La Presse,
27 mars 1839
SALON DE 1839
(4e article)
Peinture
Si le nom de Delacroix (voir l'article précédent) se confond aujourd'hui avec l'idée de romantisme, celui d'Alexandre Decamps (1803-1860) a toute chance d'être moins familier ; pourtant, il fut en son temps le plus connu des orientalistes français, et Gautier, qui apprécie son œuvre, la commente toujours avec faveur. Sans doute Decamps a moins d'envergure que Delacroix, mais il atteint la perfection de son métier et c'est ce qu'exprime ce bilan amical.
Nous commençons tout d'abord107 notre revue des tableaux par Decamps, non que nous mettions le genre qu'il traite au-dessus des compositions historiques et d'une nature sévère, mais comme il a parfaitement exprimé ce qu'il voulait rendre et qu'il n'est guère possible d'aller au-delà, dans les sujets qu'il a choisis, nous lui donnons cette année la première place ; car un peintre qui fait admirablement bien un petit tableau est préférable à un autre qui ne réussit qu'à moitié dans une grande toile. – Il vaut mieux porter son sujet que d'être écrasé par lui. – Decamps n'a plus rien à apprendre ; il a parcouru entièrement une sphère de l'art : il est maître de son exécution ; il a dompté toute résistance de la main ou de la palette, il peut ce qu'il veut ; cette perfection, jointe à son originalité native, fait de Decamps un artiste à part dont il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver l'analogue dans aucune école : Salvator Rosa est peut-être le peintre dont il se rapproche le plus pour la fierté et la bizarrerie de l'arrangement ; mais sa couleur a bien plus de force et son exécution est bien plus serrée que celle de l'artiste napolitain108.
Decamps, qui n'avait rien exposé depuis la Bataille des Cimbres et le Corps de garde turc109, s'est présenté cette année avec onze tableaux, tous fortement empreints du cachet de son individualité – onze joyaux de couleur, les plus riches pierres que la peinture ait jamais tirées de son écrin !
Ce que nous aimons surtout dans Decamps et ce qui fait voir sa haute portée d'artiste, c'est l'indifférence absolue, la souveraine impartialité de son talent. – Comme le soleil, il dore sans choix ni préférence un pan de mur, un visage humain, un museau de singe ou une croupe de cheval. – Que lui importe ! il sait bien que tout ce qu'il touche s'illumine ; il est calme comme la nature et ne se prend de tendresse pour rien. Sans le savoir, il est le plus grand panthéiste du monde ; pour lui toute chose a son importance et sa beauté. – C'est un vrai peintre, il ne cherche pas la poésie et le drame, il n'emprunte rien au martyrologe de l'histoire d'Angleterre ; le premier motif venu lui suffit ; ses ressources sont en lui-même, avec un Turc accroupi, et fumant sa pipe, il saura bien vous arrêter une heure entière, résultat que les compositions les plus compliquées et les plus littéraires obtiennent bien rarement.
Ses deux tableaux bibliques, le Joseph vendu par ses frères et le Samson combattant les Philistins, sont deux toiles de la plus surprenante originalité ; l'Orient y est compris comme dans le Cantique des Cantiques110. L'ardeur du paysage, l'individualité des figures dépassent tout ce qu'on peut imaginer.
Le Joseph vendu par ses frères fait paraître ternes et blafards tous les tableaux qui l'environnent ; – on dirait une fenêtre ouverte sur une contrée inconnue et pleine de lumière : on est transporté à mille lieues et à trois mille ans de la réalité ; comment quelques couleurs boueuses, les mêmes pour tous, rangées en ordre sur une palette, peuvent-elles posées sur une toile devenir de l'espace, de l'air, du soleil : c'est là le secret du génie, un secret aussi difficile à surprendre que le secret de Dieu. Nous allons essayer autant que la pâleur de la langue écrite peut le permettre de raconter cette admirable peinture ; mais qu'est-ce qu'une page à côté d'un tableau ?
Le premier plan représente une espèce de ravin composé de grands blocs de rochers dont les interstices laissent échapper des plantes filamenteuses et de vivaces broussailles nourries par l'humidité et par l'ombre. – Une eau claire, diaphane, protégée contre l'altération du sable et l'ardeur du soleil qui la boiraient d'une gorgée, miroite au fond du creux ; une jeune fille vêtue d'une chlamyde bleue y plonge une urne pour la remplir ; elle est posée avec un naturel charmant et sa tournure est du plus grand style ; une mousse veloutée verte comme l'espérance couvre les surfaces planes des rochers et jette un peu de fraîcheur dans cet embrasement lumineux. Au second plan, sur un sable jaune et fauve comme une peau de lion, est accroupi un chameau fatigué allongeant son long col d'autruche et reposant sa tête étrange aux narines fendues, à l'œil garni de grands cils et brillant comme un diamant noir. Tout auprès un autre chameau aux jambes déjetées, aux genoux cagneux, à la poitrine calleuse, découpe sa silhouette gauche et dégingandée sur la limpidité bleuâtre des lointains, tandis qu'une femme en burnous se dresse pour rajuster son licol ; les marchands madianites111 et les méchants frères qui livrent le pauvre Joseph tiré de la citerne, occupent le reste de l'espace ; toutes ces figures hautes de quelques pouces ont une grandeur magistrale et un style surprenant ; le groupe de gauche où se trouve le frère à cheveux roux qui tient un bâton recourbé, rappelle les pasteurs de l'Arcadie et les plus beaux bas-reliefs grecs. L'impassibilité du marchand d'esclaves qui achète Joseph comme une mesure de blé ou une buire112 de parfums, est très bien rendue, ainsi que l'empressement du malheureux tout aise de n'être que vendu et de sortir de la citerne pour entrer en esclavage ; au troisième plan se dessinent bizarrement les chameaux de la caravane avec les cavaliers haut juchés, les ballots, le bouclier d'écaille de tortue et la lance pendus en trophée à leurs flancs ; des lignes de montagnes calmes et simples terminent l'horizon. Voilà à peu près la disposition du tableau ; mais ce que rien ne peut exprimer, c'est la chaleur, l'éclat et la solidité du coloris ; – le poudroiement du soleil sur le sable ; la blancheur poussiéreuse et plombée des terrains ; l'aridité de pierre ponce de la plaine où s'élèvent pour toute végétation quelques rares palmiers épanouis au bord du ciel comme des araignées végétales, la brume rousse qui estompe les dernières lignes, tout est admirablement senti et rendu. Par-dessus cette sécheresse, se déploie un ciel azuré et limpide comme le lac le plus tranquille, où flottent quelques petits îlots de nuages blancs poussés par une haleine expirante. Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus orientalement calme, de plus solennellement lumineux que cette toile inondée d'or et de soleil.
Le Samson sortant de la grotte du rocher d'Etam et tuant mille Philistins avec une mâchoire d'âne forme le contraste le plus énergique avec la placidité nonchalante du Joseph vendu par ses frères ; c'est une mêlée furieuse à la façon du Parrocel et de Bourguignon113 qui se rapproche de la Bataille des Cimbres pour la sauvagerie du faire, la férocité et la turbulence de la touche ; c'est un paysage âpre et rocailleux, – des rochers sillonnés de lézardes, des collines bossues et décharnées, faisant voir le tuf et la craie, des terrains galeux, lépreux, égratignés, couverts de verrues et d'excroissances, une végétation chauve, rousse, grillée de chaleur, dévorée de poussière, des broussailles d'un aspect hostile et vénéneux où se cache la vipère, où le scorpion agite ses pinces, puis tout au fond une ville biblique assise au bord d'un précipice avec ses rampes et ses terrasses beurrées d'un côté par la plus blonde lumière, et de l'autre azurées par l'ombre bleue et veloutée de l'Orient. – Tout cela se détache sur un ciel étrange, hardi, de l'aspect le plus belliqueux, maçonné et truellé avec une verve et un emportement sans pareils, du haut duquel de grands bancs de nuages chauffés à la fournaise du soir laissent filtrer par leurs déchirures et leurs écroulements des reflets fauves et menaçants. Voilà pour le paysage ; – la plus affreuse des selve selvaggie114 de Salvator, la plus noire des solitudes d'Everdingen115 n'est rien à côté de cela : les figures vont bien avec le fond ; le Samson, noir, velu, hérissé, dans la pose d'une furie et d'une rage incroyables, fait une boue sanglante de l'armée des Philistins. La massue d'Hercule n'est qu'une cravache en comparaison d'une semblable mâchoire ; tout ce monde, cavaliers et fantassins, hommes et chevaux, crie, hurle, se renverse, se cabre et s'enchevêtre avec une confusion inextricable ; les plus courageux essaient de lancer de loin des flèches et des javelines au Samson et, tout effrayés du sort de leurs frères, résistent faiblement au tourbillon de la déroute : l'homme qui a la tête entourée d'une étoffe de plusieurs couleurs et qui monte un énorme cheval à croupe tigrée et pommelée est d'une fierté de tournure et d'un mouvement superbes, il ferait honneur aux plus fiers Vénitiens ; il y a loin de cette verve forcenée, de cette puissance de pâte, de cette violence de couleur et de touche à la tranquillité méthodique des combats officiels qui ne sont que des bulletins de journaux mis en action sur des plans d'ingénieurs. – Ce tableau, moins fini et moins précieux d'exécution que les autres, plaira surtout aux artistes ; le ton en est plus simple et plus large, il a tout le ragoût et toute la franchise de l'esquisse la plus chaleureuse.
Le Supplice des crochets est peut-être le chef-d'œuvre de Decamps ; jamais il n'a été plus complet ; nous souhaitons qu'il n'essaie pas de faire mieux ; l'art finit là ; plus loin c'est la folie et le génie succombe dans sa lutte avec l'impossible : il est de certaines limites que la peinture ne doit pas franchir ; Decamps nous paraît arrivé à ces limites ; la nature commence où il s'arrête : la scène est disposée avec beaucoup d'adresse et de convenance ; le supplice occupe le fond de la toile, et comme l'on n'a guère pitié d'une souffrance au troisième plan, l'horreur est diminuée de beaucoup par l'éloignement ; le vrai sujet du tableau, c'est la foule qui regarde, c'est le ciel et la forteresse qui sont d'une beauté de ton et d'une exécution admirables : quelle étrange cohue de chevaux, de femmes, d'enfants ! quelle profusion de costumes étincelants ; quel éclatant papillotage ! – Mousseline, velours, brocart, cafetan de damas, burnous et cabans en poil de chameau, tout s'y trouve : il y a des Zeibecks116, des Turcs, des Albanais, des Juifs, des Arabes, toutes les races et tous les teints de l'Orient, depuis le blanc jusqu'au noir, en passant par toutes les nuances imaginables du jaune et du cuivré. – La plus belle figure peut-être de ce tableau, où toutes sont belles, est un jeune Turc monté sur un cheval isabelle à crinière et queue noires, placé tout à fait au premier plan ; il a un air d'insouciance juvénile et de fierté satisfaite, que ne trouble en rien la scène terrible à laquelle il assiste distraitement ; il a un si magnifique cheval arabe, une si élégante veste de velours incarnadin117, une si belle carabine incrustée de nacre et d'argent, qu'on peut bien jeter par-dessus la muraille autant de misérables qu'on voudra, sans qu'il s'en émeuve le moins du monde ! sa monture, avec cet air intelligent et rêveur des chevaux au repos, regarde bénignement deux molosses renfrognés assis près d'une carcasse de forme suspecte. – Les hommes se poussent, les enfants crient et les soldats bâtonnent, le tout avec un flegme admirable. Du reste, pas un signe d'intérêt pour les patients, à l'exception d'une femme qui se renverse et se couvre les yeux avec un enivrement de douleur admirablement senti ; personne n'a l'air de se douter que ce sont des hommes et non des bottes de foin qu'on lance sur ces crochets aigus : ils ont l'air d'assister à un exercice de gymnastique. – Il fallait être un peintre de la force de Decamps pour exprimer d'une manière aussi profonde la résignation fataliste et l'impassibilité de l'Orient. – Comme explication de cette scène étrange, vous entrevoyez dans l'auréole de son turban, à l'embrasure d'une petite fenêtre, la figure grave et froide du pacha qui du haut de son donjon regarde si l'on exécute ses ordres. – Nous parlions tout à l'heure de l'insouciance tout à fait turque de Decamps, nous avons dit qu'il était impartial et désintéressé comme la nature. En effet, cette abominable boucherie est éclairée par le soleil le plus vif, le plus rayonnant et le plus gai du monde ; il y a sur cette scène une intensité de lumière, une vivacité de couleur qui réjouiraient la tristesse elle-même. Le ciel est d'un bleu ironique, et pour dernier sarcasme du fort contre le faible, une cigogne blanche, tendant les pattes en arrière, traverse tranquillement l'azur avec un serpent qui se tord dans son bec. – Ce petit détail, dans une composition si terrible, prouve un haut sang-froid et un détachement parfait ; quoique l'opinion contraire soit plus acceptée, les plus grands artistes sont toujours indifférents.
Le Café turc est une perle de couleur. – Ce café ne ressemble en rien aux nôtres, vous pouvez bien le croire. C'est une muraille blanche avec des piliers de pierre entre lesquels le regard s'enfonce dans une ombre fraîche et transparente où des Turcs prennent de l'opium et fument dans une attitude de paresse extatique à faire envie au plus actif des hommes. Par-dessus la muraille, l'on voit des coupoles s'arrondir et se gonfler comme des seins de marbre, des minarets se lancer dans la sérénité de l'air et le ciel bleu scintiller à travers le feuillage vert foncé des caroubiers et des cyprès, de blanches bouffées de colombes traversent l'espace et une femme de la plus svelte tournure étend des linges au soleil. Au bas filtre et miroite une eau diamantée que traverse furtivement un petit rat presque imperceptible. Le sujet de ce tableau c'est l'ombre et la fraîcheur au-dedans, la chaleur et la lumière au dehors. – Jamais programme ne fut mieux rempli.
Les Enfants jouant avec une tortue sont bien les plus charmants petits monstres qu'on puisse imaginer ; celui dont la tête rasée offre des demi-teintes bleuâtres et qui agace la lente bête, est la plus réjouissante mine du monde. – Ces petits drôles ont l'air eux-mêmes de tortues, tant ils rampent avec des postures et des contorsions étranges. – La femme qui vient puiser à la fontaine avec son amphore sur la tête, égale pour la sveltesse et l'élégance de l'attitude les plus beaux bas-reliefs éginétiques118. Les fonds sont du ton le plus fin et le plus précieux.
Le Souvenir d'une villa nous transporte tout à fait hors de l'Orient : c'est un parc Moyen Âge avec sa pièce d'eau, ses paons qui se mirent, ses daims familiers, ses terrasses, ses rampes à balustres, ses vases de marbre, ses grands pins en parasol, ses élégants seigneurs et ses belles dames couchés sur le gazon piqué de fleurs, avec leurs pages et leurs levrettes. Rien n'est plus joli que toutes ces imperceptibles figurines.
Le Moïse sauvé des eaux est un paysage de petite dimension, qui effacerait bien des compositions prétentieuses pour la beauté et la sévérité des lignes ; des monuments d'une architecture superbe enrichissent les fonds ; le groupe des femmes et des gardes de la fille de Pharaon est d'une tournure et d'un style magnifiques, quoique les figures n'aient que quatre lignes119 de hauteur.
L'espace nous manque malheureusement pour parler des Singes connaisseurs120, du Baraïctar agitant son étendard, du Village italien et des Bourreaux turcs. Ce sont des tableaux qui n'ont pas besoin de signature ; ils sont victorieusement rayés par l'ongle du lion, et, quoique moins importants, contiennent le maître tout entier.
107 Il ne s'agit pas d'un pléonasme mais d'une précision logique ; « tout d'abord » signifie ici : sans attendre (les deux articles précédents étaient consacrés à la sculpture).
108 Salvator Rosa (1615-1673) attire Gautier par la fougue tumultueuse avec laquelle il peignit paysages, marines et batailles.
109 La Défaite des Cimbres et le Corps de garde sur la route de Smyrne à Magnésie ont été exposés au Salon de 1834. Déçu de l'accueil mitigé réservé aux Cimbres, vaste tableau de bataille sur lequel il comptait pour réorienter sa carrière, Decamps s'était en effet abstenu depuis.
110 C'est-à-dire avec l'intensité poétique propre à ce célèbre livre érotique de la Bible.
111 Les Madianites étaient un peuple nomade de l'ancienne Arabie. La vente de Joseph par ses frères est racontée au chap. 37 de la Genèse.
112 Cruche à anse où l'on conservait notamment l'huile.
113 Le talent particulier du peintre français Joseph Parrocel (1646-1704) le fit nommer « Parrocel des Batailles ». Jacques Courtois, dit le Bourguignon (1621-1676), fut peintre militaire et paysagiste.
114 « Forêts sauvages », en italien : un des sujets favoris de Salvator Rosa, déjà nommé plus haut.
115 Allart Van Everdingen (1621-1675), paysagiste hollandais, peignit notamment les sites de Scandinavie.
116 Brigands d'Asie Mineure.
117 Entre rose et rouge (littéralement : couleur de chair).
118 Adjectif formé sur le nom d'Égine, île grecque située en face du Pirée et qui, avant son annexion par Athènes au Ve siècle av. J.-C., fut un des plus riches centres de la sculpture archaïque.
119 À peine un centimètre (la ligne était la douzième partie du pouce).
120 Plus exactement Les Singes experts, tableau représentant deux singes vêtus comme des académiciens et qui apprécient un tableau d'un air docte. Cette charge moqueuse fut souvent reproduite.