Séances de musique de chambre,

par Mme Wartel

Mme Wartel a déserté cette année la salle de la rue Saint-Georges, et c'est dans les salons de M. Érard qu'elle nous a donné, jeudi dernier, son premier rendez-vous. Tout romantique qu'on nous suppose, nous n'en avons pas moins pour les anciens maîtres une véritable et profonde vénération, et nous nous sommes empressé de répondre à l'appel tout gracieux que Mme Wartel a bien voulu nous adresser, de conserve avec MM. Joachim et Cossmann³¹⁶. La fugue de Bach qu'a exécutée le jeune violoniste viennois est un véritable tour de force harmonique qui nous a mis dans un double ravissement pour le talent de l'artiste et la beauté de la composition.

Puis est venu un quatuor en ut mineur, de Beethoven, et un trio de Mendelssohn pour piano, violon et violoncelle. Mais ce qui nous a surtout le plus délicieusement impressionné, c'est un magnifique concerto de Sébastien Bach, pour piano et quintette, accompagné avec un art infini par MM. Joachim, Cossmann, de Rivals, Gouffé et Casimir Ney³¹⁷. Mme Wartel a montré dans cette œuvre aussi savante qu'originale son merveilleux talent d'exécution.

Nous avons admiré une fois de plus ce jeu gracieux et correct, où la finesse et l'élégance du doigté marchent de pair avec la finesse du style. Mme Wartel nous promet trois séances seulement ; mais le public lui battra si fort des mains qu'il la décidera bien à aller au-delà de ses promesses.

 

Le prince Colibri est allé samedi matin faire une visite au géant du café Mulhouse. Le pygmée et le colosse ont déjeuné ensemble. Le prince Colibri et Agostin (c'est le nom du géant) ont joué au naturel la scène de Gulliver à Brodingnac³¹⁸ : le nain debout sur la table, le géant à demi courbé pour l'apercevoir formaient la plus étrange antithèse. Les deux termes extrêmes de la nature humaine se trouvaient en présence. L'infiniment petit porta dans un dé à coudre une santé à l'infiniment grand, qui lui rendit raison dans la botte du maréchal de Boucicaut³¹⁹. En se penchant sur le verre d'Agostin, le prince Colibri faillit y choir et s'y serait noyé, si on ne l'avait retenu à temps par la basque de son habit.

L'immense montagne de chair se laissait arpenter en tous sens par le petit insecte à face d'homme. Quelle singulière chose que ces deux jeux de nature mis en présence et qui justifient la fable³²⁰. Le prince Colibri se battrait avec une grue comme ses aïeux les pygmées ; Agostin pourrait marcher épaule contre épaule avec Gog, Magog, Nemrod, Hercule, Teutobocchus et tous les autres colosses dont les os sont attribués à des mammouths par la fausse science moderne³²¹.

Le soir même, dans la salle de l'Alhambra, à l'hôtel des princes, Colibri et la princesse sa sœur répétaient des exercices qui feront courir tout Paris : un menuet, une polka, des poses plastiques et équestres. Il est impossible de ne pas sourire en voyant ce petit coupé traîné par des chevaux qu'on porterait sous son bras, ce chasseur haut comme une botte, cet énorme cocher de quelques pouces, ce tout charmant équipage lilliputien, qui semble sorti d'une botte de jouets de Nuremberg³²².

316 Pierre Érard (1796-1855), facteur de pianos réputé, avait fait aménager chez lui une salle de concerts. Mme Wartel accompagne au piano un violoniste alors tout jeune, Joseph Joachim (1831-1907), promis à une exceptionnelle carrière internationale, et le violoncelliste Bernhard Cossmann (1822-1910).

317 On connaissait encore peu Bach en France, et on interprétait ses œuvres dans des arrangements ; il s'agit peut-être ici d'un des concertos pour clavecin. Achille Gouffé (1804-1874) étant contrebassiste, et Casimir Ney (1801-1877) altiste, Rivals, sur lequel je n'ai rien trouvé, doit être second violon.

318 Exactement Brobdingnag, pays imaginaire habité par des géants dans le roman de Swift Les Voyages de Gulliver (1726). Gautier, qui adorait les phénomènes de cirque, en parle souvent dans ses feuilletons.

319 Jean, sire de Boucicaut (1364-1421), avait à la bataille de Rosebecq (1382) abattu un adversaire flamand d'une taille exceptionnelle. Sa bravoure avait suscité maint récit légendaire.

320 Sans doute « Le lion et le moucheron » (La Fontaine, Fables, II, 9).

321 Gog est le roi légendaire du pays de Magog (la Scythie) dans le livre du prophète Ézéchiel. Le chasseur Nemrod serait le fondateur tyrannique de Babylone (Genèse, chap. 10). Teutobocchus, roi réel des Cimbres battu par Marius, passait pour être un géant.

322 Ville de Bavière, autrefois fameuse pour ses fabriques de jouets.