théâtre de la porte saint-martin

Le Baron de Montrevel, ou Thomas Maurevert84

Le théâtre de la Porte Saint-Martin se livre immodérément à la vertu et à la simplicité depuis les drames à trois queues de M. Balisson de Rougemont85. La critique s'est tant plaint des tueries de La Tour de Nesle et du poison de Lucrèce Borgia86, on a tant crié contre l'horreur et l'effroi tragique, que l'on en est revenu aux innocences les plus pastorales. Il n'y a plus une seule goutte de sang versé dans les mélodrames ; les morts ne sont qu'endormis, les empoisonnés se trouvent n'avoir bu que de la limonade ou du sirop pectoral ; au lieu de se tuer à la fin, l'on s'épouse, l'on s'embrasse, et l'on a beaucoup d'enfants.

Ce système dramatique se rapproche beaucoup de celui des romans d'Ann Radcliffe87, où l'on finit par découvrir, après les plus suffocantes terreurs, que le spectre n'était qu'un torchon sur un balai, et où tout s'explique au moyen de trappes et de ficelles plus ou moins compliquées. Le Baron de Montrevel est construit de cette manière ; il commence par la Saint-Barthélemy, avec force coups d'escopette, clameurs et hurlements, pour aboutir à un mariage ou à une réconciliation.

L'analyse que nous allons faire du Baron de Montrevel, de la Porte Saint-Martin, doit s'appliquer également au Thomas Maurevert, de l'Ambigu-Comique, et les deux pièces sont restées tellement confondues dans notre esprit, à cause de leur extrême ressemblance, que nous n'avons pu les séparer et les traiter distinctement.

Le baron de Maurevert, c'est-à-dire le baron de Montrevel, a obtenu de Catherine de Médicis le corps du seigneur de Croissy pour récompense de ses féaux et loyaux services ; mais le baron de Montrevel, se laissant aller à un mouvement généreux, ne tue pas le seigneur de Croissy ; il se contente de lui faire prendre un narcotique, ainsi qu'à une autre Juliette. Sur ces entrefaites, arrive un messager de la part de la reine qui demande Croissy mort ou vif. Cela ne fait pas le compte de Maurevert. Le messager veut couper la tête du seigneur de Croissy pour la porter à Catherine, mais Montrevel s'y oppose formellement ; alors s'engage entre lui et le messager une dialectique des plus curieuses : Maurevert prétend que la reine lui a promis le corps, le corps entier, le corps complet, et que la tête fait nécessairement partie du corps ; le messager trouve l'argument faible ; alors Montrevel lui dit : « Comme il faut que mon corps ait une tête quelconque, sans quoi ma jouissance serait considérablement diminuée, si tu coupes celle-là, moi je ferai couper la tienne et je la mettrai à la place. » Le messager ne sait que répondre à un syllogisme de cette force et se retire tout confus. Le seigneur de Croissy, toujours sous l'influence du narcotique, se réveille dans le caveau des ancêtres de Montrevel, absolument comme la Juliette des Capulet et des Montaigu, au moment où son fils arrive l'épée haute pour tuer le baron qu'il croit meurtrier de son père. La situation du fils se complique d'un amour pour la fille de Maurevert, ce qui fait que le mélodrame de feu M. Victor Ducange ressemble à la fois au Cid et à Roméo et Juliette. Ressemble est ici un mot que nous mettons faute d'autre, et nous en demandons bien pardon à Corneille et à Shakespeare. Tout s'éclaircit, et l'on s'épouse vertueusement. La seule différence qu'il y ait entre cette pièce et celle de l'Ambigu, c'est que l'une est d'un mort et l'autre d'un vivant. Dieu fasse que feu Victor Ducange ne soit pas aussi productif en mélodrames que feu Signol, qui n'a jamais fait de romans qu'après sa mort88 !

Il ne faut pas nous dissimuler que si nous en sommes déjà à l'hiver relativement à la température, la qualité des pièces que donnent les théâtres nous maintient toujours en plein été. Aucun succès ne s'est encore bien dessiné dans les théâtres de vaudeville. Le Père de la débutante même (nous voulons parler de Vernet89) n'obtient pas toute la faveur qu'il mérite. À quoi faut-il attribuer ce symptôme ? La concurrence des concerts nuit-elle décidément aux théâtres ? Nous pensons que cela peut bien y être pour quelque chose ; la masse flottante du public se compose de désœuvrés, de provinciaux, d'hommes aimables qui ont des dames à distraire, et beaucoup de ces personnes trouvent commode de passer une soirée entière, éclairées, chauffées et REGARDÉES, pour la bagatelle d'un franc90. Mais il faut aussi tenir compte de l'épuisement des sujets dramatiques. Voici dix ans que le vaudeville vit sur le théâtre étranger ancien et moderne. On ne saurait croire jusqu'à quelles sources remontent ces investigations savantes. Une grande partie du théâtre grec y a passé ; les théâtres espagnol, anglais et allemand ont fourni la moitié, pour le moins, de nos comédies mêlées de couplets. Les romans et contes de tous les temps ont donné lieu à presque tout le reste ; de sorte qu'il devait naturellement arriver, après tant de fécondité, une époque non moins stérile que les sept années maigres de l'Égypte91. Nous entrons dans cette période fâcheuse où nos vaudevillistes seront obligés d'avoir recours enfin à leur imagination.

M. Ancelot, en homme prévoyant, s'est retiré à la Comédie-Française, à la suite de M. Scribe92 ; là, il va sans doute refaire ses vaudevilles sur une grande échelle. Nous ignorons d'ailleurs ce que c'est que sa tragédie de Maria Padilla, dont on a annoncé la réception. Il paraît que M. Rosier, auteur du Théâtre-Français, a imaginé, pour le Vaudeville, une pièce sur le même sujet que l'on répète activement93.

Le grand événement dramatique de la semaine est le procès de M. Victor Hugo contre la Comédie-Française, qui doit se dérouler aujourd'hui. L'issue n'en paraît pas douteuse, et nous nous réjouissons à l'idée de voir enfin au Théâtre-Français autre chose que des comédies sans couplets fabriquées par des vaudevillistes à la retraite. Il est très curieux que Victor Hugo, le plus grand poète de France, soit obligé de se faire jouer par autorité de justice comme M. Laverpillière, auteur des Deux Mahométans94. Heureusement, M. Victor Hugo aura pour lui, en premier et en dernier ressort, tous les juges, le tribunal et le public.

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84 Le Baron de Montrevel, drame en cinq actes de Victor Ducange (1783-1833), J.-J. Duperche et François Harel (1790-1846), créé à la Porte Saint-Martin le 15 novembre 1837, et Thomas Maurevert, autre drame en cinq actes, de Julien de Mallian (1805-1851) et Alfred Legoyt (1815-1885), créé à l'Ambigu le 6 du même mois, sont bien deux pièces différentes, mais que Gautier va se divertir à confondre pour en montrer la commune médiocrité.

85 Michel Balisson de Rougemont (1781-1840) avait remporté l'année précédente un grand succès avec son mélodrame moralisant La Duchesse de la Vaubalière. Les « trois queues » sont une allusion, répétitive sous la plume de Gautier, aux files d'attente devant le théâtre.

86 Deux des drames romantiques les plus violents, tous deux des triomphes pour la Porte Saint-Martin, La Tour de Nesle de Dumas en 1832, Lucrèce Borgia de Hugo en 1833.

87 Célèbre femme de lettres anglaise (1764-1823), spécialiste du roman terrifiant (gothic novel).

88 Le romancier Alphonse Signol était mort, très jeune, au printemps 1830 à l'issue d'un duel, et les trois seuls romans de lui qui aient été publiés l'ont en effet été en 1830 et 1831.

89 L'acteur comique Charles Vernet (1789-1848) jouait le rôle principal de ce vaudeville de Théaulon et Bayard créé aux Variétés le 28 octobre, et dont Gautier a rendu compte dans son feuilleton du 30.

90 C'est le prix de l'entrée aux concerts de Musard ou du Jardin turc ; les meilleures places des salles de vaudeville sont à 6 francs au Gymnase, à 5 francs au Vaudeville, aux Variétés ou au Palais-Royal.

91 Allusion au songe de Pharaon sur les vaches grasses et les vaches maigres (Genèse, 41).

92 Eugène Scribe (1791-1861), le plus fécond vaudevilliste et librettiste de son temps, avait fait jouer sa première comédie, Valérie, à la Comédie-Française dès 1822. Jacques Ancelot (1794-1854), auteur de pièces historiques et de vaudevilles, y était entré avec une tragédie (Olga ou l'Orpheline moscovite, 1828).

93 La Maria Padilla de François Rosier (1804-1880) fut en effet créée la première, le 9 décembre 1837 ; la tragédie d'Ancelot sur le même sujet espagnol ne fut créée que le 29 octobre 1838.

94 Cette comédie en un acte de A. Laverpillière (1790-1852), reçue en 1822, avait été créée le 18 mai 1835 à la suite d'un procès intenté par son auteur, et aussitôt interdite pour raisons politiques. Hugo venait lui aussi d'attaquer la Comédie-Française pour la forcer à reprendre Hernani, délaissé depuis 1830. Le 20 novembre, le jour même de ce feuilleton de Gautier, Hugo gagna son procès ; Hernani fut repris en janvier 1838.