Peinture. Sculpture (5e article)
MM. Millais, W. Hunt
L'importance exceptionnelle de l'Exposition universelle de 1855 concerne aussi la peinture et la sculpture : du 29 mars au 29 décembre, Gautier ne publie pas moins de cinquante-deux articles dans Le Moniteur, certains divisés en deux feuilletons ; ce vaste ensemble forme, avec des différences dans la numérotation des chapitres, les deux volumes de la publication Les Beaux-Arts en Europe. Nous donnons ici le cinquième article du Moniteur, consacré à deux jeunes peintres anglais, John Everett Millais (1829-1896) et William Hunt (1827-1910), figures de proue du mouvement dit préraphaélite. L'Ophélie de Millais, qui date de 1852, est sans doute son tableau le plus connu.
Si Mulready descend en droite ligne d'Hogarth et de Wilkie415 comme un vrai peintre anglais de la vieille roche résumant les qualités et les défauts de sa race, sauf le trait de physionomie particulier qui le distingue des aïeux, M. Millais ne se rattache par aucune filiation au passé ni au présent de l'école britannique ; il fait bande à part et s'isole complètement dans sa propre originalité comme dans une tour inaccessible, et là, sous la voûte aux nervures gothiques de la salle ronde qui lui sert d'atelier, éclairé par un rayon de jour filtrant à travers l'étroite barbacane, il travaille comme si depuis cette date le Temps n'avait pas retourné déjà quatre ou cinq fois son sablier séculaire, avec la simplicité pieuse d'Hemmling416, la couleur de vitrail de Van Eyck, et le minutieux réalisme d'Holbein. M. Millais serait bien capable de mettre comme certains Allemands archaïques Raphaël à la porte du paradis, sous prétexte de mondanité et de maniérisme.
Les trois tableaux de M. Millais sont assurément les plus singuliers de l'Exposition universelle, et il est impossible, même au visiteur le plus inattentif, de ne pas s'y arrêter. – Bien des peintres de notre époque, incertaine entre tant de théories, ont cherché « le naïf dans l'art », surtout au-delà du Rhin, mais nul n'a poussé si courageusement son système jusqu'au bout. Ce qui distingue les œuvres de M. Millais des tentatives du même genre, c'est qu'il ne se contente pas de faire des fac-similés plus ou moins réussis de peintures anciennes, mais qu'il étudie la nature avec l'âme et les yeux d'un artiste du XVe siècle. Rien ne ressemble moins à la manière d'Overbeck, qui, lui aussi, a essayé de remonter le cours des âges et de dépouiller la science moderne comme un vêtement profane pour y substituer la robe à plis droits de l'ascétisme catholique417. – Par une singulière puissance d'abstraction, M. Millais s'est mis hors du temps.
Nous allons analyser, avec tout le soin que méritent des productions si étrangement caractéristiques, L'Ordre d'élargissement, LeRetour de la colombe à l'arche, Ophélia, qui représentent le talent de l'auteur sous ses trois aspects réaliste, mystique et fantasque.
L'Ordre d'élargissement déroute, à première vue, toutes les idées qu'on peut s'être formées de la peinture en parcourant les musées, les galeries, les expositions et les ateliers – une glace le recouvre, selon l'habitude anglaise, pour les œuvres jugées précieuses. – Le procédé échappe d'abord à l'investigation attentive des artistes. Est-ce une peinture à l'eau d'œuf, à l'essence, à l'huile, à la cire, une détrempe vernie, une aquarelle rehaussée de gouache ? on ne sait. – Le champ est-il un panneau, une toile, un papier tendu, un taffetas fixé ? Le travail n'en laisse rien voir, et il faudrait retourner le cadre pour s'en assurer. Ce travail lui-même n'embarrasse pas moins les yeux qui veulent s'en rendre compte ; on n'y retrouve aucune des manières connues d'appliquer la couleur : ni empâtements, ni glacis, ni frottis, nulle apparence de brosse, mais une sorte de pointillé comme pour la miniature, soutenu çà et là de hachures imperceptibles, un faire patient et mystérieux qui semble prendre plaisir à dérober son secret. Cette scène, peinte comme aurait pu le faire au Moyen Âge un imagier de l'école de Bruges, n'a cependant rien de gothique, du moins pour le sujet et les costumes, qui semblent indiquer quelque motif tiré de La Prison d'Édimbourg418. Mais laissons de côté l'anecdote pour ne nous occuper que du côté purement humain : – l'Élargissement, le titre l'indique de reste, représente un pauvre prisonnier dont on lève l'écrou. M. Millais a donné à ce thème, fort simple en lui-même, un intérêt tout spécial par la manière dont il l'a compris et rendu.
Sur un fond d'ombres bitumineuses, à travers lesquelles on devine vaguement les murs d'une geôle, se détache un groupe d'une intensité de vie extraordinaire et qui vous fait douter si vous avez devant vous un tableau ou si vous regardez par un judas dans une prison ; vous ne vous rendez pas compte d'abord si cela est bien ou mal, conforme ou contraire aux traditions, en deçà ou en delà de l'art ; et le critérium vous manque pour juger une œuvre si excentrique, si étrange, si en dehors, qu'elle peut sembler aussi bien merveilleuse que détestable. – Peu à peu, cependant, l'on s'y fait, et la fascination agit sur vous ; l'on se prend à aimer cette peinture qui vous paraissait extravagante et choquait toutes les habitudes de vos yeux. – La nature déchire ce voile d'exécution bizarre et vous apparaît forte, vivace, sentie, détaillée, comme par un grossissement de loupe, avec une vérité absolue, un réalisme profond à faire passer Courbet pour Van Loo419.
À demi coupé par la porte qu'il entrebâille, un soldat tient de sa main gauche, appliquée sur l'épaisseur du battant, un trousseau de clefs, et de sa droite, où fume encore un bout de pipe culottée, l'ordre d'élargissement qu'il relit avec une certaine méfiance et dont il semble vouloir vérifier la signature ; rien n'est plus vrai et pourtant plus singulier que cette figure tranchée par une ligne perpendiculaire, avec sa tête qui passe, son bras tout droit et sa jambe unique. Le masque, vu presque en profil perdu, par son teint basané, ses rides vigoureuses, ses tons de barbe fraîchement rasée, offre une physionomie de troupier d'une observation parfaite. Le tricorne bordé de blanc, l'habit rouge à parements bleus, la petite cravate blanche militaire, les buffleteries, les guêtres, sont rendus de manière à former trompe-l'œil.
Le prisonnier, sa veste grise en dolman, car son bras en écharpe ne lui permet pas de passer la manche, s'incline avec une expression de joie reconnaissante sur l'épaule de la femme dont les actives démarches lui ont sans doute valu la liberté ; son jupon quadrillé de vert, de bleu et de jaune, ses jambes nues, chaussées de demi-bas, montrent un enfant des highlands, emprisonné sans doute à la suite de quelque rixe avec les gens des basses terres.
Quant à la femme, elle est superbe : son œil étincelle, sa joue est en feu, tant elle a marché vite. Un dédaigneux sourire de triomphe gonfle sa lèvre inférieure ; elle semble dire : « Il faut bien enfin que vous l'ouvriez, cette porte contre laquelle je suis venue pleurer tant de fois ! » Dans un pli du plaid bleu qui encadre sa tête et s'arrange en mantille autour de ses bras, sommeille un enfant à tête frisée et blonde, incapable encore de rien comprendre à la chose, et dont la petite main endormie laisse choir la poignée de fleurettes des champs qu'il avait sans doute cueillies en chemin pour son père.
Il y a dans Notre-Dame de Paris un chapitre sur les talons roses des petits enfants, dont les mères raffolent et qu'elles mangeraient de baisers420 ; nous ne savons si M. Millais a lu ce charmant passage, mais on le croirait, d'après l'amour avec lequel il a caressé les pieds vermeils du cher petit être si bien groupé dans le giron maternel. – Nous n'avons rien vu de plus fin, de plus délicatement vrai chez les peintres gothiques, habitués cependant par les Enfants Jésus à rendre les grâces de l'enfance.
Les Anglais ont un goût tout particulier pour les chiens ; M. Millais a introduit un acteur à quatre pattes dans cette scène pathétique ; c'est un grand épagneul, qui, avec cet admirable sentiment des choses du cœur qui caractérise les chiens, – ces humbles amis de l'homme, – se dresse joyeusement pour participer à la joie générale et lèche les mains unies des deux époux.
Ce tableau est le suprême effort du réalisme anglais, bien différent, comme vous le voyez, d'un certain réalisme qui procède avec une brutalité extrême de moyens, et copie grossièrement l'ignoble, sans être pour cela plus sincère : car il y a aussi le maniérisme du laid421, et l'on peut être faux en faisant horrible.
Malgré la gracilité menue de la touche, l'aspect général est large et la couleur franche. L'artiste a le courage de ses rouges, de ses bleus et de ses violets, et ne rompt pas ses tons vierges par ces demi-teintes grisâtres au moyen desquelles on obtient aujourd'hui une harmonie trop facile.
Faut-il prendre au pied de la lettre ce titre : LeRetour de la colombe à l'arche, ou n'y voir qu'une sorte de composition mystique ? Il est difficile d'admettre que ces deux jeunes filles soient de la famille de Noé, – elles n'ont ni le type de tête ni le genre de costume qui pourraient le faire supposer. – Il n'y avait d'ailleurs dans l'arche, du moins la Bible n'en mentionne pas d'autres, que les femmes de Sem, de Cham et de Japhet422, et très probablement elles ne portaient pas ces longues robes et ces dalmatiques ; – elles devaient en outre être plus âgées : les figures de M. Millais n'indiquent guère que quatorze ou quinze ans. – L'une d'elles, coiffée de cheveux pendants, vêtue d'une robe d'un vert d'émeraude qui rappelle, pour l'intensité du ton, la palette de pierreries des peintres verriers, presse d'une main contre sa poitrine la colombe haletante et fatiguée de son voyage, et de l'autre montre le rameau d'olivier qu'elle lui a ôté du bec ; la seconde fille, habillée d'une tunique violette sur laquelle se drape une sorte de chasuble blanche, appuie sa main sur le bras de sa compagne et baise le pauvre oiseau effarouché dont on croirait voir battre le cœur sous la plume, avec une précaution caressante. Le fond est d'un brun sombre où l'on ne peut démêler aucune forme. Sur le plancher s'entrecroisent des brindilles de foin et des tuyaux de paille du rendu le plus étudié et le plus minutieux : chaque fétu a son clair, sa demi-teinte, son ombre portée, ses nœuds, ses filaments, ses cassures, et il serait impossible de prendre dans ce fouillis un brin de paille pour un brin de foin. – Ce pauvre de La Berge423, qui faisait soixante études devant un chardon, se reconnaîtrait vaincu par cette infatigable patience.
Les têtes, où les tons sanguins et violâtres abondent, n'ont pas cette distinction fashionable424 que les peintres anglais impriment ordinairement à leurs créations féminines ; mais qu'elles sont naïvement et religieusement vraies ! comme elles ont quelque chose de déjà vu, et comme elles vous rappellent, par leur chaste douceur et leur honnête sincérité, de vagues souvenirs d'enfance ! vos jeunes sœurs avaient des amies semblables, et, en face du tableau, vous en cherchez les noms gracieux. – La main de la plus jeune, posée sur la manche verte de la grande, est un chef-d'œuvre. Ce n'est pas cette pulpe molle et blanche, assouplie par la pâte d'amande et veinée de lignes d'azur, que Lawrence425 caresse de son pinceau rapide, non, mais une bonne main un peu rougeaude lavée à l'eau crue de la fontaine, et que colore comme d'une nuance de pudeur le sang frais de la virginité.
De loin, il faut l'avouer, l'Ophélie de M. Millais a un peu l'air d'une poupée qui se noie dans une cuvette ; mais approchez, et vous serez ravi par un monde prodigieux de détails. La toile s'animera et fourmillera à vos yeux. – Il vous semblera être couché sur une rive et voir petit à petit se dégager mille formes de ce que vous aviez pris d'abord pour une confuse masse verte. Toujours quelque chose de neuf, quelque accident inaperçu viendra récompenser votre attention.
Quelle fraîcheur humide, quels verts aquatiques et glauques ! quel bleu noir d'eau profonde sous les arbres penchés ! quel bain d'Elfes et de Nixes426, et comme les lavandières de nuit doivent venir y battre leurs chemises de clair de lune ! Le saule jette en avant son tronc noueux, difforme, fendillé, et sa couronne de branches dont les pointes égratignent l'eau courante ; le cresson boit, le nénuphar étale ses larges feuilles, l'alisma427 verdit comme une mousse, le myosotis ouvre ses yeux de turquoise, le roseau rubané déroule ses longues lanières, la salicaire secoue ses épis purpurins, l'églantine effeuille ses pétales, l'iris agite sa fleur semblable à un papillon bleu, les libellules exécutent leurs valses, le rouge-gorge présente sa poitrine sanglante, et le martin-pêcheur fuit en coupant l'eau qui rejaillit en perles sur le lapis-lazuli de son aile. La rive est glissante, il n'y a qu'à se laisser aller au courant qui vous appelle avec un doux murmure.
Ainsi le fait Ophélia ; elle s'abandonne à l'eau perfide avec l'enfantine confiance de la folie : cela l'amuse d'être emportée mollement, doucement, onduleusement, soutenue par ses jupes, qui pourtant s'imbibent et s'affaissent, et autour desquelles les dentelles blanches tourbillonnent comme un remous d'écume ; sa tête repose sur l'oreiller du flot qui soulève ses cheveux mêlés de brins de paille et de fleurs des champs. Son collier de clochettes bleues et de coquelicots, parure de la démence, surnage encore, et sa main n'a pas lâché sa poignée de folle avoine, de boutons-d'or et de pâquerettes. De sa bouche entrouverte par un sourire extatique, et montrant la blanche arcade de la denture, s'exhale un vague refrain de ballade que noiera la première vague.
Dans la puérilité charmante de son naturalisme, ce tableau a quelque chose de bizarre, qui convient peut-être mieux au sujet qu'un parti pris plus raisonnable. On ne pouvait user plus de temps sur la folle Ophélie ; cependant n'allez pas croire, d'après la description, à rien de romantique ni de shakespearien, dans le sens où nous entendons ces mots : c'est de la fantaisie faite avec de la patience, et le plus méticuleux botaniste ne retrouverait pas dans ce prodigieux fouillis végétal une seule feuille, une seule nervure, un seul pétale, un seul pistil inexacts !
M. W. Hunt est en art de la même communion que M. Millais. Lequel est élève, lequel le disciple, ou sont-ils arrivés tous deux à un résultat semblable par des idées pareilles ? c'est ce que nous n'avons pas à discuter428.
L'antiquité nous représente Diogène la lanterne en main et cherchant un homme en plein soleil ; M. W. Hunt nous montre le Christ faisant sa ronde de nuit et cherchant une âme éveillée dans l'univers qui dort. « Behold, I stand at the door, and knock ; if any man hear my voice, and open the door, I will come in to him, and will sup with him, and he with me429. » Il a, sans doute, déjà frappé à bien des portes, le divin rôdeur nocturne, et on ne lui a pas ouvert, car il a l'air las et découragé sous sa couronne d'or entremêlée d'épines. L'herbe mouillée a verdi le bord de sa dalmatique de brocart, et la lumière brille moins vive aux découpures de sa lanterne. Sera-t-il plus heureux à ce seuil embarrassé de ronces, d'orties, d'ivraie et de toutes les mauvaises plantes de l'incurie ? Cela est peu probable ; le coup du heurtoir ne sera pas entendu, – les chants de l'orgie ou les ronflements de la bestialité le couvriront.
La tête de la « lumière du monde430 » respire une mélancolie onctueuse, une tristesse pleine de pitié, comme peut l'éprouver un Dieu méconnu. Quant aux détails, ils sont d'un fini inimaginable, et tels que les feraient, en s'appliquant beaucoup, Albert Dürer, Schoorel431 et les plus précieux des maîtres allemands primitifs : on discerne jusqu'aux gouttes de rosée aux pointes des herbes qu'éclaire le reflet de la lanterne. – Nos néo-gothiques ne sont jamais allés si loin ; si l'on admet une fois que l'art ait le droit de n'être pas contemporain et de se choisir à son gré un milieu, un siècle, une croyance, alors il faut admirer sans réserve l'œuvre de M. W. Hunt, comme on le ferait, à coup sûr, si on la rencontrait dans la cathédrale de Cologne ou dans la collection des frères Boisserée432.
Le second tableau de M. Hunt, Claudio et Isabella, représente une scène de Mesure pour mesure de Shakespeare. Claudio est en prison, debout contre la fenêtre grillée de sa cellule, et soutenant avec ses mains le poids de l'anneau en fer qui lui cercle la jambe ; un surcot cramoisi bordé de fourrures, un pantalon collant de tricot violet, forment son costume un peu fané par la captivité ; il écoute les douces exhortations d'Isabella, qui, revêtue d'une guimpe de religieuse, lui appuie les mains sur le cœur et l'engage à la patience. À la fenêtre, où sourit un coin de ciel bleu, un rayon dore une mandoline au ventre demi-transparent, suspendue par des rubans cerise ; et les amandiers en fleur font voir à travers les barreaux leurs jeunes rameaux poudrés d'une neige rose. Un cachot que l'amour et le soleil visitent n'est pas bien triste, quoiqu'il vaille cependant mieux graver le nom de sa belle sur l'écorce des hêtres que sur le lambris d'une prison.
Cette toile est peinte avec ce procédé bizarre que nous avons déjà signalé chez M. Millais, et dont nous avons peine à nous rendre compte ; le rendu et le fini y sont poussés aux dernières limites, non pour arriver à ce poli extrême qui charme les amateurs superficiels, mais pour exprimer le vrai dans ses détails les plus intimement étudiés.
Nous pensons que M. Millais et W. Hunt feront école en Angleterre. Leur système est séduisant pour des esprits exacts par son côté absolu, mais nous doutons que nos réalistes les imitent jamais : il faut pour cela beaucoup trop de temps, de conscience, de volonté et d'observation. Tout en leur rendant la justice qu'ils méritent, et qu'on ne leur rendra peut-être pas généralement, à cause de leur étrangeté d'aspect et de leur originalité choquante, nous craignons qu'ils ne succombent dans cette lutte corps à corps avec la nature.
Ce qui nous le fait craindre, c'est un tableau de M. Hunt intitulé Les Moutons égarés, où le peintre engage résolument la bataille sur ce terrain, et propose un duel à la réalité : des moutons sortis de leur pâturage se sont engagés parmi les ronces et les roches, et bêlent, inquiets de ne plus retrouver le chemin de l'étable. Nous avons déjà cité de La Berge à propos des brins de paille de M. Millais. – Vous souvenez-vous d'un certain mouton gardé par une vieille femme, une des dernières toiles qu'il ait exposées433 ? Eh bien ce mouton dont la laine sentait le suint et qu'on eût tondu, n'était qu'une vague pochade, qu'une esquisse lâchée, à côté des bêtes de M. Hunt. – Et le paysage ? – Arrêtez-vous longtemps à le contempler, il en vaut la peine. – Bientôt, sous le vert étrange du gazon baigné d'ombres bleues et mordoré de soleil, vous suivrez les moindres plis du terrain, vous découvrirez les plantes foulées par le passage du troupeau, les endroits où filtre quelque filet d'eau caché, un travail à rendre un Chinois fou ; seulement, comme le peintre, résolu à ne faire aucun sacrifice, ne peut, malgré toute sa finesse, réduire mathématiquement dans une toile d'un pied carré une lieue d'horizon, il arrive que les détails prennent cette importance exagérée que le microscope donne aux objets, et qu'un brin d'herbe attire autant l'œil qu'un arbre. Singulier phénomène ! il n'y a peut-être pas au Salon une toile déconcertant le regard autant que Les Moutons égarés ; le tableau qui paraît le plus faux est précisément le plus vrai.
415 William Mulready (1786-1863), très célèbre au moment où Gautier écrit, est un peintre de genre comme avant lui le sarcastique William Hogarth (1697-1764 ; Le Mariage à la mode, 1745), et sir David Wilkie (1785-1841).
416 Une des graphies du nom de Hans Memling (v. 1433-1494), grand peintre de l'école flamande ancienne.
417 Le peintre allemand Johann Friedrich Overbeck (1789-1869) a fondé l'école dite des nazaréens, qui traitaient des sujets religieux avec une austérité hiératique (Joseph vendu par ses frères, 1816).
418 Roman de Walter Scott (1818).
419 Carle Van Loo (1705-1765), portraitiste et peintre religieux très prisé en son temps. Gautier veut dire que Millais est ici si réaliste que Courbet paraît par comparaison salonnard et maniéré.
420 Voir le chapitre « Histoire d'une galette au levain de maïs », où Mahiette raconte l'histoire de Pâquette (Notre-Dame de Paris, livre VI, chap. III).
421 Reproche adressé à Courbet quatre ans plus tôt (voir l'article p. 182).
422 Les trois fils de Noé. Le Déluge est raconté dans la Genèse, chap. 6 à 8.
423 Charles de La Berge (1807-1842), paysagiste, ami de Théodore Rousseau.
424 En 1855, ce terme anglais, qui signifie « à la mode », d'où « élégant », commence à vieillir.
425 Voir p. 167, note 1.
426 Nymphes des eaux, dans la mythologie germanique et scandinave.
427 Autre nom du plantain d'eau, plante commune des lieux humides, à fleurs blanches. Plus loin Gautier cite une autre plante des marais, la salicaire, qui fleurit pourpre.
428 En fait Millais et Hunt, qui ont à peu près le même âge, ont fait leur apprentissage ensemble.
429 Texte anglais d'un passage célèbre de l'Apocalypse (chap. 3, verset 20).
430 Les guillemets viennent de ce que le tableau de Hunt s'intitule en anglais The Light of the world ; il se trouve aujourd'hui au Keble College d'Oxford.
431 Jan van Scorel ou Schoorel (1495-1562), peintre hollandais.
432 Sulpice Boisserée (1783-1854) et son frère Melchior (1786-1851), collectionneurs réputés, étaient eux-mêmes nés à Cologne, et Sulpice a publié en 1823 une description monumentale de la cathédrale.
433 Au Salon de 1841, juste avant sa mort prématurée.