belle. Après la course rapide50, il sortit du cirque au milieu d'un tonnerre d'applaudissements et de coups de grosse caisse. Le début de Transylvain n'est-il pas aussi intéressant après tout que celui de M. Joseph ou de M. Brévanne51 ?
De Transylvain, cheval sauteur, à M. Plège, prix Montyon et funambule, la transition est facile. Ce sont deux êtres également aériens.
M. Plège a, dit-on, sauvé dix-huit personnes52. C'est fort bien fait. Pourquoi M. Plège n'a-t-il pas la croix comme M. Simon, premier diable vert à l'Opéra53 ? M. Simon n'a sauvé personne que nous sachions et, comme garde national, il ne doit pas être supérieur à M. Plège, qui a eu le prix Montyon l'année dernière.
Outre le charme que toute âme honnête doit éprouver à contempler un mortel si vertueux, il est juste de dire que M. Plège est un danseur de corde plein de grâce et d'agilité ; son prix Montyon ne lui pèse pas, et il rebondit sur la corde comme un volant dans une raquette ; il fait le saut périlleux, passe par-dessus sa propre jambe, dont il tient le pied avec la main, et exécute des tours déjà horriblement difficiles à réussir sur un parquet solide. M. Plège nous semble continuer dignement Mazurier, Diavolo et Ravel54.
44 Pseudonyme dont Delphine de Girardin, épouse du directeur de La Presse, signe son « Courrier de Paris », feuilleton mondain à périodicité irrégulière. Le théâtre du Cirque-Olympique, fondé par une famille d'écuyers, les Franconi, était spécialisé dans les démonstrations équestres.
45 On ne sait rien de Lucie ; en revanche Jean-Baptiste Auriol (1806 ou 1808-1881), écuyer comique au Cirque-Olympique de juillet 1834 jusqu'en 1852, est un des plus fameux clowns acrobates du XIXe siècle.
46 Gottfried Bürger (1747-1794) avait publié en 1770 cette ballade qui devint célèbre dans toute l'Europe.
47 Tente à pans concentriques tendue au-dessus des théâtres antiques pour préserver les spectateurs du soleil. L'été, le Cirque-Olympique donne ses représentations sous chapiteau aux Champs-Élysées.
48 Zéphir ou mieux zéphyr, pas de danse exécuté en se tenant sur un pied et en balançant l'autre.
49 Prononciation populaire présente, en effet, dans « Le roman chez la portière » (voir article p. 31).
50 En italique, car il s'agit d'un des exercices traditionnels du programme du Cirque-Olympique.
51 Deux obscurs acteurs qui venaient de débuter, Joseph au Gymnase, et Louis-Eugène Brévanne comme pensionnaire à la Comédie-Française.
52 C'est pourquoi il a reçu le prix Montyon, prix décerné par l'Académie française aux auteurs d'actes de vertu remarquables.
53 La « croix », c'est la Légion d'honneur. François Simon (1800-1877), danseur à l'Opéra de 1822 à 1842, figurait comme « premier diable vert » dans le ballet Le Diable boiteux, grand succès de l'été précédent.
54 Trois acrobates ; Diavolo travaillait au Cirque-Olympique. Le plus célèbre est Mazurier (1798-1828), vedette du drame de Rochefort et Lurieu Jocko ou le Singe du Brésil (Porte Saint-Martin, 1825), un des plus grands succès de théâtre de la Restauration.