théâtre-français

Le Joueur,

de Regnard

Regnard a porté au théâtre le caractère aventureux de sa vie. Il y garde l'audace insouciante, la gaieté libre et la négligence fière de l'homme du monde. À voir au foyer de la Comédie-Française le beau buste de marbre qui le représente, et dont le pur profil a sous sa perruque sculptée quelque ressemblance avec celui de lord Byron, on aurait plutôt l'idée d'un seigneur que d'un poète, bien que le génie étincelle dans ses yeux blancs et que l'esprit joue sur ses lèvres entrouvertes. Regnard voyageait, menait grand train, donnait à dîner et à jouer dans sa belle maison du Rempart434, et la Muse comique ne dédaignait pas de venir s'accouder à la table de l'amphitryon entre les bouteilles et les cartes. Ce qui distingue Regnard, c'est une hilarité folle, comme celle qui suit les bons repas et qui déborde du verre en flots de mousse argentée. Il n'a pas la prétention de corriger les mœurs en riant, d'après le conseil du manteau d'Arlequin435, quoi qu'il couse çà et là quelques lambeaux de morale à la jupe courte de ses comédies. Il rit pour rire et montrer ses dents étincelantes ; il est jeune et superbe, il a de l'argent, de la santé, du bonheur ; les belles ne le regardent pas d'un œil indifférent ; les vers lui viennent tout faits, et s'ils ne se présentent pas avec une rime exacte, il n'est pas assez pédant pour les chasser. Qu'importe une lettre de plus ou de moins, si la plaisanterie est bonne, si la phrase a de l'allure et parle comme à la cour ! Cela est bon pour les gens de cabinet, qui ne sauraient mieux employer leur temps, de gratter des mots et de prendre le la des consonances ; quant à lui, deux marquises l'attendent, et il a promis un régal à une comédienne, ce qui ne l'empêche pas d'être, après Molière, le premier poète comique de France.

Personne mieux que Regnard ne pouvait traiter Le Joueur436 : il était plein de son sujet ; il maniait les cartes avec une habileté supérieure et lançait les dés du cornet d'une main si leste, si prestigieuse, qu'il semblait leur commander ; les cours étrangères admiraient sa chance sans la suspecter, et pour la première fois peut-être l'or, qui se souvient de la vengeance d'Apollon437, ne fut pas effrayé par la poésie. Valère, le héros de Regnard, n'est pas tout à fait si heureux, et souvent il rentre des brelans438 et des tripots, logeant le diable en sa poche. Moment bien choisi pour se faire lire Sénèque par son valet de chambre ! Il met en gage le portrait entouré de brillants d'Angélique, ce qui n'est pas fort tendre : mais que ne ferait un joueur, n'ayant pas de quoi aller tenter derechef la fortune ! – Après tout, Valère est fils de Géronte – un riche héritage réparera ses pertes, et l'on peut rire de ses chances diverses sans s'alarmer trop pour son avenir. – Il est curieux de voir ce que notre temps a fait de ce sujet du Joueur qu'il a poussé à l'extrême et compliqué de la noire fantaisie de Zacharias Werner439 ; le vice est devenu crime, la mauvaise humeur rage, la veine défavorable ruine complète. Là où le grand seigneur plaisante sur quelques milliers de louis de plus ou de moins, le joueur moderne saisit un couteau !

Leroux, qui représentait Valère, a peut-être conçu d'une façon trop actuelle le rôle de ce joueur du XVIIe siècle ; il l'a fait plus agité, plus fiévreux, plus hagard que ne le comportait l'intention du poète. – Nous indiquons cette nuance à sa sagacité : quant au reste, il est parfait. À travers le désordre et le débraillé de son élégance compromise par les nuits passées aux tripots, on sent toujours le marquis, l'homme qui, après avoir rajusté ses canons et donné un coup de peigne à sa perruque blonde, peut se présenter le matin à l'Œil-de-Bœuf440 et gratter à cette porte que l'huissier n'entrouvre qu'aux privilégiés. Son vice n'est qu'un travers dans une grande existence. Valère, qu'il perde ou qu'il gagne, mourra sur la paille d'un château ! Hector, sous les traits de Samson, est le plus excellent valet de comédie qu'on puisse voir ; il semble découpé dans un jeu de cartes pour accompagner la fortune du joueur ; Monrose rend à merveille la physionomie du marquis de rencontre ; Mlle Judith prête à l'Angélique, si souvent trahie par la dame de cœur ou la dame de trèfle, sa grâce tendre et sa beauté délicate ; Mme Thénard joue la comtesse en actrice consommée441.

Les reprises des grands ouvrages du vieux répertoire ont un côté intéressant, mais on devrait les entremêler de quelques pièces nouvelles. Le Théâtre-Français est un Musée ; mais c'est aussi un salon. Il faudrait, comme cela avait lieu autrefois au Louvre, en soulevant une portière, pouvoir passer des chefs-d'œuvre anciens aux œuvres contemporaines ; après avoir contemplé les toiles des maîtres, brunies et dorées par la patine du temps, il est bon de jeter les yeux sur les tableaux neufs, aux couleurs vives et fraîches, qui, malgré leur infériorité, séduisent davantage la foule. Les premières représentations deviennent vraiment trop rares à la rue Richelieu.

434 La petite rue du Rempart a disparu en 1854 lors de la création de la place du Théâtre-Français.

435 Nom traditionnellement donné au cadre de scène sur lequel était fixé le rideau, et en haut duquel figurait souvent la devise latine Castigat ridendo mores, que Gautier vient de traduire.

436 Cette comédie a été créée le 19 décembre 1696.

437 Apollon est bien originellement un dieu vengeur et cruel, mais l'allusion de Gautier reste obscure.

438 Salles de jeu (le brelan est à l'origine un jeu de cartes, d'où ce sens métonymique).

439 Sombre dramaturge allemand (1768-1823), auteur du Vingt-Quatre Février dont Gautier a parlé dans son feuilleton de théâtre le 15 avril 1839.

440 Nom donné à l'antichambre de Louis XIV, à cause de la forme de sa fenêtre. Paul-Louis Leroux (1819-1874), à la Comédie-Française depuis 1841, remplit les rôles d'amoureux de comédie.

441 Joseph-Isidore Samson (1793-1861) est un des anciens dans les rôles comiques ; Monrose (fils) : voir p. 113, note 1 ; Julie Bernat dite Mlle Judith (1827-apr. 1907), engagée en 1846, a créé la Charlotte Corday de Ponsard en 1850 ; Louise Thénard (1793-1877) joue depuis 1823 les soubrettes, puis les duègnes.