théâtre de la porte saint-martin
Vautrin,
drame en cinq actes,
de M. de Balzac
Vautrin vient d'être défendu à la seconde représentation : – alors à quoi bon la censure ? À quoi sert de subir l'encre rouge de ces messieurs143, si l'on peut vous confisquer votre pièce après coup ? Les journaux de l'opposition qui ont crié si fort et avec raison contre la suppression des drames de Fontan et de Félix Pyat, trouvent aujourd'hui la censure fort sage, tant sont vivaces les haines littéraires : pareille contradiction avait déjà eu lieu à propos du Roi s'amuse144.
Le motif est l'immoralité de la pièce : c'est le plus commode de tous les prétextes. Avec cela, on peut mettre l'embargo sur tout le théâtre ancien et moderne ; Vautrin n'est pas plus immoral que la Gazette des tribunaux.
À le prendre au point de vue rigoureux et catholique, le théâtre n'est pas possible. – Nous démontrerons quand on le voudra que le vaudeville du Gymnase le plus anodin, le plus sucré, le plus rose tendre, le plus vert pomme, contient cinq ou six monstruosités damnables.
Qu'y a-t-il d'immoral dans Vautrin ? Il est forçat, mais le forçat, à tort ou à raison, est devenu un personnage typique du drame moderne comme l'Arlequin de la comédie italienne, comme le Scapin de la comédie française ; – Scapin, n'ayant plus de maître grand seigneur à friponner, a bien été obligé de vivre aux dépens du public. Le valet est devenu voleur ; Robert Macaire145, songez-y bien, c'est Scapin sans place.
Voici la donnée de Vautrin dégagée de toute la complication de l'intrigue. Vautrin est un homme de génie qui a mal tourné ; est-ce paresse, inconduite, ambition trop hâtive, passions volontaires et violentes, c'est quelque chose de tout cela ; il n'importe : le pouvoir qu'il n'a pu conquérir dans le monde il l'a conquis au bagne : il est roi des forçats. Il a le droit d'écrire comme Mascarille, au bas de son buste : – Vivat Mascarillus fourbum imperator146. Ayant manqué le sommet, il s'est jeté dans l'abîme. La profondeur a remplacé pour lui l'élévation ; il voulait être dieu, mais il a mieux aimé être le diable qu'un homme ordinaire.
Cependant, malgré sa dégradation, Vautrin aime et comprend la vertu. Il y a une perle sans tache au fond de l'océan bourbeux de son âme ; sur le fumier de son cœur s'épanouit une petite fleur bleue d'innocence. Il est capable de dévouement ; l'amitié est pour lui une passion infinie, immense comme l'amour ; il a le don puissant de vivre par un autre ; il peut s'élancer hors de la prison du moi, hors de l'ego, cette prison autrement cadenassée et verrouillée que le bagne de Toulon ou de Rochefort.
Il a rencontré sur un chemin un pauvre enfant tout nu ; il s'est pris de passion pour cet enfant ; il l'a élevé avec une tendresse maternelle ; il l'a maintenu pur de tout vice et séparé de toute idée mauvaise. – Un forçat est difficile en fait de vertu, car il connaît toutes les pentes funestes et sait dans quels replis du cœur vont se cacher tous ces instincts pervers, bêtes fauves de l'âme que la morale a tant de peine à museler ; – il recommence sa vie dans cet enfant. Si l'on pouvait faire remonter les grains de poudre dans le sablier du Temps, si l'on reprenait au néant ses années envolées, soyez sûrs que Vautrin serait honnête homme, bon père, bon époux, excellent citoyen, marguillier, et peut-être commissaire de police147 : il veut faire de son élève une offrande propitiatoire à la société, et par ce moyen payer au monde sa dette de vertus : il se voit dans ce jeune homme tel qu'il aurait dû être ; il admire en lui la délicatesse qu'il n'a plus, cette susceptibilité d'honneur le charme. Le spectacle de cette beauté morale le ravit. Mais, nous direz-vous, pourquoi, s'il aime tant la vertu, Vautrin n'est-il pas vertueux lui-même ? hélas ! Vautrin est au ban de la société. Il est mort civilement et ne compte plus au nombre des hommes. Comme les victimes dévouées à l'abattoir, il porte sur l'épaule cette marque rouge où la guillotine reconnaît les siens ; le bourreau l'a touché et à tout jamais séparé du possible : il est forcé de ramper souterrainement dans un monde étrange et monstrueux ; dans ce monde, aucun des moyens humains n'est praticable, ni le travail, ni le courage, ni la persévérance. Ces moyens-là sont bons pour les vivants, et les forçats sont des morts que l'on a oublié d'enterrer, des guillotinés à qui l'on n'a pas fait secouer la tête. – Aussi le vol, le guet-apens, le meurtre, l'assassinat par le fer, le poison, la noyade ou la précipitade148 leur paraissent-ils la chose du monde la plus simple et la plus naturelle : – l'inégalité de la lutte les grandit à leurs propres yeux ; et ils perdent ainsi le peu de conscience qui leur restait.
Dans une époque plus catholique, Vautrin se serait repenti, il aurait confessé ses fautes, en aurait reçu l'absolution et se serait réhabilité, sinon devant les hommes, au moins devant Dieu ; mais Vautrin n'est pas chrétien, bien qu'il semble croire à la réversibilité149 ; il a peu de remords pour lui-même, ce qui est fait est fait, il en aurait pour son élève. – Quant à lui, il se regarde comme une chose sacrifiée, perdue à tout jamais.
Il veut que son élève soit riche à millions, car il sait que la vertu est bien plus forte avec une armure d'or ; il lui forge un grand nom, car lui qui n'en a plus, lui qui n'est plus qu'un chiffre, le numéro 1500 ou 1501 d'une chiourme, connaît mieux que personne l'influence d'un nom : mais comment, lui qui n'a rien, donnera-t-il des millions à son pupille ? Il lui arrangera un riche mariage, il lui fera épouser une jeune fille, une princesse espagnole qui a cinq cent mille livres de rente ; le jeune homme ignore complètement cette idée machiavélique : il est amoureux tout simplement parce que la jeune fille est belle, ingénue et charmante, et il se fait aimer parce qu'il est beau, spirituel et loyal ; sa passion vient en aide à la rouerie de Vautrin. – Vautrin vole pour le nourrir, pour lui avoir des habits, des voitures, des chevaux, toutes les apparences de la vie élégante : s'il vous prend votre bourse, ce n'est pas pour lui, il y a longtemps qu'il n'a plus de vices, c'est pour que le jeune marquis Raoul de Frescas ait de l'or pour jouer à l'écarté ou parier aux courses ; il lui a appris le pistolet, l'escrime, l'équitation, il lui a donné le courage physique. Il ne tremblera pas plus l'épée à la main que sur un cheval fringant ; Raoul éduqué par Vautrin est un cavalier accompli ; Vautrin a monté une maison fort étrange composée d'anciens forçats qui ont rompu leur ban comme lui : Buteux, tueur ; Fil-de-Soie, filou ; Philosophe, voleur de grand chemin ; Lafouraille, empoisonneur, chacun de ces messieurs a sa spécialité. – Pour le moment, ils ne sont que domestiques, Vautrin, leur empereur, leur a commandé l'honnêteté, ils lui obéissent comme ils lui obéiraient pour toute espèce d'entreprise ténébreuse et sinistre, moins aisément peut-être, car ils trouvent bien dur de ne pas emporter le couvert qui leur a servi à manger la soupe, et le cuisinier refuse très sensément d'aller au marché sans argent si l'on ne veut pas qu'il en rapporte. – Devant Raoul de Frescas ces bandits font bonne mine et se conduisent comme les plus honnêtes domestiques, c'est-à-dire volent peu, mais souvent, en sorte que le jeune homme sans défiance se croit entouré de vrais laquais, de vrais cuisiniers et de vrais valets de chambre. Son erreur est excusable.
Sans doute tout cela n'est pas de la plus grande délicatesse, et nous conviendrons volontiers que Vautrin ne mérite pas le prix Montyon150. C'est pousser un peu loin l'amitié pour les gens que de prendre des empreintes de serrure, de faire des faux, de voler et de tuer à leur intention ; mais Vautrin, quoiqu'il ait un beau côté, n'a pas le choix des moyens ; quand on a passé vingt ans de sa vie au bagne, il n'est pas étonnant que l'on ait sur la société, la propriété et l'importance de la vie humaine quelques idées un peu paradoxales. On ne peut pas non plus exiger des forçats de se conduire comme des quakers ou des sous-maîtresses de pension.
Vautrin pourrait voler pour lui, il vole pour un autre ; c'est déjà une grande différence. Raoul le prend pour l'homme de confiance de ses parents inconnus, et peut ainsi accepter ces bienfaits sans rougir. Au moyen de papiers qu'il s'est procurés par des stratagèmes beaucoup trop ingénieux, et généralement peu reçus dans la bonne société, Vautrin démontre que son élève est, non pas Raoul de Frescas, mais bien Fernand de Montsorel, fils du duc de ce nom, qui l'avait fait perdre en Sardaigne, ayant des inquiétudes sur la filiation de sa race, et n'étant pas doué d'assez de fatuité pour se croire le père d'un enfant né de sept mois. Vautrin, après avoir fait un honnête homme d'un vagabond, rendu un enfant à sa mère dont il prouve l'innocence, et un héritier à une grande famille, s'abandonne aux gendarmes, – fatalité en chapeau à trois cornes et en culotte de peau de daim, – qui le reconduisent au bagne de Toulon où il va reprendre sa triste pourpre. Il jette bien, par une bravade de consolation, au jeune couple cette phrase : « Dans dix mois, à Saint-Thomas-d'Aquin151. » Il sait qu'il ne reviendra pas. À quoi bon ! Il a fait son œuvre ; il a touché son but. Il ne se dissimule pas, car il connaît le cœur humain, que le jeune homme auquel il a servi de père et de mère le méprisera bientôt, et ne verra en lui que le forçat, le rebut de la société ; et en lui-même il se dit qu'il a raison. – Vautrin, ne pouvant être estimé des honnêtes gens, aime encore mieux être estimé des forçats que de ne l'être de personne, tant le désir de l'approbation des autres est une passion vivace dans l'âme humaine. Il continuera à régner dans le bagne, sous le beau ciel de la Provence152, où ses amis et ses admirateurs ne tarderont pas à aller lui tenir compagnie. – Seulement, argousins et gardes-chiourme, faites bien le guet, interrogez souvent les barreaux et les ferrements, car Vautrin a fait sa sortie tout à l'heure d'un air bien calme et bien sûr de lui-même ; prenez garde qu'il ne prenne à ce forçat paradoxal, qui eût été aussi bien le Jaffier de Venise sauvée153, l'envie d'aller faire une visite à son ancien élève.
Telle est l'idée du drame de M. de Balzac ; elle n'est certainement pas plus immorale que celle de toutes les pièces qui se jouent sur les théâtres de Paris : nous avons négligé à dessein la contexture de la pièce et l'agencement des scènes pour faire ressortir plus clairement l'intention philosophique ; cette donnée ne manque assurément ni de poésie, ni de grandeur, et nous sommes étonné qu'elle ait été si peu comprise. – Le vagabondage du dialogue et la complication des scènes ont probablement distrait l'attention du sens général de l'œuvre. Le défaut de Vautrin est de manquer de réalité ; certains passages font l'effet du rêve et produisent l'impression vertigineuse que l'on éprouve à la lecture des Treize. Vautrin est proche parent de Ferragus154. On est si peu habitué à la fantaisie et au caprice dans le théâtre moderne, qu'il faut pour le moindre incident et la moindre sortie des explications interminables. – Molière n'y regardait pourtant pas de si près. – Il a besoin d'un bâton, le bâton se trouve tout justement à terre ; il lui faut un Turc, voilà un Turc ; un commissaire ? donnez un coup de pied dans le mur, il va en jaillir un commissaire comme un diable d'un joujou à surprise. Tous les gens nécessaires à son action passent précisément sur la place publique, commode décoration de ses comédies. – À cela vous nous répondrez que M. de Balzac n'est pas Molière ; c'est juste, il est M. de Balzac, et c'est encore quelque chose.
L'on a été, selon nous, injuste envers cette pièce ; les mots, les traits y fourmillent. Le troisième et le quatrième actes sont étincelants de plaisanteries drolatiques, de paradoxes ébouriffants ; il se rencontre çà et là des plaques de dialogues dignes de Beaumarchais pour la finesse, la vivacité et le mordant ; – il y a là de l'esprit à saupoudrer vingt vaudevilles et autant de mélodrames.
Frédérick Lemaître155 a été prodigieux, étourdissant, au-dessus de tout éloge. C'est décidément le plus grand comédien du monde : les moindres mots prennent dans sa bouche une profondeur et un accent singuliers, et de la phrase la plus insignifiante en apparence, il fait jaillir une lueur fauve inattendue qui éclaire tout le drame. Comme Protée, il prend toutes les formes : tantôt vieux baron allemand, pied-bot et bossu ; tantôt ambassadeur mexicain, grand, gros, basané, avec des favoris violents et un toupet pyramidal156. Chez lui, à le voir si bon homme, en pantalon et en veste de nankin avec un chapeau de planteur, vous le prendriez pour Napoléon à Sainte-Hélène ; et tout à l'heure il va se dresser comme un autre Van Amburg157, et faire ployer, sous les torrents magnétiques de son regard, tout une ménagerie de forçats en révolte ; ironie, tendresse, fureur, sang-froid : tous158 les octaves du clavier ont été parcourus par cet acteur sans rival.
Le jeu de Frédérick suffirait pour donner la vogue au drame de Vautrin, cet essai étrange et curieux d'un des plus habiles peintres de mœurs de la littérature actuelle. Les romans de Balzac ont assez de lecteurs pour envoyer à ses pièces un public innombrable.
Vautrin sera très probablement rejoué bientôt159, car il ne renferme rien de dangereux. L'on a pris trop au sérieux quelques détails bouffons, qu'il serait, après tout, fort aisé d'élaguer.
Nous serions bien curieux de savoir pourquoi Frédérick, rappelé à grands cris par toute la salle, n'a pas voulu reparaître. Est-ce coquetterie ou dédain ? – Dans les deux cas, ce serait hasardeux ; il ne faut jouer ni avec le feu ni avec le public.
143 Les censeurs affectés à la lecture préalable des manuscrits. Ils avaient repris du service actif à l'automne 1835 dans le cadre des lois répressives justifiées par l'attentat de Fieschi. Ils avaient refusé deux fois le manuscrit de Balzac, le 23 janvier puis le 27 février 1840, avant de le laisser passer après corrections.
144 Ce drame de Hugo avait bénéficié de la suspension de la censure préalable en août 1830, mais avait été interdit le soir de la première (22 novembre 1832) comme donnant de François Ier une image injurieuse. Louis-Marie Fontan (1801-1839), journaliste d'extrême gauche, n'avait pu faire jouer aux Nouveautés, qui l'avaient reçu, un drame sur Ney (Le Procès d'un maréchal de France, 1831). Félix Pyat (1810-1889), non moins républicain, avait connu l'interdiction dès son premier drame, Une révolution d'autrefois ou les Romains chez eux (Odéon, 1er mars 1832) : la satire du régime de Juillet y était trop visible.
145 Le malfaiteur créé par Frédérick Lemaître dans L'Auberge des Adrets (voir p. 60, note 1).
146 « Vive Mascarille, empereur des fourbes » (Molière, L'Étourdi, acte II, scène 11).
147 En 1840, Gautier ne peut deviner qu'il vise juste (voir La Dernière Incarnation de Vautrin, dernière partie de Splendeurs et misères des courtisanes, 1847).
148 Fait de jeter quelqu'un par la fenêtre.
149 Notion théologique rattachée à ce que le christianisme appelle la communion des saints (les mérites d'un juste peuvent servir au salut d'un pécheur).
150 Voir p. 50, note 3.
151 La paroisse chic du faubourg Saint-Germain, où Lucien espère en effet se marier (Splendeurs et misères des courtisanes). Dans Vautrin, la réplique finale du bagnard est plus conforme aux clichés du mélodrame : « Tu te maries bientôt. Dans dix mois, le jour du baptême, à la porte de l'église, regarde bien parmi les pauvres, il y aura quelqu'un qui veut être certain de ton bonheur » (acte V, scène 17).
152 Au bagne de Toulon. Ces mots figurent dans une réplique de Vautrin (acte III, scène 2).
153 Venice Preserved, tragédie historique de Thomas Otway (1682) dans laquelle deux adversaires, Pierre et Jaffier, se trouvent liés par une amitié passionnelle qui fascinait Balzac.
154 Ancien bagnard lui aussi, héros éponyme de la première des nouvelles de l'Histoire des Treize (1833).
155 Voir p. 60, note 1.
156 Ces favoris et ce toupet de l'acte IV, trop semblables à ceux du roi Louis-Philippe, passent (à tort) pour avoir été déterminants dans la décision d'interdire la pièce.
157 Isaac Van Amburg (1808-1865), dompteur américain qui avait triomphé l'année précédente à la Porte Saint-Martin dans un drame écrit pour le mettre en valeur, La Fille de l'émir.
158 Sic, alors qu'« octave » est toujours féminin.
159 En fait la première reprise n'eut lieu que le 23 avril 1850, à la Gaîté, pour quinze représentations.