théâtre de la porte saint-martin
Salvator Rosa,
drame en cinq actes et six tableaux,
de M. Ferdinand Dugué (reprise)
Quand un théâtre manque de nouveautés, ce qu'il peut faire de mieux c'est de reprendre les anciennes pièces qui ont obtenu un grand succès : le Salvator Rosa de M. Ferdinand Dugué méritait cet honneur ; et il aura encore autant de représentations qu'il plaira à Mélingue442. Nul acteur mieux que lui n'est en état de rendre ce rôle qui exige la réunion de rares qualités. – Salvator Rosa représente admirablement ce type que l'on désigne aujourd'hui par un seul mot : « l'artiste ! » c'est-à-dire l'homme qui comprend l'art sous toutes ses formes, poésie, musique, peinture, avec énergie, passion et lyrisme, et dont la vie bizarrement configurée se détache en traits caractéristiques sur le fond neutre de l'existence générale. – Des maîtres, qui lui sont supérieurs, ont vécu au fond de leur atelier d'une façon toute bourgeoise, sans fournir le prétexte au moindre drame et sans dire qu'ils avaient été arrêtés par les brigands ou brigands eux-mêmes ; la biographie de Salvator est tout un roman : que de misères ! que de luttes ! que de souffrances ! quel déplacement perpétuel ! quelle fréquence d'incidents ! que d'orages avant d'arriver au port ! Mais aussi, quelle énergie indomptable ! quelle ardeur au travail ! quelle bravoure toujours prête à quitter la brosse pour l'épée ! quelle fierté hautaine devant la sottise ! quelle prodigieuse dépense de verve, d'esprit et de génie ! Il sait trouver le temps, cet étonnant Salvator Rosa, de composer des mélodies que toutes les sérénades répètent sous les balcons de Naples, de rimer des sonnets et des satires qui emportent la pièce, d'égayer le peuple de Rome à travers le masque du Signor Formica443, et d'inventer le paysage romantique, et de peindre des batailles échevelées, et de faire évoquer à la pythonisse d'Endor l'ombre effrayante de Samuel444, sans compter qu'enrôlé dans la compagnie de la Mort, il aidait son ami Falcone à repousser les troupes du vice-roi445 !
Quelle mâle et fière tristesse dans cette pièce de vers ! « Point de trêve avec le souci ! point de relâche à la douleur ! La fortune, toujours mon ennemie, semble avoir oublié où je vis, que je sens dans chacun de mes membres des nerfs, des muscles ; que j'ai un esprit, un pouls, un cœur ; que je frémis et souffre dans chaque pore. – Dès le premier soupir que j'exhalai de cette vie, je fus en butte aux éternelles injures du sort. Soumis à de rudes travaux, sans récompense, j'ai courtisé les arts, mais en vain ; car, tandis que je m'attache à un lointain espoir, je puis à peine gagner mon pain journalier ; – pour moi, vainement le soleil brille et la terre fertile donne du blé et du vin ; – si je lance à la mer ma barque fragile, la tempête vient m'assaillir ; si pour les sécher je déploie mes voiles, le ciel envoie un nouveau déluge. Si j'allais chercher ces campagnes de l'Inde où les sables sont mêlés d'or, sans doute je le trouverais transformé en plomb. Éveillé, mes pensées sont amères ; endormi, mes rêves sont des châteaux en l'air. Ma richesse est seulement en espérances, et quand elles seront toutes évanouies, un hôpital me réserve le lit de l'indigence ! grands dieux ! Cependant, moi aussi je suis peintre446 ! Ne pourrais-je donc trouver une riante couleur pour raviver la teinte sombre d'une vie où tout est effort, malheur et combat ! – Des voix amies me crient encore : “Espère, travaille...” Toujours espérer et toujours mourir de faim. Le plus sûr chemin de la faveur est de cacher le sentiment de sa supériorité. Mieux vaudrait cent fois achever son destin et dormir dans la tombe avec les dons maudits de l'esprit, du jugement et de la grandeur d'âme447 ! »
Ce n'étaient pas là de vaines lamentations poétiques, mais bien l'expression d'une misère réelle. Salvator Rosa, ne pouvant venir à bout de vendre un seul de ses tableaux plus tard payés si cher, eut la douleur de voir sa mère et une de ses sœurs forcées pour vivre de se placer comme servantes, tandis qu'une autre, mariée au peintre Francanzano448, non moins pauvre, mourut littéralement de faim. – Lanfranc, en achetant l'Agar dans le désert, exposée chez un marchand de vieux meubles, révéla le premier le talent de l'artiste méconnu et lui donna la vogue449.
Mélingue a été vraiment magnifique dans ce rôle, un de ses plus beaux ! Mélancolies profondes, brusqueries farouches, gaietés fiévreuses, élans de génie, orgueils d'artiste, épanchements du cœur, ironies acérées, bravades hautaines, il a tout exprimé avec un bonheur rare. Sa belle tête bien portée, ses gestes élégants et fiers, ses allures dégagées et souples le servent à merveille pour représenter le peintre qui argumentait à coups d'épée avec les élèves spadassins de l'Espagnolet450.
La scène du carnaval romain mérite à elle seule qu'on aille voir Salvator Rosa. Au milieu d'un immense fourmillement de costumes variés, qu'étoilent des constellations de moccoletti451, s'avance un char traîné par des satyres avinés ; sur ce char trône l'artiste casqué d'un masque antique à la gueule de bronze, aux joues fardées d'un rouge violent, couronné de lierre, et vêtu d'une souquenille rayée de blanc et de bleu ; il se démène, il s'agite, se penche sur la foule charmée de ses lazzi, et lorsqu'il aperçoit l'un de ses ennemis, il le harcèle de sarcasmes incisifs et d'interpellations cruellement bouffonnes avec des changements de voix bizarres, d'un effet irrésistible ; un énorme éclat de rire finissant en huée accompagne chaque portrait railleur. Mais le moment le plus beau, c'est lorsque Salvator, accusé d'abuser des privilèges du carnaval, relève son masque rubicond et difforme pour montrer, comme une Méduse de marbre, sa tête belle, calme et pâle.
Un triple rappel a traduit l'enthousiasme du public pour l'acteur si bien identifié avec son personnage.
La pièce a été remise avec tout le soin possible ; cependant nous n'aimons pas le ton brique des rochers dans le décor de la scène des brigands : le tableau de Salvator Rosa, qu'on a voulu imiter, est d'une localité452 hâve, sinistre et plombée, d'un effet admirable ; un ciel noirâtre, des escarpements blafards, une eau brune, quelques végétations flétries, en font un poème de solitude, de sauvagerie et de terreur vague. La foudre tombe de ce ciel, la fièvre monte de cette eau, si bien faite pour cacher le corps des victimes ; les spectres ou les assassins sortent de derrière ces rochers, coulisses naturelles du meurtre ! Il était facile d'encadrer dans le théâtre cette toile, qui semble un projet de décor.
442 Étienne Mélingue (1808-1875), un des grands acteurs de drame au XIXe siècle. Ce drame, créé à la Porte Saint-Martin le 19 juillet 1851, est repris le 26 avril 1856 ; le peintre Rosa a été évoqué p. 77 et note 1. Ferdinand Dugué (1816-1913), disciple enthousiaste de Hugo dans sa jeunesse, est un des auteurs secondaires les plus prolixes du siècle (roman, poésie, théâtre).
443 Cet épisode du carnaval romain de 1639 (raconté en 1821 par Hoffmann dans un des Contes des frères Sérapion, « Signor Formica ») fit beaucoup pour la popularité du jeune peintre.
444 Voir dans la Bible le premier Livre de Samuel, chap. 28. Ce tableau, L'Ombre de Samuel apparaissant à Saül chez la pythonisse d'Endor, un des plus célèbres de Rosa (v. 1668), se trouve au Louvre.
445 Le peintre Aniello Falcone (1607-1656), ami et maître de Rosa, l'entraîna dans la révolte de Masaniello contre le vice-roi de Naples.
446 « Anche io son pittore », mot célèbre prêté au jeune Corrège.
447 Malgré les guillemets il ne s'agit pas d'une citation, mais d'une paraphrase des vers de Dugué.
448 Francesco Francanzano (1612-1656), peintre baroque napolitain.
449 Le peintre Giovanni Lanfranco, dit Lanfranc (1582-1647), fut en effet à l'origine de la carrière de Rosa par l'achat de ce tableau biblique peint vers 1634.
450 Voir p. 192, note 2.
451 Petites bougies de carnaval.
452 On a déjà rencontré le mot en ce sens à propos de Courbet (voir p. 190, note 3). Rosa a peint plusieurs tableaux représentant des bandits sur une côte rocheuse (à New York, à l'Ermitage, etc.).