Une visite à M. Ingres

La Croix de Berny,roman steeple-chase, écrit à quatre mains par Gautier, Méry, Sandeau et Delphine de Girardin, fut publié en feuilleton dans La Presse du 9 juillet au 10 août 1845. Son succès incita Girardin à demander aux auteurs de rédiger ensemble une chronique portant le même titre. Cette série du dimanche commença à paraître le 3 janvier 1847, chaque feuilleton étant signé d'un ou de plusieurs des compères. La visite à Ingres prend place dans une suite de témoignages de l'estime de Gautier pour ce peintre qu'il admire, sans toutefois l'enthousiasme qui le porte vers des artistes plus accentués : Delacroix, Decamps, Préault. En outre, en 1847, Ingres a soixante-sept ans et fait déjà figure de maître du passé.

À côté de ce dôme des Quatre-Nations256, devant lequel des lions d'un aspect bénin vomissent de l'eau claire, innocente et muette épigramme, au fond de la cour de l'Institut, se trouve un atelier étroit surmonté d'un logement incommode, qui renferme des richesses vraiment royales, un sanctuaire, une chapelle de l'art où les adorateurs se rendent en pèlerinage, lorsque le grand prêtre veut bien en entrouvrir les portes.

C'est là que demeure M. Ingres, le peintre de notre temps qui a le plus d'influence sur la jeunesse, et dont la sévérité a créé de si vifs enthousiasmes, le maître qui, avec un regard irrité, faisait fondre les élèves en larmes, et dont un sourire approbateur leur causait des extases de joie.

M. Ingres, qui semble avoir pris pour devise le vers d'Horace : Odi profanum vulgus et arceo257, n'expose plus ; à moins que ce ne soit pour quelque exhibition particulière, comme celle de la galerie Bonne-Nouvelle, où l'immense succès obtenu lui prouve que le public n'est pas si indigne de l'admirer qu'il semble le croire : les occasions de voir de ses tableaux sont donc excessivement rares, et c'est une bonne fortune que d'être admis à en contempler quelques-uns.

Cette bonne fortune, nous l'avons eue l'autre semaine, et nous en avons été heureux plusieurs jours. Quelle noble sensation de contempler une belle chose et de la comprendre ; il semble qu'on l'ait faite ! Après l'amour, la plus vive jouissance de l'âme est l'admiration ; les envieux sont fort à plaindre !

Par un hasard étrange et que nous raconterons tout à l'heure, un portrait de femme, peint par M. Ingres dans sa jeunesse, était revenu momentanément entre ses mains.

Ce portrait fut fait à Rome en 1807. L'artiste, qui n'avait guère plus de vingt ans, était loin d'être opulent : absorbé par l'étude de la nature et des maîtres, par la recherche du beau idéal, par ce rêve de perfection impossible qui tourmente le génie, il négligeait les soins matériels de la vie et s'était trouvé, dit-on, réduit souvent au point de faire lui-même ses pinceaux faute de pouvoir en acheter. Il se rencontra une femme alors belle, élégante et riche, qui ne craignit pas de confier sa tête charmante à ce jeune pauvre peintre inconnu, au lieu d'aller solliciter la brosse banale d'un artiste à la mode.

Il fallait sans doute un grand courage à cette belle dame pour poser devant ce gaillard à mine farouche, aux yeux étincelants sous leurs épais sourcils noirs, à la chevelure inculte et touffue, au teint fauve comme un revers de botte ; car tel était l'aspect de M. Ingres en ce temps-là, s'il faut en croire un magnifique portrait où il s'est représenté lui-même, avec la férocité et l'ardeur d'un Giorgione, et qu'on voit suspendu dans son cabinet.

Quelle dut être la stupéfaction des gens à l'aspect de cette peinture, si différente de celle qui florissait à cette époque ! Les complaisants de la maison ne manquèrent assurément pas de déplorer qu'un aussi joli visage « pétri de lys et de roses eût été livré aux pinceaux gothiques de ce jeune barbare ».

Le portrait fut payé à M. Ingres, ravi d'une si bonne aubaine, quelque chose comme quatre ou cinq cents francs, une fortune... Cette toile, dont l'artiste avait perdu la trace, comme de vingt autres chefs-d'œuvre de sa jeunesse, nous l'avons vue l'autre jour chez lui.

Elle représente une jeune femme à mi-corps, assise sur un fauteuil, vêtue d'une robe de velours noir, à taille courte, les mains croisées et tenant un éventail, le coude pris dans les plis d'un cachemire admirablement drapé.

Ce qui étonne d'abord dans ce tableau, c'est la couleur ; si la forme du vêtement ne désignait pas la date, on croirait voir un Titien ; les tons ont cette chaleur d'ambre, cet éclat blond, cette force intense qui caractérisent l'école vénitienne ; les nuances les plus vives sont abordées franchement ; le fauteuil est rouge, le châle jaune sans aucune de ces atténuations employées par les harmonistes en coloris. Est-ce le temps, ce grand maître, qui a doré cette peinture de ces glacis intelligents, rompu les teintes, adouci les crudités, réchauffé les tons grisâtres, ou M. Ingres serait-il, ce dont nous nous sommes toujours douté, un grand coloriste méconnu ? Dans tous les cas, cette figure est une merveille d'éclat et de réalité.

La tête est presque de face. Des cheveux fins, soyeux, à nuance d'écaille, sur lesquels glisse un reflet bleuâtre, se séparent simplement de chaque côté d'un front uni, dont la blancheur blonde rappelle l'ivoire, et vont se ranger derrière une oreille aux cartilages ourlés comme une coquille de la mer du Sud, et dont le bout, rendu transparent, est frisé par une touche de lumière.

Les sourcils minces, amenuisés comme des pointes d'arc, étendent leurs lignes pures au-dessus des deux yeux, les plus beaux que l'art ait fait ouvrir au fond d'une toile ; la vie, la lumière en débordent ; la prunelle noire y nage dans un cristallin si clair, si limpide, si mouillé de luisants onctueux, si diamanté d'étincelles, qu'au bout de quelques minutes on baisse les yeux comme devant un regard réel qui s'attacherait fixement sur vous.

L'enchâssement de ces yeux, ou plutôt de ces étoiles, les passages du front au nez, la manière dont les coins externes des sourcils et des paupières vont mourir vers les tempes ont de quoi vous retenir des heures entières : le nez, élégant et droit, aux narines finement coupées et d'une obliquité un peu moqueuse ; la bouche aux lèvres délicates teintées de cette nuance idéale, innommée, qu'on trouve au cœur des roses blanches et qui est comme la rougeur pudique de la fleur honteuse de s'ouvrir ; l'ovale qui enferme toutes ces beautés, et dont chaque inflexion est un poème, ont à la fois la puissance de la réalité et le charme de l'idéal. Cette femme est Mme ***258, ou c'est une Vénus grecque qui a eu la fantaisie de revêtir une robe.

Le col et la poitrine ne sont pas moins surprenants ; de même que dans la figure toute trace d'art et de travail a disparu, nulle apparence de touche, point d'empâtement, point de martelage, aucun artifice, aucun moyen même. Ces chairs en pleine lumière où l'on ne saisit ni ombre, ni demi-teinte, et qui pourtant se modèlent avec tant de force et de finesse, semblent s'être épanouies d'elles-mêmes sans ébauche, sans tâtonnement ; on ne dirait pas que la brosse les ait transportées de la palette sur la toile ; on croirait qu'elles sont sorties du champ du tableau à l'évocation de l'artiste.

De cette forme de robe qui passe à bon droit pour ridicule, M. Ingres a fait un chef-d'œuvre de grâce ; il a su donner à l'échancrure du corsage des ondulations si harmonieuses que le costume antique ne serait pas plus agréable à l'œil.

Dites, la draperie de la Mnémosyne259 a-t-elle jamais fait sur son corps de marbre des plis plus purs que ceux de ce châle jaune à la mode de 1807 ? Et les mains, comme elles sont dessinées et peintes ! Holbein n'a rien fait de plus fin ; Raphaël, de plus noble ; Titien, de mieux coloré. L'éventail d'écaille, découpé à jour, est d'une beauté de ton et d'une puissance de trompe-l'œil incroyables ; ses feuilles déployées viennent de s'abattre en sifflant, et frémissent encore du vent agité.

La femme qui a le bonheur d'être éternellement belle dans ce cadre, et qui, comme la Monna Lisa, au mur du musée royal260, fera rêver pendant les siècles à venir les artistes, les poètes, les songeurs, les amoureux et toute la race choisie émue d'un beau contour, quoique le peintre fût inconnu de presque tous, raillé de quelques-uns, aimait ce portrait bizarre et merveilleux si en dehors des habitudes pittoresques du temps. Peut-être avait-elle été peinte aussi par Robert Lefèvre261, par Girodet ou Gérard ; mais elle ne garda que la toile d'Ingres, d'abord comme un miroir, ensuite comme un souvenir.

En ses fortunes, qui furent diverses et orageuses, le portrait l'accompagna toujours. C'était sa beauté, sa jeunesse, son temps de splendeur. Un regard jeté sur ce cadre la transportait aux jours regrettés. Elle se consolait de la glace en regardant la toile jadis aussi fidèle. Bientôt, elle ne se mira plus que dans le portrait, et, aux rares visiteurs, elle le montrait avec fierté, en disant : « C'était moi. » La beauté, c'est le génie de la femme ; une belle femme a le droit d'orgueil comme un grand poète.

Dans l'appartement appauvri, le portrait splendide étincelait et rayonnait, joyau digne d'un Louvre et qu'une reine eût envié. Les années qui détruisaient le modèle embellissaient la peinture, et moins elle lui ressemblait, plus la pauvre femme y tenait. Ce n'était que par ce tableau qu'elle ressaisissait la tradition d'elle-même.

Bien des fois on lui avait dit que cet Ingres avait acquis quelque réputation, et que peut-être un brocanteur se pourrait accommoder de la chose ; que cet argent viendrait fort à point, et qu'elle n'avait que faire maintenant d'un portrait décolleté en robe de velours noir et en cachemire jaune. Cela ne persuadait pas Mme ***. Il lui semblait qu'une fois cette image enlevée elle se sentirait laide et vieille, qu'on emporterait avec lui sa grâce, sa jeunesse, tout le côté heureux et charmant de sa vie, qu'on la priverait d'un ami contemporain de ses beaux jours. L'idée de le vendre la faisait pleurer comme une ingratitude et une trahison, elle aurait cru livrer la meilleure partie d'elle-même, et se séparer d'une jeune sœur, parée de sa beauté d'autrefois.

Enfin, quelque parent, neveu ou autre, prit le portrait et le vendit à un marchand. On vint dire à M. Ingres qu'un tableau de lui, éblouissant de jeunesse et de couleur, figurait dans une boutique. Le tableau fut retiré, et M. Ingres reconnut la femme qu'il avait peinte à Rome.

M. R...262, amateur distingué, possède maintenant ce chef-d'œuvre. On fait au modèle une rente viagère qui suffit à ses besoins. – Ainsi, pour avoir été belle en 1807 et avoir eu l'idée de se faire peindre par un grand artiste inconnu, une femme, dont l'opulence a disparu, trouve quelques adoucissements dans les jours de sa vieillesse. Ces cinq cents francs donnés au jeune peintre, capitalisés par la gloire, ont produit mille francs de rente. Ce contour, fixé par la main du génie, fait la richesse du modèle, effacé par la main du temps. On dit que M. Ingres, ayant su les détails de cette histoire et cette touchante obstination à garder son œuvre, a compris, avec cette matérielle intelligence du génie, les douleurs de cette pauvre femme qui n'est plus belle que par sa peinture, et lui a fait exécuter, par un de ses meilleurs élèves, une copie parfaitement exacte du portrait. Ainsi, dans sa chambre, égayée maintenant d'un peu d'aisance, Mme *** pourra se voir encore telle qu'elle était jadis, et grâce à ses yeux un peu affaiblis croire qu'elle possède toujours l'original de M. Ingres.

Nous avons aussi admiré deux portraits, l'un de femme, l'autre d'homme, peints à Florence il y a plusieurs années, et d'un aspect tout différent. Ils appartiennent à la seconde manière du maître ; les teintes argentées et grises commencent à s'y glisser ; l'aspect est doux, harmonieux, mais peut-être avec trop de sacrifices.

Un magnifique portrait de Mme de Rothschild, presque terminé263, montre chez M. Ingres un de ces rares retours à la couleur, qui ne sont pas si rares chez lui qu'on voudrait bien le croire. Tout, dans ce tableau, respire l'opulence et le faste : une robe rose puissamment étoffée, des brocarts à ramages touffus, une pose pleine de sécurité, des bras puissants et superbes, des mains renversées dans une de ces attitudes d'un galbe grandiose dont les maîtres seuls ont le secret, donnent à ce portrait un aspect somptueux bien en harmonie avec le sujet. Tous les accessoires sentent le luxe de la haute banque ; mais l'œil, qui est l'âme, a un regard charmant et une douceur intelligente. C'est peindre à la fois la position et le caractère de la personne ; ce regard suave éclaire le tableau.

Bien que le peintre n'y ait encore consacré que trois séances, et qu'on nous l'ait montré presque confidentiellement, nous ne pouvons nous empêcher de dire quelques mots d'un portrait de femme assise sur un canapé, et dont la main joue avec une tête d'enfant penché à ses genoux : jamais beauté plus royale, plus splendide, plus superbe et d'un type plus junonien n'a livré ses fières lignes aux crayons tremblants d'un artiste. Déjà la tête vit. Une main d'une beauté surhumaine s'appuie à la tempe et baigne dans les ondes de la chevelure un doigt violemment retroussé avec cette audace effrayante et simple du génie que rien n'alarme dans la nature.

Nous avons revu là, en train d'exécution, le Jésus parmi les docteurs, dont le dessin à l'aquarelle est la perle de l'album de Mme la duchesse de Montpensier264 : quelle charmante idée que celle des petits pieds de l'Enfant Jésus qui ne peuvent atteindre l'escabeau. Comme tous ces vieux docteurs ont des poses à la fois familières et nobles, comme leurs gestes sont vrais et d'une force intime, comme on y lit l'étonnement à toutes les phases ! Et ces mains tendues de la mère à la recherche de son enfant, ne sont-elles pas d'un sentiment exquis, dignes du maître allemand le plus naïf et le plus plein de foi ?

Cette toile remarquable, une des plus importantes compositions de M. Ingres, n'est encore qu'à l'état d'ébauche ; mais viennent quinze jours d'enthousiasme et tout sera fini265.

256 Nom porté par le dôme de l'Institut, quai Conti, parce qu'à l'origine (de 1668 jusqu'à la Révolution) ce palais abritait le collège dit des Quatre-Nations.

257 « Je hais le peuple profane et m'en tiens éloigné » (Odes, III, 1, v. 1).

258 Mme Duvaucey, épouse d'un diplomate. Ce portrait se trouve aujourd'hui dans la collection du duc d'Aumale, au musée du château de Chantilly.

259 Mnémosyne, la mère des neuf Muses, a souvent été représentée par la statuaire grecque. L'article défini permet de supposer que Gautier pense à celle du Louvre.

260 Le Louvre, abri de La Joconde.

261 Plus exactement Le Fèvre (1755-1830), portraitiste officiel apprécié sous l'Empire et la Restauration.

262 Frédéric Reiset (1815-1891), directeur du cabinet des dessins du Louvre et collectionneur averti. C'est en 1861 qu'il vendit sa collection, dont ce tableau, au duc d'Aumale.

263 Ce portrait, terminé en 1848, fut exposé lors de la rétrospective organisée à la mort d'Ingres en 1867 ; il se trouve aujourd'hui dans une collection particulière.

264 Marie-Louise de Bourbon (1832-1897), sœur de la reine Isabelle II d'Espagne, avait épousé le 10 octobre 1846 le duc Antoine de Montpensier (1824-1890), cinquième fils de Louis-Philippe.

265 En fait, ce tableau de Jésus au milieu des docteurs, commencé en 1844, resta inachevé ; Ingres le légua à sa ville natale, Montauban.

Nous avons écarté les tout derniers paragraphes de l'article, qui parlent de Montmartre, puis de Dumas.