académie royale de musique

Représentation de Mademoiselle Falcon

Vous savez tous l'histoire de Mlle Falcon, elle avait perdu sa voix d'une manière toute mystérieuse ; cela était plus merveilleux qu'un conte d'Hoffmann. Comme la Bettina du Sanctus160, elle s'était trouvée un jour muette devant son papier à musique ; quelque méchant maître de chapelle, au nez violet, à l'œil glauque, l'avait sans doute regardée de travers ; du reste, elle parlait parfaitement. Un docteur au moins aussi fantastique que le docteur Wiesecke, ou le signor Tabraccio, avait trouvé moyen de faire chanter la malade en la mettant sous cloche dans une machine pneumatique, et mille autres inventions hétérodoxes161. À ce compte-là, les melons qui sont toujours sous cloche seraient les plus excellents chanteurs, et jusqu'à présent ils n'ont cependant pas fait preuve de grandes dispositions musicales. – Ce problème, qui a occupé pendant deux ans la curiosité parisienne, s'est enfin résolu l'autre soir.

Mlle Falcon avait convié tout Paris à cette expérience périlleuse. Tout Paris est venu. La salle était pour le moins aussi émue que la cantatrice. Quand Mlle Falcon est entrée en scène, des tonnerres d'applaudissements ont éclaté. – Physiquement, elle est aussi belle que jamais. Ce sont toujours les longs yeux passionnément noirs, la chaude pâleur juive, le bel ovale mélancolique, les cheveux abondants et superbes, le même sourire maladivement tendre, la même ardeur inquiète et nerveuse, c'est bien Cornélie Falcon ; sa beauté est sauvée, qu'importe sa voix ? Nous qui préférons un beau contour à un beau son, nous étions déjà plus qu'à moitié rassuré ; – car notre grande peur était qu'elle eût maigri, que ses dents eussent perdu de leur blancheur, et ses yeux de leur éclat ; il n'en est rien.

Ces applaudissements étaient si vifs et si unanimes que la pauvre fille, émue par tant de témoignages bienveillants, a chancelé, et après quelques instants s'est évanouie. Heureusement les craintes que cet accident avait soulevées se sont vite dissipées, la représentation a continué. Mlle Falcon a joué et chanté les deux rôles de Rachel et de Valentine162 avec une puissante supériorité. Dans toute la scène du second acte de LaJuive elle a été admirable de menace et d'indignation ; toute la colère et le désespoir qu'éprouve Rachel en se croyant méprisée par Léopold163 ont été rendus par elle avec une incontestable audace et une grande supériorité. Toute la salle a été électrisée par la fin du duo des Huguenots. Valentine a été saluée comme dans ses plus beaux jours. Donc, comme tragédienne, Mlle Falcon n'a rien perdu. Hier, son talent a été comme il y a deux ans, ferme et pur, correct et vigoureux.

La cantatrice aussi a toujours cette méthode d'autrefois, que nous avons tant applaudie ; c'est toujours le chant large et posé, le phrasé élégant et facile, mais la voix nous a semblé un peu terne, le timbre et l'éclat n'ont pas encore reparu entièrement. Les notes graves sont bien les notes pleines et vibrantes d'autrefois, les notes aiguës ont bien encore du brillant et de l'éclat, mais les sons du médium, ut,, mi et peut-être fa, sont restés quelque peu voilés et manquent de sonorité. L'émotion que Mlle Falcon a éprouvée en se retrouvant dans son théâtre, en face de la rampe et du public qu'elle n'avait vus depuis longtemps, est peut-être la seule cause de l'altération vocale que nous avons remarquée ; quoi qu'il en soit, nous espérons qu'avec des soins et des ménagements, cette faiblesse disparaîtra.

Mais pour Dieu, qu'elle ne chante pas, qu'elle se repose, qu'elle aille en Italie boire cet air si tiède et si bleu, cet air de velours qui assouplit les gosiers les plus rebelles, qu'elle ait confiance dans sa jeunesse, son gosier et sa beauté.

Nous ne mentionnons que pour mémoire le divertissement, composé de danses insignifiantes. Mlle Lucile Grahn164 devait danser la Cracovienne, une douleur au genou l'en a empêchée. Les boléros de Cadix ont un peu relevé toute cette médiocrité. Des castagnettes et une jupe à paillettes d'argent, cela fait toujours plaisir.

– À propos de danse, nous sommes en retard pour annoncer les débuts de Mme Desmaziers. L'Opéra, qui tient plus que jamais à recruter son corps de ballet dans les cinq parties du monde, a été cette fois chercher sa danseuse à Naples, cette patrie de la tarentelle. Mme Desmaziers, malgré l'émotion d'un premier début, a dansé avec Fitzjames et Mabille165. La débutante a été vivement applaudie dans ses deux échos ; et à la fin du pas, le théâtre de la rue Le Peletier a confirmé l'arrêt de Saint-Charles166.

160 Ce conte fait partie des Fantaisies à la manière de Callot d'Hoffmann (1817). La soprano Cornélie Falcon (1814-1897), célèbre dès ses débuts en 1832, était devenue aphone cinq ans plus tard.

161 Henri Wiesecke, homéopathe et ophtalmologue alsacien tenu par beaucoup pour un charlatan. Le nom de Tabraccio est forgé par dérision sur celui d'un physicien réel nommé Tabarié ; la « cloche » inventée par lui était un petit cabinet à parois de cuivre dans lequel on pouvait raréfier l'air pour provoquer l'équivalent d'une ivresse des cimes que l'on croyait favorable au dégagement de la voix.

162 Rachel dans La Juive d'Halévy, et Valentine de Saint-Bris dans Les Huguenots de Meyerbeer. Ces deux rôles avaient été créés en 1835 et 1836 par Cornélie Falcon elle-même.

163 Amoureux d'elle sous le faux nom juif de Samuel, en réalité prince catholique d'un caractère faible.

164 Danseuse danoise (1819-1907) ; alors débutante, elle mena une carrière internationale.

165 Nathalie Fitzjames (1819-?) danse à l'Opéra depuis 1837 ; elle est la partenaire habituelle d'Auguste Mabille (1815-?), un des fils du fondateur des célèbres bals Mabille, et futur maître de danse à l'Opéra. Nous ne savons rien sur Mme Desmaziers.

166 Le théâtre San Carlo de Naples, que la débutante a quitté pour la rue Le Peletier (l'Opéra). On appelle écho un pas de danse qui s'inspire étroitement du modèle qu'il démarque (il est synonyme de variation).