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Débuts de Mademoiselle García
Retour au feuilleton de théâtre, pour aborder un des domaines préférés de Gautier : la musique d'opéra. Certes, il n'est pas bon technicien et se fait aider, dans ce domaine, pour les comptes rendus auxquels il tient ; à l'Opéra ou au Théâtre-Italien, il regarde plus qu'il n'écoute, et une cantatrice est pour lui une femme avant d'être une voix. Toutefois, ici, le cas est particulier, puisque la très jeune Pauline García (1821-1910) – future épouse Viardot –, fille du célèbre ténor Manuel García, est la sœur cadette de Maria Malibran, morte tragiquement à vingt-huit ans en 1836 après avoir bouleversé l'Europe par l'engagement passionné de son jeu scénique et de sa voix. Tout le monde veut savoir si la petite sœur saura affronter une comparaison à tous égards redoutable pour elle.
La quinzaine a été des plus splendides en fait de débuts lyriques ; il y a eu une conjonction d'astres mélodieux qui ne se reproduira pas de longtemps dans le ciel musical. – Une étoile de première grandeur, une étoile à sept rayons, a fait briller sa charmante lueur virginale aux yeux ravis des dilettanti121 du Théâtre-Italien ; – un nom qui est une auréole luisait autour de cette jeune tête : le nom de Malibran García, si heureusement morte au plus beau jour de sa vie, écrasée sous les fleurs et les couronnes du public, cet autre Héliogabale122, et remontée dans sa gloire, avec le transparent linceul de Desdemona123, toute blanche sur un fond d'or, comme l'apparition divine dont parle Dante.
Cette préoccupation planait sur toute la salle, et l'entrée de Pauline García était attendue avec une anxiété frémissante.
Une salve d'applaudissements lui montra, dès son premier pas sur la scène, que la gloire de sa sœur morte n'était pas oubliée, et que la dynastie des García régnait toujours sur les oreilles.
Mlle García, avant qu'elle eût ouvert la bouche, avait déjà un avantage énorme ; elle était arrangée avec un goût bien rare aux Italiens, qui semblent s'habiller au vestiaire des chiens savants. Des manches justes en brocart avec des crevés, des aiguillettes et des passequilles124, un corsage à pointe relevé de cordelières de pierreries, un cercle d'or et des perles dans des cheveux nattés en corne d'Ammon125, à la manière du XVIe siècle, une jupe ample et puissante d'une étoffe à plis cassants, d'où la taille s'élance frêle et mince comme un corselet de guêpe, formaient un costume d'une originalité délicieuse ; on eût dit une de ces fresques naïves comme en faisaient Pinturiccio, Ghirlandajo, et les maîtres gothiques de l'école florentine126. La simplicité d'attitudes, la finesse des mouvements, la sveltesse de galbe, naturelles à Mlle Pauline García, ajoutaient à l'illusion et la complétaient. – Il y a loin de là aux poses théâtrales, aux gestes télégraphiques et aux grands airs des actrices ordinaires. – C'est la nature et la vérité mêmes ; – une certaine gaucherie juvénile et charmante rehausse encore tous ces avantages.
Maintenant, Mlle Pauline García est-elle belle ? nous avons entendu dire qu'elle n'était pas jolie, – mais ce n'est pas notre opinion : elle est bien faite, élancée, avec un col souple, délié, une tête attachée élégamment, de beaux sourcils, des yeux onctueux et brillants dont la petite prunelle noire fait plus vivement encore ressortir la nacre limpide, un teint chaud et passionné, une bouche un peu trop épanouie, peut-être, mais qui ne manque pas de charme ; ce qui constitue une beauté théâtrale très satisfaisante.
Voilà pour le physique ; passons maintenant à l'essentiel – à la voix.
Elle possède un des instruments les plus magnifiques qu'il soit possible d'entendre. Le timbre en est admirable, ni trop clair ni voilé. Ce n'est point une voix métallique comme celle de Grisi127 ; mais les tons du medium ont je ne sais quoi de doux et de pénétrant qui remue le cœur. L'étendue est prodigieuse. Dans le point d'orgue de l'andante de la cavatine (tirée de l'Elisabetta, de Rossini, et intercalée128), elle a accusé deux octaves et une quinte, du fa grave du ténor à l'ut aigu du soprano. Mais le timbre du fa et la facilité avec laquelle elle attaque l'ut qu'elle a souvent reproduit dans le cours de l'ouvrage, accusent nettement, au moins, trois octaves pleines, qui de sa chambre se produiront plus tard sur le théâtre. Dans les rôles de contralto, tels que Tancrède, Arsace et Malcolm129 qu'elle abordera, dit-on, elle nous donnera la mesure exacte de sa voix grave qui devra sans doute acquérir plus tard plus de force, sinon plus d'étendue. Quant aux notes aiguës, elle fera bien de ne jamais les forcer et de n'en point abuser, d'ici à ce qu'elle ait pris son développement physique.
Sa méthode est celle de García, c'est tout dire. Elle a toute cette ampleur qui met l'auditeur à l'aise en ne lui faisant jamais craindre d'accident dans le trait. Sa voix est merveilleusement posée ; l'intonation pure et juste. La note est toujours attaquée avec une grande netteté, sans hésitation ni port de voix. Cette dernière qualité est rare et précieuse, elle est excellente musicienne ; son oreille délicate et exercée se préoccupe avec justesse des détails de l'accompagnement, comme nous l'ont prouvé plusieurs recommandations et remarques aux répétitions.
Elle aurait tort de chercher à produire de l'effet par de la complication et de l'originalité dans les points d'orgue. Grâce à sa belle diction, à sa parfaite entente de la valeur des mots, à sa pantomime expressive et spontanée, un petit nombre de notes lui assureront plus de succès que toutes les roulades les plus enchevêtrées du monde. Ainsi, son palpitar il cor mi fa de l'allegro de sa cavatine130 produit plus d'effet la première fois que la seconde, parce qu'à la seconde il est précédé d'une roulade trop longue qui, toute bien faite qu'elle est, retarde un peu trop la chute définitive.
Elle fera bien aussi de travailler l'intonation des sons aigus sur la voyelle i de manière à ne pas être obligée de remplacer la pena mi-a par la pena a-ia.
Du reste, elle a devant elle un avenir sans bornes ; elle pourra devenir une aussi bonne tragédienne que sa sœur, et sera à coup sûr meilleure cantatrice.
Rubini a été magnifique ; il a enrichi son Per tanta crudelta131 ! d'un la admirable, électrisant ; sa voix semble acquérir tous les ans plus de puissance dans les sons élevés ; – les si naturels ne lui coûtent plus rien à présent.
Quant à M. Sinico, il a trouvé moyen de faire regretter Ivanoff, ce qui était difficile partout ailleurs que dans L'Elisir et l'Anna Bolena132.
Mario133 débute la semaine prochaine dans L'Elisir ; la répétition d'hier fait présager qu'il y sera fort agréable.
Le Théâtre-Italien devrait bien prêter Rubini à l'Opéra-Comique, puisqu'on est en train de faire des échanges.
L'on attendait Mlle García à la fameuse romance du Saule ; elle l'a chantée avec une ravissante expression de mélancolie ; c'était quelque chose de doux, d'étouffé et de nocturne, comme un gémissement de tourterelle oubliée ; chaque note tombait sur l'âme comme les pleurs d'un ange penché sur la terre.
Toute la salle enthousiasmée a crié bis, – et la romance a été répétée avec une égale supériorité. – La phrase se il padre m'abbandona, – celle intrepida morro134, ont provoqué des bravos unanimes. Il est impossible d'être plus pathétique et plus énergique à la fois.
Le succès de Mlle García a été complet, on l'a fait revenir à chaque acte, et Lablache135 l'a très paternellement embrassée. – Ô rusé Lablache, qui fait semblant d'être gros et d'avoir des cheveux gris pour embrasser les jolies femmes ! L'assemblée était des plus brillantes, les retardataires avaient pris la poste, et M. Berryer, qui est comme vous savez un dilettante136 forcené, était descendu de sa chaise de voyage devant la porte même du Théâtre-Italien.
Il y avait beaucoup de toilettes, et en l'absence du vicomte de Launay, occupé en ce moment à mettre la dernière main à une comédie en cinq actes et en vers137, nous prendrons la liberté de vous dire que nous avons remarqué une charmante coiffure Renaissance en velours noir orné de plumes roses et de perles blanches d'un goût sévère et d'un fort bon style, très bien portée par Mme la marquise de V. G. ; – un petit bord en velours cerise, plume cerise recouverte de marabouts d'une délicieuse originalité, et surtout un charmant bonnet de point d'Angleterre à l'aiguille avec des roses mignonnettes, des vergiss-mein-nicht d'un bleu à faire envie au Stephen de M. Alphonse Karr138. – La fée qui crée ces merveilles n'est autre qu'Alexandrine, l'heureuse rivale de Baudrand139.
Nous avons aussi entendu l'autre soir Mme Manuel García, qui va paraître bientôt à l'Opéra-Comique ; c'est une grande et belle voix, un chant large et dramatique, comme on l'apprend à l'école des García. – Elle a exécuté le morceau : Se il padre m'abbandona140, un air de l'opéra où elle doit débuter141, et des chansonnettes espagnoles de la plus capricieuse originalité. Masset, Marié, Mocker, Mme Manuel García, voilà de précieuses acquisitions, qui rempliront et au-delà la nouvelle salle que M. de Crosnier142 ne se presse pas trop de faire bâtir.
121 Amateurs d'opéra ; le mot est à l'époque élogieux et non péjoratif.
122 Selon l'historien Ælius Lampridius, l'empereur romain Héliogabale ou Élagabal (204-222) aurait fait exécuter certains de ses convives en les étouffant sous les fleurs. La métaphore de Gautier enjolive une réalité plus triviale : la Malibran était morte des suites d'une chute de cheval.
123 Le rôle de Desdémone dans l'Otello de Rossini (1816) était un des préférés de la Malibran à cause de la « Romance du saule » qui se trouve à la fin de l'œuvre. C'est dans ce rôle que Pauline débute.
124 Ornements faits de rubans, de broderies, de perles et de pierreries.
125 Nattes recourbées sur elles-mêmes (la corne d'Ammon est un coquillage fossile, en forme de corne de bélier, ainsi nommé par référence au dieu égyptien Ammon, qui était représenté avec de telles cornes).
126 Gautier parle d'école « florentine » parce que aussi bien le Pinturicchio (Benedetto di Betto, 1454-1513) que Domenico Ghirlandaio (1449-1494) et ses deux frères étaient en effet toscans.
127 Giulia Grisi (1811-1869) est la soprano vedette du Théâtre-Italien ; Gautier apprécie surtout sa beauté, digne selon lui d'une statue grecque.
128 Elisabetta, regina d'Inghilterra, opéra en deux actes créé à Naples le 4 octobre 1815 ; il était très courant d'intercaler ainsi des airs d'autres œuvres pour faire valoir le ou la soliste.
129 Trois rôles masculins écrits par Rossini pour voix de femme : Tancrède, rôle-titre de Tancredi (1813) ; le roi Arsace, dans Semiramide (1823) ; Malcolm, dans La Donna del lago (d'après Walter Scott, 1819).
130 Otello, acte II, scène 7. Une cavatine est un air à la fois expressif et virtuose.
131 Duo avec Iago (acte II, scène 2). Giovanni Battista Rubini (1794-1854), ténor italien très réputé, chanta au Théâtre-Italien de Paris tous les hivers de 1831 à 1843.
132 Deux œuvres de Gaetano Donizetti (1797-1848) : L'Elisir d'amor, opéra-bouffe (1832), et Anna Bolena (1830). L'obscur ténor Sinico est comparé ici à un autre ténor du Théâtre-Italien, le Russe Nicolas Ivanoff (1810-1880), moins apprécié de Gautier que Rubini.
133 Giovanni di Candia, dit Mario (1810-1883), encore un ténor, vient de passer de l'Opéra au Théâtre-Italien où il fera une longue carrière.
134 Otello, acte II, scène 7, puis acte III, scène 3.
135 Luigi Lablache (1794-1858), basse bouffe, très aimé du public.
136 Voir p. 85, note 1. Pierre-Antoine Berryer (1790-1868), célèbre avocat légitimiste.
137 Cette comédie de Delphine de Girardin (voir p. 46, note 1), L'École des journalistes, reçue à l'unanimité en 1840 à la Comédie-Française, fut interdite par la censure.
138 Le nom allemand du myosotis sert de titre à un chapitre de Sous les tilleuls (1832), roman d'Alphonse Karr (1808-1890) dont Stephen est le héros.
139 Alexandre et Baudrand tenaient un magasin de modes très réputé au 41, rue Neuve-Saint-Augustin ; leur rivale Alexandrine exerce ses talents dans le même quartier, 104, rue de Richelieu.
140 Air d'Otello de Rossini, déjà évoqué plus haut. « Mme Manuel García » est la belle-sœur de Pauline.
141 Éva de Coppola, qui sera créé à l'Opéra-Comique le 9 décembre 1839.
142 Gautier ajoute par moquerie la particule au nom de François Crosnier (1792-1867), directeur de l'Opéra-Comique depuis 1834, dont la vanité était légendaire. Les ténors Nicolas Masset (1811-1891) et Claude Marié (1811-1879) et le baryton Eugène Mocker (1811-v. 1885) viennent tous les trois d'être engagés dans ce théâtre.