théâtre de la république
Lecture de Charlotte Corday,
La Périchole, Le Chandelier
La Charlotte Corday288 de M. Ponsard, dont les répétitions avancent, sera jouée sous peu de jours. On semblait appréhender en haut lieu que la représentation de cette pièce ne fût tumultueuse et ne devînt une arène pour les passions politiques ; cette crainte n'a pas de fondement. L'œuvre de M. Ponsard, étudiée dans un sens tout historique, avec le calme et la sérénité du poète, ne s'adresse en aucune manière aux partis contemporains ; il a fait, comme c'était son droit, le portrait de ces grandes figures révolutionnaires dans son sentiment particulier, cherchant la vérité ou ce qu'il pense être la vérité, courageusement et consciencieusement, et ne flattant aucun de ses modèles.
Peut-être les blancs le trouveront-ils rouge, et les rouges le trouveront-ils blanc ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a tâché d'être impartial. Nous n'avons pas à préjuger ici le mérite littéraire d'une pièce qui n'est pas arrivée au grand jour de la publicité ; mais la loyauté de l'intention est évidente et M. le ministre de l'Intérieur, qui avait officieusement289 prié M. Ponsard de lui lire sa pièce devant un petit comité qui avait fini par être assez nombreux, doit en être à l'heure qu'il est parfaitement convaincu. On dit aussi qu'après le lever de la toile, on verra devant un rideau de manœuvre la muse Clio, vêtue à l'antique, qui débitera un discours en vers et réclamera du public, non l'indulgence pour le poète mais le respect pour l'histoire.
On va donner cette semaine, sous le nom de LaPérichole, une charmante petite pièce du Théâtre de Clara Gazul, qui s'appelle dans le livre LeCarrosse du Saint-Sacrement. Le rôle de la Périchole, comédienne fantasque, insolente et spirituelle, célèbre en Amérique par ses caprices aussi imprévus que ceux de la Gabrielli, sera rempli par Mlle Brohan, pour laquelle il semble fait exprès : nous sommes heureux de voir l'auteur du Théâtre de Clara Gazul arriver au théâtre auquel sa manière sobre, rapide et nette semble le prédestiner, et surtout de l'y voir arriver par une pièce qui n'a pas été faite avec la préoccupation de la rampe, préoccupation exagérée et funeste qui, en France, enlève aux poètes la moitié de leur talent290.
LeChandelier va passer aussi, dans un court délai291. Après quelques fluctuations de Mme Allan à Mlle Brohan, le rôle de Jacqueline est resté à Mme Allan. Autant que personne, nous avons rendu justice au talent de cette éminente actrice, à qui on doit de la reconnaissance pour avoir importé Alfred de Musset de Russie292 ; mais nous croyons que Jacqueline eût été mieux le fait de Mlle Brohan que le sien. Mme Allan excelle à rendre les femmes du monde usagées, les grandes coquettes qui ont l'expérience et l'aplomb de la vie ; personne mieux qu'elle ne dirige et ne conseille une jeune femme dans une intrigue ; elle peut, au besoin, faire naître un caprice dans une soirée, sous le feu des bougies ; mais nous pensons qu'il ne serait pas prudent de la faire surprendre au saut du lit, comme Jacqueline, dans la première scène du Chandelier : ensuite il est nécessaire qu'il y ait entre maître André et Jacqueline une grande disproportion d'âge ; c'est l'excuse de la jeune femme : Mme Allan, trop assortie à maître André, n'a pas les mêmes droits à l'indulgence. Jacqueline, qui a vingt ans, qui est spirituelle et jolie, mariée à un notaire vieux, laid, sot, ridicule, commet sans doute une faute au point de vue social en ayant un amant, mais, au point de vue purement humain, elle a raison. Elle n'est pas la femme de cette vieille bête à qui des parents avares et stupides l'ont accouplée pour toujours : plus l'actrice est jeune, jolie et vivace, plus ce que le rôle pourrait avoir d'odieux disparaît. On aurait dû songer aussi à l'extrême jeunesse de Fortunio, l'heureux rival du capitaine Clavaroche. N'est-il pas à craindre que Mme Allan, maîtresse du petit clerc, n'ait l'air de faire ce qu'on appelle dans le monde une éducation ? Ce danger n'était point à craindre avec Mlle Brohan, et cette raison nous l'eût fait préférer. Mais, au Théâtre-Français, les femmes de M. de Balzac293 remplissent toujours les rôles de boutons de rose.
On vient de recevoir avec acclamations une comédie de M. Gozlan, pailletée de mots étincelants d'esprit, d'une donnée très comique et pleine d'observation. Cette nouvelle œuvre de l'auteur de La Main droite et la main gauche s'appelle La Queue du chien d'Alcibiade. Le titre est original et promet... tout ce que tient la pièce294.
En attendant, Mlle Rachel attire beaucoup de monde avec Mademoiselle de Belle-Isle, Adrienne Lecouvreur, Polyeucte et Le Moineau de Lesbie295, et les recettes s'élèvent au double de ce qu'elles étaient l'année dernière à la même époque : les comédiens enragent bien un peu de faire de l'argent, sous un directeur qui n'est pas de leur choix ; mais ils s'y accoutumeront.
Et, d'ailleurs, le Conseil d'État a décidé, mardi, que le président et le ministre avaient eu raison de nommer un directeur au Théâtre-Français. Voilà donc, que cela plaise ou non à MM. les comédiens, une question de principe jugée définitivement. La question est aujourd'hui de savoir si M. Arsène Houssaye administre dans l'intérêt des comédiens, des auteurs, et de l'État. MM. les comédiens disent non, et articulent contre M. Houssaye une foule de griefs qui tombent d'eux-mêmes. – Premier grief : M. Houssaye a ramené Rachel, – ce grief-là, le public le lui pardonnera très volontiers. – Deuxième grief : M. Arsène Houssaye publie le montant des recettes, qui le louent avec toute l'éloquence des chiffres. Se faire aduler par des métaux est une faute que l'on doit pardonner aisément à un administrateur. – Troisième grief : il ne joue pas assez souvent LesDeux Célibats, ou même, comme le prétendent des gens bien informés, – il ne les joue pas du tout ; il n'y a pas grand mal à cela, on ne peut faire amener les spectateurs par la force armée aux pièces qu'ils ne veulent pas voir et qui sont représentées pour la plus grande édification des banquettes296. – Quatrième grief : M. Houssaye aurait dépensé quelque argent en avances ou primes à des gens de lettres, afin de les déterminer à travailler pour le Théâtre-Français ou les dédommager de l'avoir fait.
La prime accordée à l'un de ces poètes pour un ouvrage sérieux, fruit de quatre ans de travail, et qui renferme des beautés de premier ordre, est juste la moitié de ce qu'on lui offrait ailleurs, et de ce que MM. les comédiens ont l'habitude de donner aux auteurs de leur goût. Ils savent cependant très bien que la subvention a été portée, en 1847, de 200 000 francs à 210 000 francs, à la condition expresse que 50 000 francs seraient employés en droits d'auteur. Jusqu'à présent l'on est resté bien loin de ce chiffre, déjà médiocre. M. Arsène Houssaye, dans l'intérêt même du théâtre, veut que ces 50 000 francs soient dépensés, et il a raison ; sans pièces, pas de théâtre ; c'est là une de ces vérités bêtes qu'on est pourtant obligé de redire quelquefois, et on ne peut pas jouer exclusivement des pièces de rentiers.
On objecte que l'ouvrage auquel une prime a été accordée peut tomber, et qu'alors le théâtre en est pour ses frais ; c'est pour cela que l'État subventionne certains théâtres, où, dans l'intérêt de l'art, doivent être risqués des essais qui peuvent ne pas réussir ; et dans ce cas le ministère a une réserve de 25 000 francs sur la subvention, dont il use à son gré, et dont il userait s'il en était besoin ; mais il n'en sera pas besoin, car le succès dissipera toutes ces petites malveillances, jalousies et rancunes et MM. les comédiens, qui après tout sont gens d'esprit, comprendront que, puisqu'ils n'ont pas le dessus, il vaut mieux s'exécuter de bonne grâce et se rallier franchement à un directeur animé des meilleures intentions, plein de zèle pour la vraie littérature, et qui a relevé le théâtre de l'état misérable où il était lorsqu'il l'a pris.
288 Ce drame en cinq actes et en vers fut créé le 23 mars. François Ponsard (1814-1867), devenu célèbre à la faveur de la campagne antihugolienne qui avait entouré la création de sa tragédie Lucrèce (Odéon, 1843), était en 1850 le principal représentant de l'« école du bon sens » au théâtre.
289 Officieusement parce que la censure théâtrale, suspendue dans l'euphorie de 1848, n'a pas encore été rétablie. Le ministre est alors Ferdinand Barrot (1806-1883), frère cadet d'Odilon Barrot son prédécesseur.
290 Augustine Brohan (1824-1893) a joué avec éclat au Théâtre-Français de 1841 à 1868. Gautier l'apprécie beaucoup. La cantatrice Caterina Gabrielli (1730-1796) était une des célébrités de l'opéra européen avant la Révolution. C'est en 1825 que Mérimée a publié les six pièces semi-parodiques de son Théâtre de Clara Gazul, non destiné à la scène. Le Carrosse du Saint-Sacrement, apparu dans la seconde édition (1830), et créé à la Comédie-Française le surlendemain de ce feuilleton, est promis à une double célébrité future, avec La Périchole d'Offenbach (1868), puis le film de Jean Renoir, Le Carrosse d'or (1952).
291 Cette comédie de Musset ayant déjà été créée au Théâtre-Historique de Dumas (10 août 1848), il s'agit ici de son entrée au répertoire de la Comédie-Française (ce fut chose faite le 29 juin 1850).
292 Louise Allan, née Despréaux (1809-1856), était la maîtresse de Musset, dont elle avait créé à Saint-Pétersbourg Un caprice, déterminant ainsi la venue progressive à la scène d'une œuvre théâtrale que son auteur avait écrite pour « un fauteuil ». Elle jouait à la Comédie-Française depuis 1847.
293 C'est-à-dire les femmes plus très jeunes, voire mûres. L'expression était claire pour tout lecteur de 1850, à cause de la célébrité du titre du roman (La Femme de trente ans, 1842).
294 Gautier a donc assisté à la lecture, ou connaît l'œuvre par l'auteur lui-même, qui est de ses amis. Léon Gozlan (1803-1866) est un romancier, dramaturge et journaliste prolixe. La Main droite et la main gauche est un drame en cinq actes, créé à l'Odéon le 24 décembre 1842. La Queue du chien d'Alcibiade, comédie en deux actes, sera créée à la Comédie-Française le 29 mai 1850.
295 Cette énumération permet de rappeler que Rachel, à côté du répertoire classique ici représenté par le rôle cornélien de Pauline dans Polyeucte, joue aussi les auteurs de son temps, en reprise (Mademoiselle de Belle-Isle, drame de Dumas, a été créé par Mlle Mars en 1839) ou en création récente : Adrienne Lecouvreur, comédie dramatique de Scribe et Legouvé (14 avril 1849) ; Le Moineau de Lesbie, comédie d'Armand Barthet (22 mars 1849).
296 Les Deux Célibats, comédie de Jules de Wailly et Overnay, a été créée le 5 janvier 1850. L'écrivain et journaliste Arsène Houssaye (1815-1896), un ami de Gautier, déjà commissaire du gouvernement depuis novembre 1849, sera nommé administrateur le 27 avril 1850.