La Presse,
22 mars 1838

EXPOSITION DU LOUVRE
(3e article)

M. Eugène Delacroix

Même devenu feuilletoniste théâtral régulier, Gautier poursuit son activité de critique d'art ; tous les ans il rend compte du Salon, exposition annuelle d'œuvres nouvelles sélectionnées par l'Académie des beaux-arts (voir déjà l'article p. 40 sur les paysagistes). Les artistes novateurs ont souvent maille à partir avec les préjugés traditionalistes du jury. On voit ici le journaliste, plusieurs années avant Baudelaire, prendre la défense d'Eugène Delacroix (1798-1863) et tenter de le situer dans l'évolution moderne de l'art.

M. Eugène Delacroix est un des talents les plus aventureux de l'époque : il a une certaine inquiétude, une certaine fièvre de génie, qui le pousse à toutes sortes d'essais et de tentatives ; personne ne s'est plus cherché lui-même, dans ce siècle où les plus piètres écoliers se croient grands maîtres dès leur premier barbouillage ; au lieu de s'arrêter, comme beaucoup de peintres, estimables d'ailleurs, à une formule convenue d'avance, et de se renfermer dans un style uniforme une fois acquis ; au lieu de se composer une touche aussi facilement reconnaissable qu'un paraphe de maître d'écriture, ou que les fers à gaufrer des anciens enlumineurs byzantins, M. Eugène Delacroix, dans son ardeur de bien faire et d'arriver à la perfection, a tenté toutes les formes, tous les styles et toutes les couleurs : il n'y a point de genre où il n'ait touché et laissé quelque noble et lumineuse trace ; peu de peintres ont parcouru un cercle aussi vaste que M. Delacroix, et son œuvre est déjà presque aussi considérable que celle d'un Vénitien du beau temps ; il a fait des fresques, de grandes machines, des tableaux d'histoire, des tableaux de genre, des batailles, des intérieurs, des chevaux aussi bien que Géricault, des lions et des tigres qui valent ceux de Barye ou de Desportes95.

Quelle superbe et byronienne satiété dans la tête du Sardanapale96 couché sur son lit, supporté par des éléphants d'or, près de sa belle favorite Myrrha, la Grecque de Milet, pêle-mêle avec ses esclaves éthiopiennes, ses cavales échevelées, à la croupe de satin, aux narines roses et fumantes, ses manteaux de pourpre teinte trois fois, ses robes brochées d'or, ses coffres de parfums, ses vases bosselés de ciselures et rugueux de pierreries, tout ce monde étincelant et magnifique, que la flamme saisit déjà entre ses rouges mâchoires, et qui va disparaître avec lui, le sublime efféminé !

Quelle pâleur pestiférée ! quel ciel étrange et malade, vert et jaune comme un cadavre de ciel ! quelle lueur terne et plombée dans cette toile du Massacre de Scio97 ! Les lèvres violettes de mille blessures ricanent affreusement aux flancs des corps morts ; des mares de sang figé et pris en caillots souillent un terrain lépreux, écorché, piétiné, rude à l'œil comme s'il était peint sur des limes ; des fragments d'armes rompues, des haillons hideusement tachés gisent çà et là ; c'est l'affaissement et l'abrutissement du désespoir rendu avec la plus sombre poésie : personne ne pleure plus ; il y a longtemps que les larmes sont taries. Les nourrissons abandonnés cherchent en rampant la mamelle desséchée de leur mère et tètent du sang à défaut de lait.

Un Turc, seul être vivant dans ce troupeau de fantômes, fait caracoler son cheval et entraîne une jeune vierge, dont le torse d'albâtre amaigri se renverse douloureusement, et qui tend vers le ciel ses beaux bras meurtris, où deux ou trois nœuds de corde se tortillent comme des serpents irrités. Il est difficile de pousser plus loin la beauté de l'horreur, et d'être plus splendidement misérable. Tout cela est d'une couleur et d'un ragoût à faire envie aux plus excellents.

La Mort de l'évêque de Liège98, pour le mouvement et la fureur de la composition, est un chef-d'œuvre inimitable, c'est un tourbillon peint, tout remue et tout se démène frénétiquement dans ce petit cadre, d'où il semble entendre sortir des mugissements et des tonnerres ; jamais on n'a jeté sur une toile une foule plus drue, plus fourmillante, plus hurlante et plus enragée ; les flambeaux avinés et les lumières orgiaques qui font trembler à travers cette confusion leur auréole chevelue et leur pénombre aux rayons éraillés, sont sinistres à voir comme les étoiles et les comètes qui pleuvent du ciel dans les sombres hallucinations de l'Apocalypse ; M. Delacroix excelle dans l'impossible ; il rend particulièrement bien ce qui paraît échapper au pinceau et à la science humaine ; cette peinture est réellement tumultueuse et sonore ; on l'entend aussi bien qu'on la voit.

Les Femmes d'Alger, pour l'ampleur étoffée des brocarts, la blonde limpidité des perles, l'éclat argentin et la chaude pâleur des chairs, la grâce et le caprice de l'arrangement, ne sont pas inférieures aux plus lumineuses toiles de Paul Véronèse99 ; c'est l'œuvre la plus tranquille de M. Delacroix, qui sait se plier admirablement à toutes les manières, et qui comprend toujours avec cette flexibilité d'intelligence qui le distingue toutes les ressources du genre qu'il traite.

Quant à la Bataille de Taillebourg, le souvenir en est encore trop présent pour que nous ayons besoin de le raviver : nous ne connaissons de comparable, à cette furie de composition et à cette férocité de touche, que le Passage du Thermodon de Rubens100 : voilà une bataille, voilà des gens qui y vont de tout leur cœur, et des pieds et des poings, et du couteau et de la hache, qui se martèlent et s'assomment consciencieusement ; ils ne posent pas, ils ne font pas la belle jambe devant les spectateurs ; ils sont à leur affaire, œil pour œil, dent pour dent ; et quels chevaux ! ruisselants de sueur, baignés de l'écume du fleuve, l'œil flamboyant sous les longues mèches trempées de leur crinière, la croupe étalée, le jarret tendu, l'ongle pinçant la terre argileuse de la berge, hennissant aigrement, et furieux de la rage de leurs cavaliers. Quel dommage que M. Delacroix n'ait pas pu se charger à lui seul de toutes les batailles du Musée de Versailles !

Le Saint Sébastien percé de flèches est, avec le Saint Symphorien de M. Ingres101, le plus beau tableau de sainteté des temps modernes ; aucun peintre d'aujourd'hui n'arriverait à la belle tournure magistrale, à l'élégante sévérité d'aspect de cette composition : la femme qui regarde par-dessus son épaule ferait honneur à quelque maître que ce soit.

La Chambre des députés, qui n'est pas encore connue du public, et dont nous avons donné autrefois une description détaillée, vaut les meilleures stanze de Rome et les scuole les plus vantées de Venise102. Ces peintures allégoriques, mythologiques, même tout à fait en dehors des habitudes de M. Delacroix, sont une preuve de plus de la merveilleuse souplesse de son talent ; ces peintures influeront, sans aucun doute, sur l'avenir du peintre pendant le cours de ce grand travail. Il a pris une manière plus large, plus grande ; il a mis de la sobriété dans sa couleur, de la tenue dans son style ; il a soumis sa fougue à toutes les exigences architecturales, et s'est restreint dans des compartiments bizarres et de formes ingrates ; c'est une excellente étude, et dont les tableaux qu'il fera par la suite ne pourront manquer de se ressentir.

Nous n'avons pas la prétention de faire ici une appréciation complète de l'œuvre de M. Delacroix ; nous avons voulu seulement indiquer la marche de son talent. Les tableaux que nous venons de décrire peuvent être considérés comme prototypes d'autant de nuances différentes de la manière du peintre ; dans chacun de ces genres il a produit un grand nombre de morceaux du plus haut mérite et dont il est inutile de donner la description parce qu'ils sont connus de tous ceux qui s'occupent de peinture en France.

La Médée furieuse103 se rapporte à l'ordre d'idées qui a produit les fresques de la salle du Trône ; c'est un sujet antique traité avec l'intelligence moderne et sous des formes plus humaines qu'idéales ; ce contraste produit un effet piquant, et les sujets les plus usés du monde reprendraient de la jeunesse et de la nouveauté compris de cette manière ; il y a dans cette pensée une révolution complète. Un sujet grec et classique, traité par le roi de l'école romantique (pardon du mot), est une bizarre anomalie, mais qui ne pouvait manquer d'arriver avec un génie aussi éclectique et une fantaisie aussi voyageuse que celle de M. Delacroix.

Médée poursuivie est sur le point d'égorger ses enfants : tel est le motif choisi par M. Delacroix.

Le fond du tableau représente un site sauvage et désolé ; c'est une espèce de gorge pleine d'anfractuosités ; on n'aperçoit qu'un losange de ciel dans un coin de la toile comme par le soupirail d'un caveau ; de grandes roches s'élèvent perpendiculairement ; sur le devant se tordent comme des scorpions ou rampent comme des serpents, de longues plantes filandreuses aux feuilles acérées, aux épines menaçantes et d'un aspect féroce et vénéneux ; Médée, haletante, le poignard à la main, les vêtements en désordre, semble vouloir s'élancer hors du cadre ; deux beaux enfants sont suspendus à ses bras ; rien n'est plus hardi que la pose de ces deux petites figures, dont l'une n'est suspendue que par la tête ; le contraste du vermillon insouciant qui s'épanouit sur les joues rebondies et satinées des pauvres victimes, avec la verdâtre et criminelle pâleur de leur mère forcenée, est de la plus grande poésie ; la tête de la Médée se présente de profil, car elle regarde en arrière pour voir les gens qui la poursuivent ; le caractère n'est pas antique, si l'on prétend par ce mot un nez droit perpendiculaire au front, une lèvre courte et serrée, un menton bombé comme celui des médailles, mais elle est fine, irritée et méchante comme une tête de vipère ; la grande ombre qui la coupe en deux, et que l'on a généralement blâmée, ajoute, selon nous, à l'effet tragique, en lui posant sur le front un diadème de ténèbres ; on ne peut rien voir de plus beau que la poitrine, la gorge, les bras et les mains de cette figure ; cela est blond, argentin, chauffé de reflets fauves, rafraîchi de transparences rosées et bleuâtres, si vivant, si palpitant, si flambant de contour, d'une pâte si régalante, si hardiment tripoté et torché, que Rubens et Jordaens, ces princes de la chair, ne pourraient faire mieux ; les bras semblent remuer et ramasser des monceaux d'enfants, quoique après tout il n'y en ait que deux, qui sont des merveilles de vie, de santé et de couleur : M. Delacroix a fait souvent aussi bien, mais jamais mieux.

Après la Médée viennent les Convulsionnaires de Tanger ; ce sont des fanatiques de la secte de Ben-Yssa104 qui courent les rues en se livrant à des contorsions frénétiques et souvent dangereuses.

Cette scène singulière se détache sur un fond d'étincelante blancheur qui distingue les édifices en Afrique ; par-dessus, le ciel sourit placide et bleu ; de belles femmes accoudées sur les terrasses regardent les Issaouïs de ce regard indolent et voilé des Orientaux. Au milieu de la rue s'agite le groupe le plus étrange que l'on puisse rêver dans le cauchemar d'une nuit d'été ; ce sont des figures sauvages, bronzées, noires, couleur de cuivre rouge, avec des barbes violentes, des cheveux exorbitants, des prunelles ardentes comme des charbons, des bouches pleines d'écume et de cris, des corps cambrés en arrière par la tension des muscles, des membres tordus, des ricanements convulsifs, des dents qui s'enfoncent dans les chairs et mâchent les perles sanglantes qu'elles font jaillir, des ongles qui labourent la peau ; la folie et la rage poussées à leurs dernières limites : par-derrière, de beaux Turcs, simples et graves, montés sur de superbes chevaux, suivent l'étrange procession ; des femmes enveloppées de leurs burnous, cet élégant linceul des beautés arabes ; des enfants nègres se dispersent et fuient devant les terribles convulsionnaires. Avec L'Évêque de Liège, c'est ce que M. Eugène Delacroix a fait de plus remuant ; la couleur est chaude, vive, et d'un éclat tout oriental.

L'intérieur de la cour où des soldats marocains attachent leurs chevaux, sans avoir l'importance de cette composition, est un joli tableau105, amusant d'aspect et très bien coloré, comme M. Delacroix en fait en se jouant, dans l'intervalle d'une grande composition à une autre ; c'est un souvenir plein d'intérêt des voyages de l'auteur ; quant au Caïd marocain nous n'avons pu le découvrir, et le don Juan a échappé à nos recherches les plus opiniâtres106 ; mais la Médée et les Convulsionnaires suffisent de reste pour faire voir que M. Delacroix se maintient toujours à la haute place qu'il a su conquérir par sa courageuse lutte, et ses travaux opiniâtres. M. Delacroix jusqu'ici a toujours été en progrès ; personne n'a plus promis et plus tenu.

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95 Théodore Géricault (1791-1824), auteur du fameux Radeau de la Méduse (Salon de 1819), a laissé de multiples toiles et esquisses représentant des chevaux. Antoine-Louis Barye (1796-1875), spécialiste des tableaux de fauves, avait vu ses œuvres refusées au Salon de 1837 comme trop romantiques. François Desportes (1661-1743) avait été le peintre officiel de Louis XIV et de Louis XV pour les scènes de chasse.

96 LaMort de Sardanapale a été exposée au Salon de 1828.

97 Les Scènes des massacres de Scio (Salon de 1824) relatent un épisode de la guerre d'indépendance grecque dans l'île de Chio.

98 Salon de 1831.

99 Paolo Caliari (1528-1588), dit « Il Veronese » du nom de sa ville natale, est apprécié des romantiques. Femmes d'Alger dans leur appartement a été exposé au Salon de 1834.

100 Combat des Amazones sur le Thermodon, tableau de Rubens conservé à la Pinacothèque de Munich (les Amazones étaient censées vivre sur les rives du Thermodon, fleuve au sud de la mer Noire). La Bataille de Taillebourg, exposée au Salon de 1837, entra aussitôt au musée du château de Versailles.

101 Tableau contesté, exposé au Salon de 1834. Le Saint Sébastien de Delacroix date, lui, du Salon de 1836.

102 Stanza, chambre ; scuola, école. C'est en 1836 que Delacroix avait reçu, grâce à l'entremise du ministre Thiers, un de ses plus anciens admirateurs, la commande des peintures destinées à orner le plafond et les murs du salon carré de l'Assemblée nationale (dit alors « salon du roi » ou, comme ici, « salle du trône »).

103 Salon de 1837.

104 Ou Ben-Aïssa, marabout algérien mort en 1835 ; il avait tenté de soulever le Maghreb contre l'invasion française. Ce tableau, présenté au Salon de 1838, est un souvenir du voyage de Delacroix au Maroc (1832).

105 Cet Intérieur de cour est également exposé au Salon de 1838.

106 Le Caïd marocain et la Dernière scène de Don Juan sont bien présents au Salon de 1838 ; la formule de Gautier exprime son agacement devant le nombre excessif et l'entassement des tableaux au Salon.