théâtre du gymnase
Le Rêve d'un savant62
Le Gymnase, au bout de ses ressources et ne sachant plus de quel bois faire pièce, a eu cette idée ingénieuse d'employer l'algèbre comme moyen dramatique ; sans doute il s'ennuyait d'entendre tous les mathématiciens de feuilletons lui demander à propos de ses vaudevilles : – Qu'est-ce que cela prouve ? Alors, au lieu de titre, il lui a paru triomphant et sans réplique d'imprimer sur son affiche la formule suivante :
a X M Z = O X x.
Ce qui veut dire : étant donné un délicieux roman de M. de Balzac, diviseur M. Bayard, multiplicateur M. Biéville, on a pour résultat un vaudeville très misérable.
L'inquiétude principale de notre spirituel collaborateur63 était de savoir comment les marchands de contremarques s'y prendraient pour proposer ce théorème aux rares passants que leur mauvaise fortune conduit le soir devant la façade éteinte du Gymnase.
En cela, il avait tort d'être inquiet, car l'idée malsaine d'acheter des billets pour entrer au Gymnase ne peut venir aujourd'hui à personne. Les provinciaux les plus arriérés ne s'y prendraient pas64.
Balthazar Claës est un de ces personnages courbés sous une idée dominante, que M. de Balzac excelle à peindre. Claës cherche l'absolu : il veut faire de l'or et décomposer l'azote ; il espère arriver au diamant : voilà tout le livre, rien n'est plus admirablement conduit. Vous voyez d'abord une maison flamande ; cent pages de descriptions plus intéressantes que le drame le plus vif : M. de Balzac donne aux pierres, au bois, à toute la nature morte une vie et une expression singulières ; Gérard Dow, Metzu ou Miéris65 n'atteignent pas à cette patiente perfection. Les tapis de Perse, travaillés point par point ; les vaisselles d'étain, piquées de paillettes lumineuses ; la vitre blonde et rousse, où flotte l'ombre des feuilles de houblon ; les boiseries de chêne brun ; les dressoirs glacés çà et là de luisants subits ; le pot du Japon à grands dessins bleus, où s'épanouissent, dans leur robe de chambre zébrée de pourpre et d'or, les belles tulipes de Leyde et d'Haarlem ; le rayon furtif qui glisse sous les rideaux de Damas, et trace une bande d'or sur le champ de sable66 de l'obscurité : tous ces mille petits détails recueillis et mystérieux de la vie intime sont rendus avec une finesse de touche et une préciosité de pinceau toute hollandaise.
Quand cette maison, si propre, si bien rangée, si nette, si vernissée, si récurée, si pleine d'argenterie, de verres de Venise, de tableaux de bons maîtres, est racontée d'un bout à l'autre, vous éprouvez un frémissement étrange. Vous sentez qu'il y a là-dessous quelque chose de suspect et d'anormal ; en y regardant de bien près, les figurines de bois sculpté qui vous semblaient rire d'un cœur si joyeux et si franc aux chambranles des portes, aux piliers des buffets et sous le manteau de la cheminée, n'ont plus qu'une grimace ironique et menaçante. Cette dame, dont vous admiriez le maintien tranquille et doux, le linge d'une blancheur flamande, la jupe étoffée, la carnation reposée et les belles mains à fossettes, vient de pleurer tout à l'heure ; cette goutte d'eau avec son point brillant, son reflet, sa transparence et son ombre portée pareille aux perles qui roulent sur les fleurs veloutées des tableaux de Van Huysum67, ce n'est pas une goutte de pluie ou de rosée secouée par le vent, d'une branche d'arbre du jardin ou de la vigne vierge de la fenêtre ; c'est une larme, vous dis-je, une larme amère et corrosive, qui brûlera comme l'eau-forte la joue qu'elle sillonne.
Hélas ! toute la vie d'une femme est dans cette larme : Mme Claës vient de s'apercevoir qu'elle n'est plus la première pensée de son mari. Elle vient de tomber à la seconde place, chute plus profonde que celle des anges en enfer. Sur cette seule larme peinte avec un soin curieux et travaillée comme un bijou d'orfèvrerie, on sent que cette femme est perdue ; le lecteur le moins clairvoyant devine qu'elle n'a plus qu'à mourir ; dans ce point de lumière métallique posée sur cette perle tremblante avec le plus fin poil d'un pinceau de martre, il y a plus d'agonie que dans les sept glaives flamboyants qui traversent le flanc de la mère de douleurs68. On y lit en toutes lettres : Irréparable !
Bientôt Claës arrive, il fait trois pas : vous le savez tout entier ; ses pieds traînent pesamment sur les dalles marquetées du corridor ; au son de ce pas vous comprenez que toute la vie de cet homme s'est retirée au cerveau, et qu'il est un ivrogne de science, qui boit à pleines coupes le vin dangereux des recherches occultes. Sous ces paupières alourdies et relâchées, scintille un regard à la fois terne et vivace, aveugle pour le réel, clairvoyant pour l'idéal. À cette démarche chancelante, à ce regard vertigineux, l'on voit que la pensée lutte dans cet homme avec la monomanie et qu'il marche sur la crête étroite qui sépare le génie de la folie. De quel côté tombera-t-il ?
Peu à peu les dressoirs se dégarnissent de leur belle vaisselle armoriée, les buffets sculptés de Verbruggen69 suivent bientôt la vaisselle, les tulipes disparaissent avec leurs pots de céladon craquelé, les Jordaens, les Otto Venius, les Quentin Metsys vont retrouver les tulipes70.
Cependant un filet de fumée continue toujours à s'élever en spirale de la cheminée presque calcinée ; une lueur rouge tremble nuit et jour à la lucarne du grenier. Claës travaille avec son valet Lemulquinier, à qui il a inspiré son fanatisme ; car toute passion violente est contagieuse.
La misère entre à pas de souris dans cet intérieur si moelleusement assoupi et d'un ton si harmonieux. Claës vend ses terres, ses maisons de campagne, pour acheter du charbon ; son fourneau dévore tout : les forêts s'envolent en fumée, les fermes tombent en cendre, l'insatiable fourneau demande toujours. Claës lui jette cinq ou six fortunes ; que lui importe ! Demain il fera de l'or, demain il fera du diamant ; il a presque trouvé la poudre de projection71 ; par pitié, un boisseau de charbon à ce grand homme, il ne lui faut plus que cela pour cuire à point sa mixture ; regardez la belle couleur qu'elle a dans l'alambic, comme ce précipité est d'un beau rouge ; ni Paracelse, ni Raymond Lulle ne sont arrivés à ce degré72 ! Mais le feu refroidit, la liqueur se fige en brouillard contre le verre de la cornue ; ô mon Dieu ! plus de charbon, plus de bois, pas un seul meuble à jeter dans ce feu qui s'éteint ; ô mon travail de dix ans perdu ! ô mon espérance à jamais évanouie !
C'est ici que le livre de M. de Balzac s'élève à une hauteur de passion admirable ; pour avoir de l'argent, le vieux Claës devient rusé comme un loup-cervier73, comme un enfant, comme une vieille chatte, comme un comédien de province ; il est souple, dissimulé, bon homme, pathétique, niais, tendre, cruel, dénaturé : il parcourt toute la gamme des passions humaines. Sa femme meurt, il y prend à peine garde ! il l'aurait jetée dans son fourneau, cette femme autrefois adorée, et à coup sûr il regrette le bois perdu à lui faire un cercueil. Maintenant c'est sa fille qu'il tâche de dépouiller ; il l'entoure de ses replis écailleux, il la circonvient, il flaire son argent comme un corbeau sa proie, il se traîne à ses genoux, il baigne ses pieds de larmes, il lui parle de ses cheveux blancs comme Robert Macaire74, le vieux scélérat de savant qu'il est ; il dit qu'il va se tuer et il se tuera peut-être. « Donne-moi ces cinquante mille francs, ma fille, je te rendrai des tonneaux de diamants. » On ne peut s'imaginer toutes les coquetteries, toutes les chatteries de ce vieux drôle pour soutirer à cette pauvre fille le reste de sa fortune ; jamais courtisane n'a obsédé75 plus étroitement un vieillard à qui elle veut faire dicter un testament en sa faveur ; il pleure comme une hyène, il rit comme un crocodile, il a toujours vingt griffes tendues en avant comme un sphinx, prêtes à saisir et à empocher le moindre écu qui se montre à l'horizon. La fortune de sa fille bue, il mange les épargnes de son valet Lemulquinier ; il volerait sur la grand-route, il assassinerait, il prostituerait son enfant vierge pour entretenir le feu sous son alambic : il est arrivé à l'égoïsme féroce du savant, qui ne voit que son idée au monde.
Après plusieurs alternatives de richesse et de misère, Claës, épuisé de cette débauche de science, tombe malade et meurt. Dans l'agonie, la taie qui couvrait les yeux de son esprit se détache, un rayon suprême traverse cette intelligence près de s'éteindre, il trouve la formule si vainement et si laborieusement cherchée ! « Eurêka ! Eurêka ! » s'écrie-t-il comme Archimède, avec un cri de joie surhumain, mélangé d'une amertume inexprimable ; puis un dernier spasme d'agonie l'agite sous les couvertures froissées de son lit, et son secret est à jamais perdu.
a X M Z = O X x.
Nous doutons que le Gymnase fasse de l'or avec cette formule ; MM. Bayard et Biéville n'ont pas recueilli le dernier mot du vieux Claës.
Ne pas faire d'argent avec Bouffé76 est un problème aussi difficile que de faire de l'or avec du plomb ; le Gymnase l'a victorieusement résolu.
Le théâtre du Gymnase est maintenant l'endroit le plus désert de Paris, l'herbe pousse dans les couloirs, les cryptogames ouvrent leur parasol vénéneux dans l'humide solitude des loges, le lierre grimpe aux colonnes d'avant-scène, les hiboux et les griffons77 y habiteront bientôt comme dans les ruines de Babylone.
On parle de composer une Flore particulière des plantes qui poussent au Gymnase, pour faire pendant à la Flore de la place Vendôme, qui compte trois cent soixante-dix espèces78.
L'on a joué aussi, dans ce théâtre abandonné, un vaudeville ayant pour titre L'Obstiné79. C'est un monsieur qui est obstiné. Nous n'avons rien à dire de cette pièce qui est un vaudeville de dimanche, variété du genre, qui se rapproche beaucoup du vaudeville d'été.
62 Plus exactement De l'or ou le Rêve d'un savant, comédie-vaudeville en un acte tirée du roman de Balzac La Recherche de l'Absolu (1834), et créée le 11 novembre 1837. Les deux auteurs, Jean-François Bayard (1796-1853) et Edmond Desnoyers, dit Biéville (1814-1880), sont très actifs dans les genres faciles.
63 Nerval.
64 Ne s'y laisseraient pas prendre. Les contremarques (billets de sortie délivrés lors des entractes) étaient cédées par les spectateurs non désireux de voir la fin du programme à des « marchands » qui les revendaient, de façon illicite bien sûr, aux arrivants tardifs.
65 Trois peintres du sud de la Hollande – Gérard Dou ou Dow (1613-1675), élève de Rembrandt, Gabriel Metsu (1629-1667), et Franz van Mieris (1635-1681), élève de Dou – qui pour Balzac résument l'esprit de la peinture flamande entendue au sens large.
66 Au sens héraldique (noir).
67 Justus Van Huysum (1659-1716), un des maîtres de la nature morte et des tableaux de fleurs.
68 Le vieillard Siméon ayant prédit à Marie qu'un glaive lui transpercerait l'âme (Luc, 2, 35), le catholicisme en a tiré la fête des Sept Douleurs de la Vierge, célébrée le 15 septembre.
69 Henri-François Verbruggen (1655-1724), auteur de la chaire en bois sculpté de la cathédrale d'Anvers.
70 Encore trois peintres flamands, nommés en commençant par le plus récent : Jacob Jordaens (1593-1678), Otto Vaenius ou Van Veen (1556-1629) et Quentin Metsys (1466-1530).
71 L'ingrédient mystérieux grâce auquel les alchimistes espéraient changer les métaux en or.
72 Le médecin suisse Paracelse (1493-1541) et, bien avant lui, le théologien et poète catalan Raymond Lulle (1235-1315) se sont rendus célèbres par leurs recherches alchimiques.
73 Vieux mot désignant le lynx.
74 Allusion à une réplique de l'acteur Frédérick Lemaître (1800-1876) dans Robert Macaire (1834), suite du mélodrame L'Auberge des Adrets (1823) dans lequel il avait incarné pour la première fois ce personnage de brigand sans scrupules.
75 Au sens étymologique : fait le siège de.
76 Marie-Hugues Bouffé (1800-1888), acteur comique très populaire, joua au Gymnase de 1831 à 1843.
77 Le griffon ou vautour fauve, grand rapace montagnard.
78 Allusion énigmatique qui n'a pu être éclaircie.
79 L'Obstiné ou les Bretons, comédie-vaudeville en un acte de Léon Pillet créée le 12 novembre 1837.