théâtre-français
Mademoiselle Rachel dans LeCid
Lorsque LeCid parut, il souleva, comme toute belle chose, un flot d'injures et de réclamations. – Le lever d'un astre fait toujours crier les hiboux. – Dire du mal de la tragédie nouvelle était une manière de faire sa cour au cardinal-duc.
Armand de Richelieu, infatué de prétentions littéraires, voyait avec peine le succès éclatant du Cid éclipser celui de ses propres pièces et ne pouvait souffrir que Corneille, qui d'abord avait été un des cinq auteurs tragiques sous ses ordres, eût fait mine de s'émanciper aux yeux des raffinés du temps. Corneille ne valait pas mieux que Colletet, Boisrobert, de L'Estoile, Rotrou, Scudéry, collaborateurs ordinaires du cardinal167. – Scudéry, entre autres, fit paraître sans nom d'auteur des Réflexions sur « Le Cid » adressées à l'illustre Académie, qui lui attirèrent de vertes réponses de la part de Corneille, qui n'était pas si bon homme et si patient qu'on le veut bien représenter.
La critique de Scudéry, s'il pouvait y avoir quelqu'un sachant le français qui n'eût pas lu LeCid, paraîtrait la plus juste et la plus naturelle du monde. – Il commence d'abord, comme tout critique qui entend son affaire, par vous prévenir que la pièce est tout à fait damnable, que c'est une énormité, une monstruosité morale, qu'elle est parricide et incestueuse, qu'elle viole toute convenance et tout respect humain. – Bref... « Le Cid » est obscène et blesse les canons168. Il explique cela fort amplement, et donne des raisons qui ne sont pas plus mauvaises que tant d'autres que l'on a trouvées judicieuses. Ensuite, quand il a bien établi que la pièce est immorale, infâme et digne d'être brûlée par la main du bourreau, il vous démontre qu'elle est absurde, impossible, et déduite en dépit du sens commun : il vous fait toucher au doigt la puérilité des moyens, l'invraisemblance des entrées et des sorties, le tout avec une dialectique très serrée, à laquelle il est difficile de ne pas se rendre. Puis il fait ressortir la fausseté et l'exagération des caractères. Il vous montre comme quoi le comte de Gormas n'est qu'un capitan de comédie, un avale-montagne, un Châteaufort, un Fracasse169 tout à fait ridicule ; Rodrigue un fat ; Chimène une coureuse et une aventurière qui n'a pas le ton qu'il faut ; don Arias un amoureux transi ; Isabelle une inutilité ; le roi un franc imbécile, etc. – Cela prouvé, il ne reste plus qu'à porter la dernière botte, un coup fourré, et plus difficile à parer que les autres. Non seulement l'ouvrage est immoral, absurde, invraisemblable ; il est copié d'un bout à l'autre ; – ce Cid tant vanté, vous le croyez de Corneille ? Pas du tout ; il est de Guilhen de Castro170 et, comme dit élégamment Claveret : « Corneille n'a eu qu'à choisir dans ce beau bouquet de jasmin d'Espagne tout fleuri qu'on lui a apporté dedans son cabinet même ; et encore comment a-t-il imité tout cela ? dans quels vers a-t-il enchâssé ces belles étoiles d'argent qui fleurissent au parterre de Guilhen de Castro ? Dans des vers qui manquent fort souvent de repos et qui sont pleins de fautes contre la langue, de barbarismes et d'incongruités171 ! » Et, pour prouver cette assertion, suivent deux ou trois cents passages traduits, copiés ou imités.
Les réflexions critiques se terminent par une belle tirade finale où Scudéry reproche gravement à M. de Corneille, gentilhomme depuis peu172, d'être un vrai et naïf hydropique d'orgueil plus bouffi et plus haut monté sur échasses que les Castillans de ses tragédies, de se croire le premier poète du monde pour quelques applaudissements et de faire le dédaigneux à l'endroit de plus illustre que lui. – M. de Corneille devrait tenir à honneur de faire partie de la république des lettres. – Scudéry trouve aussi fort inconvenant que M. de Corneille, qui n'est après tout qu'un impudent plagiaire, prenne pour devise ce vers du Cid :
Et je dois à moi seul toute ma renommée173.
Cela choque prodigieusement Scudéry qui cependant ne se gênait pas pour se casser lui-même l'encensoir sur le nez. La modestie, au reste, n'était guère le défaut des littérateurs de cette époque ; ils sont tous plus gonflés que la grenouille envieuse du bœuf. Un souffle castillan leur tend la peau jusqu'à la crever. L'hyperbolique Espagne a tout envahi, roman, tragi-comédie, ce qui est le drame d'alors, chansons, couplets, musique, danse et modes ; c'est la même misère orgueilleuse, la même vanité de mendiant, le même luxe d'oripeaux. C'est le vrai temps des poètes crottés et fiers-à-bras de la poésie quintessencée et fanfaronne ; toutes les épigraphes et les devises sont espagnoles : tout est imité ou traduit de l'espagnol ; les fêtes, les cartels, les mascarades, les carrousels sont aussi dans le goût espagnol : l'amour se fait à l'espagnole, la galanterie a ce caractère d'afféterie gigantesque qui distingue les commerces amoureux d'au-delà des Pyrénées : ce ne sont qu'escalades et duels à outrance ; des amants qui ne savent pas nager, se jettent dans l'eau tout bottés et tout éperonnés dans l'espoir d'attendrir leur belle, et vous ramassent un gant parfumé dans la fosse aux lions. Les madrigaux sont poussés à un point fabuleux d'exagération, et l'on a peine à croire que de pareilles choses aient pu être dites sérieusement. Chaque sonnet est un écrin qui contient plus de perles, de diamants, de saphirs et de topazes qu'il n'y en eut jamais dans la boutique d'un lapidaire ou le trésor d'un roi ; le soleil y est à toute minute, à propos du premier œil venu, traité de borgne ou d'aveugle, et on lui ôte, à propos d'une Iris ou d'une Philis, la place de grand-duc des chandelles que Du Bartas lui avait si galamment donnée174. – Corneille lui-même, malgré la mâle vigueur de son génie et la fierté de son allure, n'est pas à l'abri de ce mauvais goût, surtout dans ses premières pièces ; mais, comme il s'est bien vite débarrassé de tout ce clinquant à la mode de son époque, et comme d'un grand coup de sa grande aile, il s'enlève profondément dans le calme azur du sublime !
Maintenant Corneille n'a plus de Scudéry qui le trouve orgueilleux – comme il est mort l'on n'est plus jaloux : l'Envie elle-même, cette tigresse qui ne veut manger que de la chair sanglante, reconnaît son mérite et l'exagère pour en faire un moyen de rabaisser les poètes modernes. Ce n'est pas nous qui nous plaindrons de cette glorification posthume. Mais nous ne pouvons oublier que Corneille, vieux et malade, se plaignait de manquer de bouillon : il faudrait se défier de ce penchant à trop admirer les morts qui n'est guère qu'une façon d'éviter d'admirer les vivants.
La représentation du Cid a été des plus brillantes : la salle était comble ! La curiosité était grande de voir Mlle Rachel dans ce délicieux rôle de Chimène, où l'amour et la piété filiale luttent avec une si touchante énergie. Chimène, ce charmant type espagnol plein de fierté et de pudeur, où le devoir, aux prises avec la passion, offre un des plus beaux spectacles que puisse présenter l'âme humaine.
Mlle Rachel est surtout belle dans les sentiments concentrés : l'ironie, le sarcasme, la perfidie, la haine, c'est là son triomphe. – La vipère elle-même, lorsqu'on l'irrite, ne se redresse pas avec plus de méchanceté froide dans l'œil, avec un regard plus aigu et plus terrible. – Les sentiments d'expansion, tels que l'amour, la pitié et les affections rayonnantes n'ont pas été abordés jusqu'à présent par la jeune tragédienne, qui semble se défier elle-même de son succès dans les rôles pathétiques.
Cependant, quoiqu'elle ne l'ait pas encore fait, nous croyons Mlle Rachel très capable de rendre les ardeurs de la passion ; – elle est jeune, elle est belle : elle a du feu dans l'œil et la narine, et avec moins de calcul et de volonté dans son jeu, en s'abandonnant davantage à l'inspiration du moment, elle arrivera à compléter son talent de ce côté-là. – La manière charmante, la façon pudique et passionnée dont elle a jeté le fameux vers :
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix175,
montre de quoi elle est capable une fois l'accent rencontré, – le diapason trouvé juste ; car Mlle Rachel est un esprit sérieux et réfléchi qui cultive ses qualités et les développe par une étude assidue. – Contrairement à de certains artistes qui jouent supérieurement les trois ou quatre premières représentations et puis se fatiguent, perdent l'inspiration et ne retrouvent plus l'émotion des premiers effets, la jeune tragédienne prend peu à peu possession de ses rôles et finit par s'en rendre maîtresse. Le premier jour, quelquefois, moins sûre de ses moyens, elle n'a remporté que les principales positions, une scène, un vers çà et là ; mais, aux représentations suivantes, elle étend ses conquêtes et domine le rôle en souveraine.
Mlle Rachel, qui a tout ce qu'il faut pour bien jouer Chimène, taille flexible et jeune, fine tournure, œil noir, ardente pâleur, a été faible à cette représentation, à part trois ou quatre éclairs sublimes ; elle paraissait fatiguée, presque malade, et n'était pas en voix ; ce qui n'empêche pas que Chimène ne devienne pour elle un sujet de triomphe comme Roxane, Émilie ou Andromaque. Elle a dit supérieurement le Va, je ne te hais point176. – Nous l'engageons à changer son costume rose du premier acte, qui est de mauvais goût et lui donne l'air de la reine Ultrogothe ou de la princesse Chinda-Suinte177.
Beauvallet qui représente le Cid était aussi malheureusement costumé. Cette espèce de blouse vert d'eau dont il était affublé ôtait toute gravité à son extérieur. C'est un défaut facile à faire disparaître ; il a eu de la chaleur, de la jeunesse et de l'entraînement. Il est impossible de mieux déclamer les stances imitées ou plutôt traduites de l'espagnol : Ô Dieu ! l'étrange peine178. Le récit de la bataille a été dit par lui avec beaucoup de noblesse et de poésie. Ce vers sublime, coup d'œil rêveur jeté vers le ciel à travers la hâte de l'action :
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles179,
a pris, dans la bouche de Beauvallet, une suavité nocturne, une ampleur poétique bien rare aujourd'hui dans le débit des acteurs qui, en général, sont embarrassés dans les morceaux purement lyriques par l'habitude qu'ils ont de chercher le naturel, et de dire autant qu'ils peuvent les vers comme de la prose, système déplorable, selon nous : – les vers doivent être déclamés avec leur mesure, leur rythme et leur consonance : cela n'empêche pas de leur donner de l'explosion. – Dire un vers comme une ligne de prose, c'est absolument comme si l'on chantait hors du temps et de la mesure. – Les vers du Cid, hautains, grandioses, épiques, presque toujours au-dessus des proportions humaines, ont besoin d'être chantés sur une espèce de mélopée déclamatoire ; – il faudrait, pour les bien dire, les bouches de bronze qui s'adaptaient aux masques antiques. – Guyon avait une fort belle tête de don Diègue. Il a dit avec un accent superbe : Viens baiser cette joue...180. Il représente parfaitement l'héroïque souffleté, à part quelques éclats trop juvéniles pour un vieillard obligé de remettre à son jeune fils le soin de sa vengeance.
Beauvallet et Mlle Rachel ont été rappelés.
167 Richelieu passa souvent pour l'auteur de pièces dont il n'était que le commanditaire. Guillaume Colletet (1598-1659) et François Le Métel de Boisrobert (1592-1662), deux des premiers académiciens, sont des auteurs du second rayon, inférieurs à Jean de Rotrou (1609-1650). Pierre de L'Estoile (1546-1611) est connu comme mémorialiste et chroniqueur. Les Observations sur « Le Cid » de Georges de Scudéry (1601-1667), évoquées ensuite, sont un violent pamphlet contre Corneille.
168 Les règles. Gautier cite un vers de Marion de Lorme de Hugo (acte II, scène 1).
169 Le Capitaine Fracasse ne fut publié qu'en 1863, mais Gautier en eut l'idée primitive avant 1840.
170 Rappelons que Le Cid de Corneille imite Las Mocedades del Cid de Guilhen de Castro (1569-1631).
171 L'auteur dramatique Jean Claveret (v. 1590-1666) participa à la Querelle en publiant une Lettre contre le sieur Corneille, soi-disant auteur du « Cid », que cite ici Gautier.
172 Le roi anoblit le père de Corneille, maître des Eaux et Forêts, le 27 janvier 1637.
173 Le vers exact est « Je ne dois qu'à moi seul... » ; il ne se trouve pas dans LeCid, mais dans l'« Excuse à Ariste », orgueilleux poème adressé par Corneille à ses adversaires.
174 Guillaume de Salluste, seigneur Du Bartas (1544-1590), poète huguenot célèbre par le maniérisme de ses images ; c'est dans Notre-Dame de Paris (livre VII, début du chap. I) que Hugo lui attribue celle-ci.
175 Chimène à Rodrigue, Le Cid, acte V, scène 1.
176 Chimène à Rodrigue, acte III, scène 4. Roxane est l'héroïne de Bajazet de Racine, Émilie celle de Cinna de Corneille.
177 Ultrogothe (v. 497-v. 567) épousa le roi Chilpéric, fils de Clovis. Chinda-Suinte reste à identifier.
178 Ce vers figure deux fois dans les stances qui terminent le premier acte (scène 7) mais n'en est pas l'incipit. Pierre-François Beauvallet (1801-1873) jouait à la Comédie-Française depuis 1830. Son art emporté voire désordonné et sa diction criarde suscitaient souvent la critique, y compris chez Gautier (ici plus indulgent).
179 Le Cid, acte IV, scène 3.
180 Ibid., acte III, scène 6. Georges Guyon (1809-1850) est entré à la Comédie-Française en 1840 après avoir joué le drame et le mélodrame sur les boulevards. Doué d'une voix puissante, il jouait, malgré son jeune âge (évoqué par Gautier), les rôles de père noble.