traduction nouvelle par PierAngelo Fiorentino
Pier-Angelo Fiorentino (1806-1864), né à Naples, avait fait en Italie une première carrière littéraire, notamment comme dramaturge. Venu à Paris au début des années 1840 et naturalisé français, il collabora à plusieurs romans de Dumas. Bon journaliste, il fut engagé par Girardin à La Presse où, à la date de cette traduction de Dante qui lui valut la Légion d'honneur, il assure la critique musicale sous le pseudonyme de A. de Rovray.
Le volume sur lequel nous faisons cet article porte dans un simple chiffre un éloge irrécusable, – cinquième édition. – Pour un livre d'un sens si élevé, d'un art si sérieux, d'un style si sévère, quelle plus belle louange ? Le poème de Dante, dont quelques littérateurs connaissaient seulement deux ou trois épisodes, devenu une œuvre populaire, en cette France qu'on dit légère et frivole, c'est là un beau triomphe et qui fait honneur à M. Pier-Angelo Fiorentino ! – Sa traduction a beaucoup contribué à ce rapide succès : les gens du monde s'imaginent savoir l'italien parce qu'ils comprennent à peu près les paroles du livret au théâtre des Bouffes378 et peuvent demander ce dont ils ont besoin dans les hôtels tenus à l'anglaise de Florence, de Rome et de Naples : mais quand ils essaient de suivre, sur les pas de Dante et de Virgile, les spirales de LaDivine Comédie, ils sont tout surpris de ne rien entendre à ce style ardu, mystérieux et concis où des formes archaïques enferment des pensées profondes, et ils s'arrêtent ordinairement à l'histoire de Françoise de Rimini, illustrée par le tableau d'Ary Scheffer et la tragédie de Silvio Pellico379. M. Pier-Angelo Fiorentino leur servira de guide et les conduira aussi loin qu'ils voudront aller, sans les tromper une seule fois et leur faire prendre une fausse route. Sa traduction est excellente pour deux raisons : Italien, devenu Français par le talent, il sait à fond la langue du beau pays où résonne le sí, pour nous servir d'une locution dantesque, et non moins parfaitement celle qui se parle en France, la lovis, comme disent les vieux romans de chevalerie380.
Autrefois les traducteurs français ne se piquaient guère d'exactitude ; ils supprimaient de leur auteur tout ce qui avait un parfum exotique, ils remplaçaient par d'autres les images ou les idées qui leur semblaient étranges, et ne le servaient au public qu'accommodé au goût du jour. Le sens général seul était à peu près conservé ; mais les saveurs de terroir, la couleur locale, les tours particuliers, les originalités de pensée ou de style, la physionomie même du poète disparaissaient ; on est dans ces dernières années revenu à des errements381 meilleurs : les belles infidèles d'Ablancourt382 n'auraient pas la moindre chance d'être lues. On veut qu'une traduction soit une copie exacte, une transposition d'idiome à idiome, une sorte de daguerréotype littéraire, représentant le modèle dans ses moindres détails ; à ces jolies paraphrases en français de rhétorique, on préfère, et avec raison, le mot à mot, le dictionnaire entre les lignes ; au besoin, l'on pardonnerait plutôt un peu de barbarie qu'une élégante infidélité.
M. Fiorentino a très bien compris cette tendance, et, mettant de côté son amour-propre d'étranger, il n'a pas voulu trop bien écrire une langue qu'il possède si bien, aux dépens de son auteur ; il s'est attaché à la littéralité la plus scrupuleuse, calquant encore plus que dessinant, ne cherchant pas à varier ce que Dante répète, reproduisant les épithètes caractéristiques, n'adoucissant pas les comparaisons bizarres, n'énervant383 pas les phrases abruptes, ne substituant jamais un synonyme au mot propre, car la plus légère erreur de nuance peut faire tomber dans une hérésie avec un poète aussi rigoureusement catholique que l'auteur de LaDivine Comédie. Le moderne traducteur de Dante n'a pas fait comme ces interprètes d'Homère qui rendent Achéens bien bottés par Grecs magnanimes, et Héra aux yeux de génisse par la belle Junon : il a serré toujours son texte au plus près, même à ces passages difficiles où le traducteur incertain se sauve du contresens dans le vague. Dante n'est pas clair partout ; il traite de manières si abstruses, il s'élève à des sphères si élevées, si au-dessus de la portée humaine qu'on a parfois peine à le suivre, – ce n'est pas la faute du poète, mais celle du lecteur. Il n'est pas inintelligible, mais incompris. – Obscuritate rerum verba sæpe obscurantur384, M. Fiorentino est admirable dans ces endroits périlleux : il n'élude aucune difficulté, n'a recours à aucun subterfuge. Comme il a rendu la lumière, il rend l'ombre, de même qu'un peintre copiant un ancien tableau de maître ne s'avise pas d'éclaircir les parties enfumées et rend ce qui est noir par des couleurs rembrunies : nous savons aussi beaucoup de gré à M. Fiorentino de ne pas s'être laissé aller aux rêveries des commentateurs qui veulent toujours trouver un sens caché et mystique aux choses les plus évidemment simples : – pour lui LaDivine Comédie est un poème et non l'apocalypse de quelque doctrine mystérieuse ou de quelque franc-maçonnerie inconnue ; selon M. Fiorentino, et nous partageons son avis, tout doit être pris au pied de la lettre dans l'œuvre du vieux gibelin385. Sa Divine Comédie n'est pas un songe comme la vision du frère Albéric ou la légende du voyage de saint Brendan386 ; les enfants de Florence ne s'y trompaient pas, eux qui, voyant passer le poète pâle et taciturne, s'écriaient : « Voilà Dante qui revient de l'enfer ! » En effet, rien ne ressemble moins aux produits d'une hallucination fiévreuse que cette épopée gigantesque disposée avec une symétrie mathématique, achevée avec un soin parfait et qui a d'une cathédrale gothique l'énormité de la masse et l'infini du détail. Le poète a pris les précautions les plus minutieuses pour que l'on crût à la réalité de son voyage aux régions où l'âme ne pénètre que dépouillée de son enveloppe ; il allègue dans l'antiquité païenne l'exemple d'Énée descendu vivant aux enfers, et dans la tradition chrétienne saint Paul ravi corps et âme au troisième ciel, tout en s'avouant indigne d'un pareil miracle ; et si l'on peut douter, au point de vue absolu, qu'il ait franchi avant la mort cette porte qui mène à la cité dolente387 et sur le seuil de laquelle on laisse l'espérance, il faut l'admettre sans réserve au point de vue poétique et dramatique : – car il accumule les preuves de la matérialité de sa présence au monde des esprits, et marque presque à chaque pas l'étonnement que leur cause l'ombre projetée par son corps opaque.
La Divine Comédie est divisée en trois parties : L'Enfer, Le Purgatoire et Le Paradis, c'est-à-dire le supplice, la purification et la récompense, les trois grands actes du drame de la vie future dans la croyance catholique ; elle se compose de cent chants, un pour l'introduction générale, et trente-trois, nombre mystique des années de Jésus-Christ, pour chacune des trois parties, formant en tout 14 230 vers, répartis avec une égalité si parfaite que L'Enfer n'a que trente vers de moins que Le Purgatoire, et Le Purgatoire six de moins que Le Paradis. Chaque partie commence par une comparaison tirée de l'art du navigateur, et le dernier vers en est terminé par le mot étoile, pour montrer que le chrétien doit toujours voguer les yeux fixés au but suprême. Le rythme employé est le tercet, admirable forme où chaque stance s'agrafe par une rime comme par un chaînon à la stance suivante, de façon que tous les vers d'un chant sont solidaires et ne peuvent souffrir ni déplacement ni interpolation. Cette forme à la fois ondoyante et précise, Dante la manie avec une maestria sans égale, et l'assouplit d'une main souveraine à tous les besoins de sa pensée. Ce beau rythme, si supérieur pour le nombre et l'harmonie aux alexandrins à rimes plates employées chez nous dans le style héroïque, pourrait être acquis à notre langue ; quelques essais récents tentés, non sans bonheur, permettent de le croire. Mais qui songe à écrire aujourd'hui une épopée, un vaste poème contenant les destinées de l'humanité ou au moins celles d'un peuple ?
Cette symétrie rigide, cette régularité mathématique, cette exactitude minutieuse, Dante l'apporte à tout. Chez lui, rien de vague, rien de hasardé : c'est une tête encyclopédique et panoramique ; il sait tout ce qu'on savait de son temps et quelque chose de plus : théologie, philosophie, logique, dialectique, cosmographie, médecine, histoire naturelle, érudition sacrée et profane, poésie, peinture, musique, il n'ignore de rien, et toute la civilisation du Moyen Âge se retrouverait dans LaDivine Comédie comme la civilisation grecque dans l'Iliade et l'Odyssée. Quoiqu'il ait préféré pour son poème l'idiome vulgaire au latin, langue savante de l'époque, Virgile est son maître, son guide, son auteur, comme il dit, celui dont il a pris le beau style qui fait sa gloire, et tous les beaux souvenirs classiques de l'antiquité revivent dans cette époque, que le XVIIIe siècle croyait barbare, comme il déclarait Shakespeare un sauvage ivre. Des noms mythologiques, des illustrations du polythéisme se mêlent, sans en déranger l'harmonie, à cette immense glorification de l'unité catholique qui est l'idée de LaDivine Comédie ; quant à l'orthodoxie, vous pouvez être tranquille, Dante, malgré sa science païenne et ses penchants virgiliens, ne marche qu'appuyé sur la Bible, les Pères de l'Église et les docteurs les plus savants, tels que saint Augustin, Boèce, saint Grégoire, saint Denys l'Aréopagite, Albert le Grand, Isidore de Séville, Pierre Lombard, Hugo et Richard de Saint-Victor388. Sa vénération pour saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin, les docteurs angélique et séraphique, tient presque du culte, et il les a placés au cercle le plus rayonnant du paradis, devançant ainsi la canonisation de l'Église, venue plus tard389. On voit que les commentateurs qui cherchent dans LaDivine Comédie des sens hérésiarques ou protestants en sont pour leurs frais d'imagination.
Nous ne savons pourquoi, en France du moins, les lecteurs les plus intrépides ne dépassent pas L'Enfer. Le Purgatoire est peu connu ; Le Paradis ne l'est pas du tout : une sorte de préjugé, que la traduction de M. Fiorentino détruira certainement, veut que l'inspiration du poète ait été decrescendo ; le contraire serait plus près de la vérité. Aucune langue humaine n'a dépassé la poésie de Dante dépeignant les splendeurs et les félicités des bienheureux. L'Enfer, par son atroce variété de supplices dépeints avec une vérité effrayante, est en quelque sorte le mélodrame de LaDivine Comédie. Les damnés nous touchent de plus près, ce sont presque encore des hommes. Les passions, les rancunes et les vices des vivants palpitent en eux, et les peintures de leurs tourments, qui rappellent les plus féroces raffinements des tortionnaires, sont d'une violence et d'une crudité à impressionner des natures même incultes. Dans Le Purgatoire, le supplice se change en expiation temporaire ; une lueur du paradis lointain illumine déjà le lieu de pénitence. Les peines sont beaucoup plus intellectuelles : l'orgueil humilié, le désir inassouvi, l'aspiration fiévreuse aux volontés divines tourmentent les âmes trop innocentes pour l'enfer, trop souillées pour le ciel. – C'est la différence d'une maison de correction aux travaux forcés à perpétuité, si l'on peut rapprocher les châtiments terrestres des châtiments de l'autre monde. – Les anges de l'espérance, aux ailes blanches, aux glaives émoussés, ne craignent pas de traverser le Purgatoire, où ils apportent la promesse du bonheur futur. – Une sérénité épique règne dans cette partie tempérée du poème. Le Paradis est d'un lyrisme effréné, quoique toujours orthodoxe.
Ainsi, dans la Divine Comédie, L'Enfer serait le drame, Le Purgatoire, l'épopée, Le Paradis, l'ode ; le poète descend les neuf cercles, pâle d'une terreur sacrée, ne quittant pas le pan de la tunique de Virgile, s'évanouissant presque à chaque pas devant les spectacles horribles qui se présentent à ses yeux : il monte d'un pied plus allègre les spirales du Purgatoire, devançant presque son mentor, et enfin, arrivé au seuil du Paradis où le quitte son guide païen, il s'envole sur le sillon lumineux de Lucia et de Béatrix390, de cercle en cercle, de sphère en sphère, jusqu'au delta flamboyant de la triple unité. Ici, Dante a réussi à décrire l'ineffable ; ce que l'esprit ose à peine comprendre, il le peint sous des formes plastiques : il rime l'extase et l'éblouissement ; dans cette entreprise extra-humaine, rien ne pouvait l'aider ; les ailes de la poésie se fatiguent et tombent plume par plume avant d'atteindre à de telles hauteurs. – Ce sont des orbes étincelants qui tournent l'un sur l'autre, des guirlandes de roses enflammées dont chaque feuille est une âme, des esprits qui brillent dans la lumière comme des rayons de soleil dans l'eau ; des scintillations d'étoiles se détachant sur un fond embrasé, des phosphorescences à faire paraître les astres noirs, des irradiations ardentes se propageant de zone en zone comme les rides concentriques d'un lac de diamant, des flammes parfumées et sonores voltigeant çà et là, ivres de volupté céleste ; des blancheurs aveuglantes illuminant soudain des profondeurs inconnues ; un fourmillement perpétuel de splendeurs, de rayons et de jets électriques traversé par des essaims d'anges et d'âmes bienheureuses, comme une barre de lumière par des atomes papillotants. À travers cet incendie de clarté monte l'éternel hosannah sur des nuages couleur d'opale, et l'aigle mystique agite ses grandes ailes qui vont d'un bout de l'infini à l'autre ; dans une rapide fulguration, le poète entrevoit, au milieu d'un cercle composé des reflets des deux autres qui l'entourent en flamboyant, une vague effigie humaine, symbole de la Trinité et de l'homme fait à l'image de Dieu ; il baisse ses yeux éblouis, tout disparaît et l'immense épopée est close.
Finissons en louant, comme il le mérite, le travail préliminaire placé en tête de sa traduction par M. Pier-Angelo Fiorentino. Il a émis sur Dante, son époque et son poème des vues aussi fines que justes, et son introduction se fera lire avec intérêt, même après les milliers de volumes et d'articles écrits sur cette matière qui semble inépuisable ; inépuisable en effet car le poème de Dante contient ce monde-ci et l'autre, l'homme et Dieu.
378 Désignation habituelle du Théâtre-Italien.
379 Ary Scheffer (1795-1858) a réalisé deux versions de Paolo et Francesca, tableau qui illustre un passage en effet fameux du chant V de l'Enfer, l'une en 1834, l'autre en 1851. Silvio Pellico (1789-1854), célèbre en France par son opposition au dominateur autrichien (Mes prisons, 1832), avait exprimé ses sentiments patriotiques dès 1815 dans sa tragédie Francesca da Rimini.
380 Ce mot de « lovis » est resté mystérieux.
381 Au sens exact, non péjoratif, de ce mot : des comportements.
382 Nicolas Perrot d'Ablancourt (1606-1664), historien dont les traductions approximatives du grec et du latin reçurent le nom resté fameux de « belles infidèles ». Voir encore p. 343.
383 Ici encore, sens premier du mot (énerver était un supplice consistant à couper les nerfs des membres).
384 « C'est l'obscurité des choses qui rend souvent les mots obscurs ». Cette formule latine est l'épigraphe de « La pente de la rêverie », dans Les Feuilles d'automne ; Hugo l'attribue, imaginairement semble-t-il, à un chroniqueur du XIIIe siècle, Gervais de Tilbury.
385 Au temps de Dante, les gibelins étaient les partisans de l'empereur germanique, les guelfes ses adversaires.
386 L'abbé Gerbet (1798-1864) avait publié Les Dernières Conférences d'Albéric d'Assise, ouvrage auquel semble penser Gautier. Brendan, moine irlandais mort en 578, aurait gagné les Canaries par voie de mer pour s'y retirer.
387 « Citta dolente », expression de Dante lui-même (Enfer, premier vers du chant III).
388 Gautier mêle ici des Pères de l'Église primitive – Augustin (354-430), le poète Boèce (480-524), Isidore de Séville (560-636), et « saint Grégoire », qui peut être Grégoire de Nazianze (330-390) ou Grégoire de Nysse (335-394), tous deux canonisés pour leur combat contre l'hérésie arianiste – et des théologiens du Moyen Âge : le dominicain Albert le Grand (1200-1280), Pierre, dit le Lombard (?-1160), les Irlandais Hugo de Saint-Victor (1096-1141) et Richard de Saint-Victor (v. 1110-1173).
389 Bonaventure, le « docteur séraphique » (1221-1274), et Thomas d'Aquin, le « docteur angélique » (1228-1274) ont été canonisés respectivement en 1482 et en 1323.
390 Lucia est un des noms que Dante donne à son inspiratrice Beatrice Portinari (v. 1265-1290), qui dans le Purgatoire et le Paradis lui sert de guide vers Dieu.