La Presse,
11 mars 1845

SALON DE 1845
(1er article)

Le jury. – Tableaux refusés

On a déjà signalé à propos de Delacroix (article p. 68) le frein que constitue le jury d'admission des tableaux au Salon, composé de professeurs de l'École des Beaux-Arts, membres de l'Académie du même nom, peu enclins à favoriser la nouveauté et l'audace. L'art leur doit sans doute, par un effet naturel de réaction, certains des plus énergiques surgissements de cette nouveauté qu'ils pourchassent (cf. Courbet, article p. 182).

Le Salon va s'ouvrir le 15 de ce mois. – Nous ne savons encore de l'exposition que ces vagues rumeurs d'atelier que chacun colporte, et nous ne pouvons dire si dans son ensemble elle est inférieure ou supérieure à l'exposition précédente. – Si nous commençons dès aujourd'hui notre revue, c'est qu'on ne saurait trop se hâter de stigmatiser les actions honteuses et niaises qui déshonorent également ceux qui les commettent et le pays qui les souffre. – Le jury a fait cette année ce qu'il fait tous les ans. – Il est ennuyeux de dire toujours la même chose, mais puisque c'est toujours la même chose, il faut bien dire toujours la même chose. Qu'on nous permette d'emprunter cette phrase amphigouriquement naïve au Dom Juan de Molière ; nous demandons pardon au public de cette éternelle rabâcherie : – qu'il s'en prenne à ces messieurs236.

Ils ont refusé à Delacroix l'Éducation de la Vierge et une Madeleine ; – une Cléopâtre à M. Théodore Chassériau ; – à Riesener, une Nativité de Marie et des pastels charmants ; – à Paul Huet, deux paysages qui peuvent être comptés au nombre de ses meilleurs ; – à M. Lévêque, une statue, etc., etc.237.

Cela n'est-il pas manquer à la décence publique, insulter au bon sens général, donner un ridicule à la France ? – Comment ! vous refusez d'admettre un tableau de M. Eugène Delacroix ! D'où sortez-vous ? où passez-vous votre vie, pour être si étrangers à tout ce qui s'est fait depuis vingt ans ? – Vous ne respirez donc pas l'air qui remplit nos poumons ? – Quelque sorcier malfaisant vous a donc tenus prisonniers dans une bouteille de verre, au fond de quelque laboratoire poudreux et rempli de toiles d'araignée ? – On ne peut expliquer autrement l'absurdité d'un semblable refus.

– Eh bien ! puisque vous ne paraissez pas le savoir, mes chers messieurs, nous vous apprendrons une chose, c'est que M. Eugène Delacroix est un des plus fiers peintres de l'école française, qu'il est l'honneur et la gloire d'un grand pays, qu'il a eu et qu'il a une puissante influence sur l'art de son temps, et qu'il figurera dans ce Louvre d'où vous le repoussez, à côté de Rubens, du Tintoret, de Titien, de Murillo, et soutiendra sans pâlir le voisinage des plus ardentes peintures. – Cette Éducation de la Vierge, cette Madeleine, honorées de vos boules noires, seront suspendues au plus beau jour, parmi les chefs-d'œuvre, pour servir de modèle aux jeunes peintres de l'avenir. – Si M. Eugène Delacroix daignait vous donner des leçons, vous devriez vous estimer trop heureux de les recevoir, bien loin de vous arroger le droit de porter un jugement sur une de ses toiles. – Qui de vous peut dire à un homme de cette force qu'il s'est trompé ? Ses erreurs même ne valent-elles pas mieux que vos chefs-d'œuvre ? – S'il tombe, c'est de haut, et votre plus long essor n'est jamais arrivé au niveau de ses chutes. – Il lui plairait de prendre un charbon et d'en crayonner un panneau en quatre coups, qu'il faudrait recevoir ce griffonnage si son nom était au bas ; – dans ce trait où vous ne voyez rien, l'œil intelligent découvre un poème. – Quand un artiste aussi fin, aussi nerveux, aussi impressionnable que M. Delacroix envoie une peinture au Salon, c'est qu'il y a quelque chose dans cette peinture. – Ce qui le satisfait, lui, peut bien vous satisfaire, vous. – Ne soyez pas plus délicats qu'il ne l'est sur sa gloire.

Cet homme que vous gourmandez et que vous mettez en pénitence comme un écolier qui n'a pas bien réussi son œil au pointillé238, a produit depuis vingt ans une foule de chefs-d'œuvre qui remplissent les palais, les églises, les monuments publics et les musées. – La salle du Trône de la Chambre des députés a été couverte par lui de peintures murales qui le disputent aux plus splendides fresques vénitiennes, et que les peintres étrangers viennent étudier avec amour et respect239. Il a fait, d'après le Dante, à la Bibliothèque de la Chambre des pairs240, l'Élysée des poètes, que signeraient les maîtres d'Italie et de Flandre. – Le musée du Luxembourg compte entre ses plus fins joyaux quatre toiles de lui : le Massacre de Scio, la Barque du Dante241, la Noce juive et les Femmes d'Alger, qu'on peut égaler aux Paul Véronèse les plus fins, les plus argentés. – Saint-Denis-du-Saint-Sacrement242 possède une Pietà de sa main d'une désolation et d'un désespoir que ne dépasseraient pas les plus sombres Espagnols. – Le Passage du pont de Taillebourg est sans contredit la plus belle page du musée de Versailles pour l'énergie du dessin, la férocité de la touche et la fureur de l'exécution : la toile hurle et saigne. – M. le duc d'Orléans, ce prince si regrettable243, s'était fait une galerie charmante avec les tableaux refusés de M. Delacroix.

Nous ne parlons ici que de ses peintures en quelque sorte officielles. Que serait-ce, si nous rappelions toutes les œuvres si diverses et pourtant toujours si reconnaissables de ce grand artiste ! – Le Sardanapale, couché sur son lit supporté par des éléphants, et dont la tête fière, quoique efféminée, respire la dédaigneuse mélancolie des poèmes de lord Byron ; la Liberté de Juillet, le Massacre de l'évêque de Liège, cette mêlée étincelante et sombre, merveille de composition et de mouvement ; le Christ au jardin des Oliviers, d'un effet si triste et si douloureux ; Le Giaour et LeTasse dans la prison des fous. – Cette terrible Barque de don Juan, plus effrayante et plus vraie que la Méduse de Géricault ; le Triomphe de Trajan, la Médée et toutes ces peintures où rayonnent l'or et l'azur du ciel d'Afrique ; le Chocde cavaliers maures, les Convulsionnaires de Tanger, le Kaïd marocain, toute une œuvre immense et variée, profondément humaine, mêlée à tous les événements, à toutes les fièvres, à toutes les aspirations de ce temps-ci, prenant assez de la circonstance pour exciter l'intérêt du moment, mais toujours fidèle aux lois éternelles de l'art244.

Sérieusement, est-ce à un artiste de ce rang, à un artiste d'un talent avéré, prouvé, évident, incontestable, après tant de gages donnés, tant de nobles efforts, tant d'applaudissements du public d'élite, tant d'éloges de la part de la critique qu'on peut aller refuser deux tableaux sur quatre ? Que signifie cet odieux enfantillage ? Pourquoi pas tous les quatre ? M. E. Delacroix s'est donc absenté complétement de ces deux malheureuses toiles ? il n'y a donc rien mis de lui, ni dessin, ni couleur, ni intention ? C'est étrange ! Ayez au moins la logique de l'absurde. – Si M. Delacroix est digne d'être reçu deux fois, il est digne d'être reçu quatre fois. – Il fallait, puisque vous le haïssez de cette haine des hiboux pour la lumière, le mettre franchement et courageusement à la porte.

N'est-il pas scandaleux qu'un peintre, dont les œuvres ont excité depuis vingt ans une si vive attention, qui a reçu des médailles d'or, qui a été décoré de la main du roi, à qui la direction des Beaux-Arts a confié les travaux les plus importants, soit encore soumis à cet examen sans conscience et sans dignité, comme un élève à qui son maître signe une carte pour aller travailler au Musée !

Comment d'ailleurs expliquer les charmants caprices de ces messieurs ? – Vous proscrivez Delacroix ; vous le trouvez romantique, sauvage, exorbitant ; il vit, il remue, il a une fougue inquiétante, une verve vagabonde, une exécution fantasque et désordonnée, qui le rendent, selon vous, dangereux à voir, et ne permettent pas, sans risque pour la tranquillité publique, d'accrocher, avec deux mille autres, ses toiles le long d'un mur tendu de percaline verte ! – C'est très bien ! – Mais alors, sous quel prétexte renvoyez-vous la Cléopâtre de M. Théodore Chassériau, un jeune homme nourri des plus sévères études, chez le maître le plus austère et le plus sobre de ce temps-ci245 ? – Vous n'acceptez pas plus le dessin que la couleur ; la passion vous choque, le style vous déplaît ; vous n'aimez rien de ce qui est beau dans un sens ou dans l'autre ; vous n'êtes ni classiques ni romantiques. – Voici un tableau qu'avoueraient les Flamands ; en voilà un autre qui semble dessiné par la main qui a tracé tant de sveltes figures aux flancs des vases étrusques, et vous les rejetez tous deux ! Que faut-il donc pour vous plaire ? – Hélas ! ce qui a tant de succès aujourd'hui partout, la médiocrité.

Ce tableau de la Mort de Cléopâtre246, nous l'avons vu. C'est la composition la plus simple, la plus grande, la plus antique qu'on puisse rêver ; on se croirait devant une fresque détachée des murs de Pompéi. La reine est retirée dans la chambre aux trésors, couchée sur un petit lit, en compagnie de deux suivantes qui regardent, avec un effroi mêlé de douleur, l'aspic noir et visqueux qui va verser le poison dans ce beau corps de marbre vivace que les fatigues de la royauté et du plaisir n'ont pu rayer d'une seule ride. – Voilà le sujet neuf, risqué et subversif que cet intelligent aréopage a cru devoir repousser. – Vous savez quel style, quel dessin, quelle science d'attaches, quel sentiment des types, quelle énergie violente, quoique domptée, possède le jeune peintre du Christ au Jardin des Oliviers, de la chapelle de Sainte-Marie-l'Égyptienne à Saint-Merri247, et cette toile est une des mieux réussies. Cette exclusion n'empêche pas M. Théodore Chassériau d'être l'espoir de la jeune école et le peintre qui, dans un avenir prochain, occupera la première place ; Cléopâtre refusée ne nuit en rien aux magnifiques cartons qu'il prépare pour son gigantesque travail au palais du quai d'Orsay.

Tous les artistes se rappellent la Vénus corrigeant l'Amour, la Bacchante, la Léda et la Petite Égyptienne de M. Riesener ; ce sont de vraies merveilles de couleur248. À propos de ces chaudes peintures, les noms de Rubens, de Jordaens furent prononcés. Faire penser à de si grands maîtres n'est pas donné à tout le monde. M. Riesener applique à des sujets antiques une manière qui lui est propre. Il est amoureux de la chair, et personne n'a rendu mieux que lui le grain de l'épiderme, le frisson satiné de la lumière sur les épaules, la transparence des veines, le sang qui circule, la moiteur de la peau, le velouté et la fleur de vie des belles carnations. – C'est, en outre, un coloriste plein de recherche et de curiosité. Nul n'a plus étudié les rapports des tons entiers, leurs sympathies et leurs antipathies. Il connaît à fond le bouquet des nuances et sait tout ce qu'une teinte froide peut donner de valeur à une teinte chaude. – C'est même peut-être là son défaut ; il pose mille demi-tons là où suffirait une simple couleur locale ; ajoutez à cela une préoccupation constante des reflets de clair-obscur, de l'air ambiant, de l'enveloppe des contours, ces difficiles parties de l'art, poussées à un si haut point par Corrège et par Prud'hon249. – Certes, le peintre qui passe sa vie dans ces études difficiles et flottantes qu'un rayon du jour suffit à déranger, mérite qu'on accueille favorablement le résultat de ses travaux, surtout lorsque, comme M. Riesener, il a déjà donné des preuves de ce qu'il pouvait. C'est donc une brutalité sans nom de la part du jury de n'avoir pas admis la Nativité de la Vierge, tableau d'une couleur charmante et d'une grande naïveté d'attitude et de composition250.

Nul talent contemporain n'a été à l'abri de ces lâches outrages. – Decamps, Louis Boulanger, Tony Johannot, Amaury-Duval, Flandrin, Gigoux, Cabat, Marilhat, Rousseau, Dupré, Corot, Étex, Barye, Maindron, Antonin Moine, Préault251, nous en passons et des meilleurs. – Il faudrait faire pour cela une liste complète de toutes les gloires de l'époque ; – sur chaque joue illustre vous trouverez la marque d'un soufflet du jury, – et voici dix ans que cela dure, – n'est-il pas bientôt temps d'en finir ?

Certes nous ne sommes pas d'une humeur farouche et nous savons que dans toute institution humaine les abus sont inévitables. – Dans une société bienveillante les abus servent même à corriger ce que les lois et les institutions auraient de trop rigoureux et de trop absolu ; mais ici est le plus triste emploi que puisse faire de son pouvoir un tribunal dont nul ne peut appeler autrement qu'à l'opinion : la gérontocratie cherchant à comprimer la jeunesse qui voudrait prendre aussi sa place à la gloire et au soleil. – Quoi de plus affligeant que l'envie sous des cheveux qui grisonnent, que des vieillards tâchant de reculer d'un an l'avenir d'un jeune artiste !

Les noms de la plupart des membres du jury sont tout à fait inconnus. Qu'est-ce que MM. Lebas, Vaudoyer, Huvée, Debret, Achille Leclerc, architectes ? MM. Petitot, Ramey, Nanteuil, Dumont, sculpteurs ?

M. Lebas est l'auteur de Notre-Dame-de-Lorette ;

M. Huvée, de la Madeleine ;

M. Debret, des restaurations de Saint-Denis.

Ces ouvrages classent suffisamment leurs auteurs252.

Pourquoi MM. Vernet, Delaroche, Ingres, David253, laissent-ils le soin de juger de la peinture à ces inconnus ? à qui persuaderont-ils qu'ils sont indignés de ces exécutions à mort, quand ils se retirent philosophiquement du jury, sous prétexte qu'ils ne peuvent supporter de pareilles abominations ? Certes, cela est beaucoup plus commode.

Ce serait aux peintres qui ont dernièrement protesté dans le jury et qui ont fait mine de s'en séparer, à faire une démarche auprès de l'autorité pour mettre un terme à ces abus. Mais il y a fort à faire auprès du gouvernement qui a laissé sans réponse les réclamations faites à diverses époques, et notamment il y a deux ans.

Ne serait-il pas comique, si ce n'était aussi criant, de voir cette minorité de peintres protester inutilement au sujet du refus des peintures, quand leurs adversaires sont des architectes, des graveurs en médailles, etc. ?

Supposez l'Académie française abandonnant à des géomètres ou à des médecins la faculté de juger du mérite d'ouvrages littéraires, et non pas de les juger seulement, mais de leur permettre de vivre.

L'idée de donner l'admission d'emblée aux artistes ayant obtenu des médailles et des distinctions offre cela de plausible que ce sont justement les artistes qui ont été le plus remarqués qui ont la chance la plus contraire relativement à leur réception au Salon. Un jury malveillant laissera passer sans difficulté un homme inconnu dont l'ouvrage n'est que médiocre, et suscitera des difficultés à un homme qui peut exciter l'envie.

L'adjonction de ces médaillistes au jury serait aussi une bonne mesure, ainsi que celle de critiques, de gens du monde connus par leur goût pour les arts.

Sous la Restauration on n'entendait jamais parler de refus sévère. Le jury était composé d'une manière plus libérale. On objecte qu'il y avait moins de morceaux présentés ; mais aurait-on par hasard le projet d'étouffer les peintres et d'en faire une Saint-Barthélemy ? Il vaudrait mieux le dire franchement que de les laisser s'enfoncer d'avance dans les frais d'argent et d'imagination que leur coûtent leurs ouvrages pour les attendre au moment du Salon avec le parti pris de supprimer leurs ouvrages.

Un homme chargé de travaux du gouvernement sera donc refusé comme un écolier qui débute. Il arrivera même, et rien n'est plus fréquent, que l'écolier sera admis et le maître refusé. Ainsi le maître qui délivre à son élève un brevet de capacité pour être admis aux concours des écoles ou à copier au Musée royal ne pourra obtenir pour lui-même un brevet de capacité pour pendre une toile ou deux au mur banal254 du Louvre ?

Si l'on trouve les expositions trop fréquentes et trop nombreuses, il serait beaucoup plus simple de les espacer et de décider que chaque peintre ne pourra désormais y envoyer qu'un tableau. De cette façon l'artiste choisirait du moins parmi ses œuvres celle qui lui paraîtrait la plus importante et n'aurait pas le chagrin de voir accepter une bluette insignifiante, lorsque son ouvrage sur lequel il compte serait éliminé.

Une chose singulière, ce sont les encouragements que l'on donne aux jeunes gens qui veulent suivre la carrière des arts. – Il y a des écoles, des académies, des prix de Rome, toutes sortes d'appâts pour induire la jeunesse en peinture ; et lorsque par de longs travaux les malheureux, ainsi détournés d'autres professions, ont acquis au moins une certaine habileté pratique, à défaut de génie, on leur ferme toute communication avec le public !

Que voulez-vous que fasse un peintre dont le tableau n'a pas eu le bonheur d'agréer à ces messieurs ? – Qu'il expose chez lui la toile rejetée ! S'il n'est pas célèbre d'ailleurs, qui prendra la peine d'aller visiter l'ouvrage frappé de réprobation ? – En supposant que quelques amateurs s'y décident, comparativement au grand jour de l'exposition du Louvre, c'est toujours une espèce de huis-clos.

– Les autres arts ont toute l'année et toute la ville pour se produire. La peinture n'a que trois mois et une galerie plus ou moins mal éclairée. Ce n'est pas trop. – L'œuvre du poète et du musicien tirée à des milliers d'exemplaires va solliciter le lecteur au coin du feu, au détour d'un bois, à Paris et à la campagne : le tableau est privé de ces avantages ; il ne peut pas aller trouver le spectateur, il faut que le spectateur aille à lui.

On ne se figure pas à quel point le Salon préoccupe les peintres et les sculpteurs ; ils y pensent dix mois d'avance ; c'est la seule entrevue qu'ils aient avec cet être collectif si fin et si stupide, si grossier et si délicat, si inattentif et pourtant si perspicace, qu'on appelle le public. C'est une barbarie et une maladresse de priver les artistes de cette salutaire entrevue. – Vos proscriptions aveugles ne font qu'exaspérer l'amour-propre des victimes. Si vous vous imaginez les corriger par vos ostracismes, vous vous trompez étrangement : toute nature généreuse et fière et qu'on opprime s'entête dans son défaut ; par le besoin de réagir contre vos stupides sentences, l'un redouble de violence, et l'autre de rigidité.

Dès qu'un homme sait la grammaire et l'orthographe de son art, ne vaut-il pas mieux le laisser se développer librement selon sa nature ? N'est-ce pas un crime de lui enlever l'enseignement de la foule, sans lequel l'étude de l'atelier est toujours incomplète ? Comment prendre le sentiment de la proportion et se rendre compte de la valeur des effets si l'on n'a pas offert son œuvre à l'examen du savant et de l'ignorant, du philosophe et du poète, de l'homme du monde et de la jolie femme ? Le bourgeois à crâne épais, avec son rude bon sens, est quelquefois aussi utile à l'artiste que le théoricien nourri de Kreutzer et de Weinkelmann255, que l'amateur armé de son lorgnon et de sa loupe.

Les tableaux eux-mêmes se contrebalancent et se critiquent dans leur juxtaposition : la toile du coloriste conseille la toile du dessinateur et réciproquement : on apprend de tout le monde : de ses rivaux, de son maître, de ses élèves, du soldat qui passe, de l'enfant qui s'arrête tout naïvement étonné. – Et d'ailleurs, pourquoi refuser une place à une œuvre consciencieuse sur cette muraille d'une lieue de long, où se prélassent tant de citrons avec leur zeste en spirales, tant de harengs pendus à un clou, tant de caniches sentimentaux et de demoiselles poitrinaires ? Ne faudrait-il pas aussi que le dernier tableau admis fût meilleur que le premier tableau refusé ?

236 Gautier cite approximativement une réplique de Pierrot à Charlotte (Dom Juan, acte II, scène 1) : façon, pour le journaliste, de condamner l'aveuglement du jury. Voir encore p. 341, note 1.

237 Chassériau (1819-1856) était apprécié de Gautier, de même que le paysagiste Paul Huet (voir l'article p. 40). Léon Riesener (1808-1878), cousin et disciple de Delacroix, soutenu par Gautier dès 1833, fit son portrait en 1850. Le sculpteur Louis Lévêque (1814-1875) fut critiqué pour l'audace de certains de ses sujets et de sa facture.

238 Méthode de dessin utilisant un alignement de petits points (notamment en vue de la gravure) ; la minutie d'une telle façon de faire est évidemment étrangère au trait fougueux de Delacroix.

239 Voir l'article p. 68, de même que pour la plupart des œuvres évoquées dans les lignes qui suivent. On verra qu'à son habitude Gautier reprend parfois presque textuellement ce qu'il avait écrit sept ans plus tôt.

240 La Chambre des pairs siégeait alors au palais du Luxembourg.

241 Désignation habituelle du tableau intitulé Dante et Virgile traversant le lac qui entoure la ville maudite de Dité ; ce fut la première œuvre exposée de Delacroix (Salon de 1822) ; la Noce juive dans le Maroc, citée ensuite, a figuré au Salon de 1841.

242 Église située rue de Turenne, non loin de la place des Vosges.

243 Le fils aîné de Louis-Philippe était mort prématurément en 1842 des suites d'un accident de voiture.

244 Plusieurs des tableaux énumérés ici sont évoqués dans l'article p. 68. S'y ajoutent la fameuse Liberté guidant le peuple (Salon de 1831), le Christ au Jardin des Oliviers (1827), Le Combat du giaour et du pacha (1828), Le Tasse dans la prison des fous (1839), Le Naufrage de don Juan et La Justice de Trajan (1840), le Choc de cavaliers arabes (1834).

245 Ingres, dont Chassériau fut l'élève.

246 Chassériau détruisit ce grand tableau, dont seul un fragment subsiste au musée de Marseille.

247 Cette chapelle de l'église Saint-Merri, décorée par Chassériau de 1841 à 1843, tire son nom de celui d'une chapelle proche, détruite en 1792. L'artiste a par ailleurs peint deux versions du Christ au jardin des Oliviers (Salons de 1840 et de 1844).

248 Riesener (voir p. 137, note 2) a exposé sa Bacchante en 1836 (aujourd'hui au musée de Rouen), une Vénus marine – et non Vénus corrigeant l'amour – en 1838 (musée de Lyon), Léda en 1841, enfin La Petite Égyptienne et sa nourrice en 1839 (localisation actuelle inconnue).

249 Deux peintres appréciés de Gautier, notamment Pierre-Paul Prud'hon (1758-1823).

250 Ce tableau se trouve à la cathédrale de Saintes.

251 On a rencontré plus haut certains de ces noms ; s'y ajoutent ici des peintres : Louis Boulanger (1806-1867), Tony Johannot (surtout dessinateur, 1803-1852), Eugène Amaury-Duval (1808-1885), Hippolyte Flandrin (1809-1864), Jean Gigoux (1806-1894), et des sculpteurs : Antoine Étex (1808-1888), Hippolyte Maindron (1801-1884), Antonin Moine (1796-1849), Auguste Préault (1809-1879). Le fait que ces artistes soient loin d'être tous de hardis novateurs donne la mesure de l'étroitesse d'esprit du jury.

252 Parce que ces monuments ou ajouts modernes, pour Gautier, sont des œuvres médiocres. Inexactitudes sur les noms d'Hippolyte Le Bas (1782-1867), Jean-Jacques Huvé (1783-1852), Achille Leclère (1785-1853 ; il forma Viollet-le-Duc). François Debret (1777-1850) a construit le théâtre des Nouveautés, Léon Vaudoyer (1803-1872) conçu Notre-Dame de la Garde à Marseille. Les statuaires Louis Petitot (1794-1862), Étienne Ramey (1796-1852), Charles Nanteuil (1792-1865), qui a travaillé à Notre-Dame-de-Lorette, et Augustin Dumont (1801-1884), auteur du Génie de la Bastille, méritent tous le qualificatif d'« académiques ».

253 Gautier cite quatre artistes eux aussi marqués par le goût classique, mais d'un plus grand talent que ceux qu'il vient de nommer avec mépris : Horace Vernet (1789-1863), Paul Delaroche (1797-1856) et Ingres font à peu près figure de peintres officiels, de même que, dans son art, le sculpteur David d'Angers (1788-1856), auteur du fronton du Panthéon.

254 Pris ici au sens de : officiel, public (par opposition aux artistes qui exposaient chez eux en privé).

255 Graphies inexactes pour ces deux grands savants allemands : Friedrich Creuzer (1771-1858), philologue, spécialiste de la mythologie grecque, et Johann Winckelmann (1717-1768), archéologue et historien d'art (voir ses essais réédités par Élisabeth Decultot sous le titre général De la description, Macula, 2006).