À peine adolescent, Théodore Chassériau (1819-1856) a fréquenté le groupe du Doyenné dont Gautier, son aîné de huit ans, était un des animateurs. Sa mort prématurée frappe douloureusement le critique et l'ami ; cet article est un des premiers exemples des nécrologies qui envahissent, notamment, le feuilleton de théâtre après 1850 (voir celui sur la mort de Rachel, p. 279).
Nous sommes entré avec un profond sentiment de tristesse dans cet atelier enfoui derrière les arbres, au fond de l'avenue Frochot458, et que l'artiste, hélas ! n'habite plus. Lorsqu'à notre dernière visite, Théodore nous reconduisit jusqu'au seuil, sa palette à la main, nous ne nous doutions guère que le signe amical dont il nous saluait était un adieu suprême et que nous ne devions pas nous revoir en ce monde. Il était en train de peindre une Nativité de petite dimension, et nous avions beaucoup admiré la douceur sauvage et la langueur orientale qu'il avait su donner à la tête de la Vierge, sans en altérer cependant le type traditionnellement sacré. Autour de lui, sur des chevalets, étaient posés plusieurs tableaux à divers degrés d'avancement ; des esquisses, des études, des ébauches abandonnées ou réservées pour un moment de loisir, couvraient les murailles ; des compositions, des dessins, des portraits au crayon jonchaient indifféremment les tables, les divans et les fauteuils, car l'artiste, bouillonnant et plein de rêves, les jetait avec insouciance, comme s'il en eût ignoré le prix ; ces tableaux, ces dessins que l'on va s'arracher maintenant, n'étaient à ses yeux qu'une sorte de délassement de ses grands travaux ; il les faisait en se jouant et comme pour reprendre haleine entre ses peintures murales de Saint-Merry, de la Cour des comptes459, de Saint-Roch, de Saint-Philippe-du-Roule ; et pourtant il y mettait la même activité, le même feu, le même génie ; la main chez lui ne travaillait jamais seule, et l'âme s'écoulait dans ces mille improvisations. Aussi est-il mort tout jeune, quoique robuste et sain, non pas d'une maladie plus que d'une autre, mais parce qu'il avait généreusement prodigué sa vie aux saints devoirs, aux nobles ambitions, aux intelligentes amitiés, aux travaux opiniâtres, aux essors infatigables vers l'idéal ; il a succombé peut-être encore par cette raison mystérieuse qu'indique le comte de Platen, dans une de ses plus émouvantes poésies :
Il noue avec la tombe une trame secrète
Le mortel dont les yeux ont contemplé le beau460 !
Silencieux et le cœur remué par nos souvenirs, nous parcourions l'atelier désert où tant de fois nous nous étions assis, le cigare aux lèvres, regardant une figure naître sous le pinceau de Théodore, qui, de temps à autre, se retournait pour nous lancer quelque réflexion spirituelle, quelque remarque piquante, quelque mot original, car sa conversation était charmante, et l'usage du plus grand monde s'y mêlait aux hardiesses pittoresques de l'artiste. Tout était à la même place, et le maître, en rentrant, eût pu s'asseoir devant le chevalet sur l'escabeau accoutumé, s'il n'était pas sorti drapé de ce manteau noir qu'on revêt lorsqu'on ne doit plus revenir.
Dans le petit divan où il se reposait quelquefois, les yatagans, les kandjars, les poignards persans, les pistolets circassiens, les fusils arabes, les vieilles lames de Damas niellées de versets du Coran, les armes à feu enjolivées d'argent et de corail, tout ce charmant luxe barbare, amour du peintre, se groupait encore en trophée le long des murs ; négligemment accrochés, les gandouras, les haïks, les burnous, les cafetans, les vestes brodées d'argent et d'or, donnaient aux yeux ces fêtes de couleur par lesquelles l'artiste tâche d'oublier les teintes neutres de nos vêtements lugubres, et semblaient avoir retenu entre leurs plis fripés et miroités les rayons du soleil d'Afrique.
Mais, hélas ! la vie a ses dures exigences : elle s'empresse de combler les vides faits par la mort ou l'absence. En vain la famille pieuse, l'amitié fidèle voudraient-elles conserver aux choses cette empreinte qu'y laissent ceux qui ne sont plus : notre civilisation n'a guère de place pour le souvenir ; le flot entrouvert se referme aussitôt, et tout est submergé. On ne peut garder le fauteuil de l'ancêtre, la chambre de la mère ou de l'épouse, pas plus que le berceau de la petite fille ou les reliques du fils. Les vivants réclament l'espace, et les morts n'ont que leur étroite couche sous la terre, qu'on leur marchande et qu'on leur dispute encore. Les musées de la douleur ne sont pas possibles, ils couvriraient bientôt le monde.
Chose pénible et indispensable, ces tableaux aimés, ces dessins chéris, ces armes dorées de souvenirs vont être vendus. – La poussière, à défaut de l'oubli, les rongerait, tant est frêle tout ce qui reste de l'homme et que l'homme abandonne.
Là, nous avons retrouvé une de nos prédilections, la Suzanne et les vieillards, cette figure d'un type si orientalement biblique dont la blanche nudité semblait deviner les regards ardents attachés sur elle, et frissonner dans son inquiète pudeur461 ! Jamais le peintre n'a réalisé plus heureusement ce beau exotique qui était son idéal et dont il avait un sentiment si profond. D'autres artistes ont été, sans doute, plus purs, plus complets, plus explicites, mais nul ne nous a troublé autant que Théodore Chassériau. Ses têtes avaient toujours une expression maladivement étrange, une langueur nostalgique, une volupté douloureuse, un sourire triste, un regard mystérieux s'allongeant à l'infini ; il nous semblait les avoir déjà vues en rêve, ou dans des pays lointains, à des époques où nous n'existions pas, au milieu de villes bizarres ou de forêts aux végétations inconnues ; on eût dit des captives barbares amenées dans notre civilisation, drapées de leurs vêtements bariolés, constellées de leurs joyaux sauvages, et se rencognant comme des gazelles prises avec des attitudes d'une grâce farouche.
L'on nous a plus d'une fois reproché notre admiration excessive pour Chassériau, car notre siècle ne comprend la critique que comme le relevé des fautes et non comme le commentaire des beautés ; et pourtant elle était bien sincère et bien sentie !
Les Cavaliers arabes emportant leurs morts après une affaire contre les spahis462 sont une des meilleures inspirations rapportées d'Afrique que le spectacle de cette vie patriarcale et barbare semble avoir enivrées. Il y a une grandeur homérique dans ces groupes d'une simplicité si fière, d'une tournure si noble. – On ne se figure pas autrement les Grecs et les Troyens ramassant leurs morts sous les remparts d'Ilium463, après un de ces combats où les dieux prenaient fait et cause pour les mortels. Quelles têtes héroïquement suaves ont ces jeunes guerriers enveloppés de voiles comme des femmes, avec leurs grands yeux fatalistes, leurs bouches languissantes et leur physionomie exténuée ! Et pourtant, quand la poudre parle, ils bondissent, forts comme des lions, agiles comme des panthères, sur ces chevaux mornes qui, penchant la tête, et l'œil à demi caché par leur crinière, flairent d'un air de dégoût l'odeur des cadavres.
On n'a pas oublié le Christ au jardin des Oliviers, quoiqu'il remonte à la première manière du peintre : la grande esquisse peinte sur papier vaut presque la toile : l'ange agenouillé qui, les bras tendus avec un geste désespéré, semble offrir au Christ le calice d'amertume comme forcé d'obéir à un ordre trop rigoureux, est d'une beauté vraiment céleste, et jamais le visage humain ne servit mieux à donner l'idée d'un être immatériel464.
Théodore Chassériau a beaucoup pratiqué Shakespeare ; il le lisait assidûment, et, à cette étude, nous avons dû les illustrations d'Othello, une suite de quinze465 grandes eaux-fortes gravées par l'artiste même, et qui interprètent plus exactement que tous les traducteurs l'ardente et sombre poésie du drame. – Dans les tableaux qu'il a laissés se trouve un Macbeth à cheval rencontrant l'horrible trio sur la bruyère466. Banquo, étonné comme lui, semble dire : « Quelles sont ces créatures décharnées dont l'accoutrement est si bizarre ? Elles ne ressemblent point aux habitants de la terre, quoiqu'elles soient sur la terre. Êtes-vous en vie ? Êtes-vous des êtres que l'homme puisse interroger ? On dirait que vous me comprenez à voir chacune de vous placer son doigt osseux sur ses lèvres flétries. – Je vous prendrais pour des femmes, si vos barbes ne me défendaient de le croire. »
Le Thane467 a une fière tournure sur son cheval de guerre ; c'est bien le chef de clan demi-sauvage et crédule, vigoureux de corps et faible d'esprit, crâne épais recouvrant une cervelle obscure, pantin colossal dont lady Macbeth tirera les ficelles avec ses petites mains. Cette figure est supérieurement comprise.
Un bien charmant tableau que se disputeront les amateurs, car il est fini avec amour et le plus achevé de tous, c'est l'Intérieur oriental. – Une jeune femme debout et se regardant au miroir que tient une négresse, ajoute à sa coiffure ces grappes de fleurs de jasmin passées dans un fil, complément de la parure des Moresques ; une compagne, déjà vêtue, lui tend de nouvelles guirlandes ; au fond, un vieillard accroupi sur des carreaux fume son chibouck468.
L'Intérieur du harem, quoique resté à l'état d'ébauche dans quelques parties, n'en est pas moins une toile délicieuse. Deux femmes, en brillants costumes, se renversent sur les coussins d'un divan, avec ces poses fatiguées et languissantes et ces gestes d'ennui nerveux qu'inspirent la clôture du harem et la présence de l'eunuque noir ; la tête de la femme rejetée en arrière, la plus finie du tableau, est charmante.
Nous aimons beaucoup une Tentation de saint Antoine conçue dans un goût tout nouveau ; par places, la toile n'est que frottée, mais ce vague d'exécution augmente l'aspect fantastique de la scène et donne aux têtes une valeur extrême. Théodore Chassériau, esprit élégant et fin, a répudié le caprice grotesque des tentations à la Teniers et à la Callot469 ; il a pris le sujet du côté purement poétique.
Le saint, émacié par les jeûnes, pâli par les longs combats de l'esprit contre la chair, qui faisaient se rouler les ascètes meurtris de discipline sur le sable fauve des Thébaïdes, se cramponne, comme un malheureux près de se noyer, au bois sauveur de la croix, avec ses mains exsangues, aux phalanges presque disséquées : sa robe brune drape470 comme un suaire sur un corps atténué, réduit à l'état de squelette. Et cependant, quoiqu'il ne soit en quelque sorte qu'un fantôme parmi les hommes, et qu'il ait dépouillé la matière comme un vêtement impur, la tentation a encore prise sur lui ; l'inextinguible feu de la luxure s'attache à ses os desséchés ; il est obligé de fermer les yeux pour résister aux séductions du groupe charmant qui pose devant lui, trio de Grâces infernales, apparu soudain dans la solitude, fleurs de perdition, écloses diaboliquement au milieu des anfractuosités de la roche.
Théodore a eu l'idée délicate de faire de la principale figure du groupe une jeune fille pudique et modeste, baissant les yeux, rougissant, et comme embarrassée de son rôle provocateur : des cheveux blonds glissent comme un voile d'or sur des formes blanches, et elle dissimule sa beauté plutôt qu'elle ne l'étale. Elle semble s'envelopper dans des demi-teintes vaporeuses comme dans des voiles. Sans doute c'est une Éloa descendue des hautes sphères, non par orgueil, mais par amour, et qui au fond de l'enfer se souvient encore du paradis471 : le démon attaque l'âme avant le corps, et il s'adresse au cœur avant d'agir sur les sens. Les deux autres femmes, ou diablesses vêtues d'une apparence féminine, se tordent voluptueusement et se cambrent en poses lascives, comme des déesses païennes, derrière l'apparition angélique.
Quel dommage que la mort ait fait glisser le pinceau des doigts de l'artiste, et que ce tableau soit inachevé ! Inachevé ! – pour nous il ne l'est pas, toute l'âme de l'artiste y palpite, toute sa pensée s'y lit clairement.
II serait trop long de décrire une à une ces toiles, études, essais et notes du peintre, d'un intérêt si grand pour l'art ; contentons-nous de citer les plus importantes. Le Triomphe des Gaulois, esquisse avancée, où vivent déjà toutes les mâles qualités du grand tableau admiré à l'Exposition universelle472 ; la maquette de l'hémicycle de Saint-Philippe-du-Roule, tracée à l'intérieur d'une coupole de plâtre, peinture murale en miniature, aussi grande de style, aussi robuste d'effet que l'exécution réelle ; le Saint François-Xavier, apôtre des Indes, et le Baptême de l'eunuque, modèles des peintures décoratives de la chapelle baptismale à Saint-Roch473 ; Marie Stuart protégeant contre les assassins le musicien David Rizzio ; Marie Stuart jurant la vengeance474 ; puis mille études et mille caprices : des femmes nues pour le tepidarium de Pompéi475 ; des danseuses espagnoles, furieuses ébauches, éblouissantes de mouvement et de couleur, qui tourbillonnent, trépignent et se cambrent comme le jaleo ; visions de la Petra Camara476, saisies au vol à travers le fourmillement des paillettes, l'éclair noir des yeux et l'éclair blanc des sourires ; des femmes de Constantine, aux longues paupières noircies de khôl, aux doigts teints de henné, aux costumes rayés d'or et de couleurs vives ; des chevaux de race aux narines mobiles, aux yeux pensifs, aux jarrets nerveux, secouant leurs crinières comme des chevelures ; de belles filles romaines de Nettuno ou d'Albano477, sculptées comme des statues, dorées d'un hâle robuste ; des types arabes, bédouins et kabyles, croquis faits sur le pommeau de la selle en parcourant l'Algérie, et d'une fierté étonnante. Nous avons souvent eu l'occasion de faire remarquer combien Théodore Chassériau avait la compréhension instinctive des races exotiques et des physionomies orientales.
Aux toiles se joint une collection de plus de deux cents dessins mis soigneusement sous verre, et frappés chacun d'une estampille bleue pour certifier son origine, comme si la griffe du lion ne signait pas le croquis le plus vague et le plus lâché : ce sont tantôt des compositions retournées de plusieurs manières ; tantôt des têtes, des torses, des mains, un mouvement pris sur le fait, une physionomie caractéristique, des jets de draperies, des types rêvés, des souvenirs de voyage, un pur profil découpé d'un crayon rapide au théâtre ou au bal, des études de toutes sortes, des horizons bizarres, des formes de nuage, des ondulations de terrain, des attitudes d'arbre, des vagues cabrées contre des écueils, des bœufs, des chevaux, – le peintre les aimait comme Géricault et les faisait comme Delacroix ; – des détails d'armes, de selles, de costume, d'architecture, un immense dictionnaire où l'artiste puisait au fur et à mesure, et qui offre le plus vif intérêt ; car ces dessins sont ou le premier linéament de la pensée, ou l'impression directe de la nature : l'élan y a toute son impétuosité, l'originalité toutes ses audaces.
L'exposition des tableaux, des dessins et des armes aura lieu le 15 mars. Aux œuvres laissées par Th. Chassériau se mêlent quelques toiles ou aquarelles de Géricault, de Marilhat, de Cabat, de Théodore Rousseau, d'Alfred Dedreux478, peintures amies, suspendues aux murailles de l'atelier, fermé par une mort aussi inattendue que cruelle. – Cette exhibition posthume ne pourra qu'augmenter les regrets qu'a inspirés la perte de Chassériau. On y verra ce que son génie rêvait pour l'avenir, et par quelles fortes études, avec quel respect profond de l'art il se préparait au travail.
458 Voie privée qui donnait jadis sur la place Pigalle. Toulouse-Lautrec y eut aussi son atelier.
459 Installée alors au palais d'Orsay, achevé en 1838, incendié en 1871 et remplacé en 1898 par la gare d'Orléans (le musée d'Orsay actuel).
460 Le poète allemand August von Platen (1796-1835) a fourni les textes de nombreux Lieder, notamment de Schubert, mais nous n'avons identifié ni cette traduction ni l'original.
461 Le titre exact est Suzanne au bain. Gautier a commenté ce tableau dans La Presse le 13 avril 1839 ; une autre version, Suzanne et les vieillards, date de l'année de la mort de l'artiste (les deux sont au Louvre).
462 Salon de 1850-1851 (aujourd'hui au Fogg Art Museum de Cambridge, Massachusetts).
463 Ilion, un des noms de Troie, qui a donné son titre à l'Iliade.
464 Jésus au jardin des Oliviers a été commenté par Gautier dans La Presse du 13 avril 1840.
465 Seize, en fait, mais le frontispice est resté inédit jusqu'en 1900 ; cette série date de 1844.
466 Macbeth suivi de Banquo rencontre les trois sorcières sur la bruyère se trouve au musée d'Orsay.
467 Homme d'armes, dans l'ancienne Angleterre.
468 Narguilé. Le titre exact est celui que Gautier donne en second ; ce tableau de 1856 est au Louvre.
469 Le dessinateur et graveur Jacques Callot (1592-1635) est une des grandes admirations de Gautier. Teniers a été cité p. 192. Cette Tentation de saint Antoine se trouve dans une collection particulière suisse.
470 Emploi intransitif rare du verbe « draper », au sens de : se disposer selon ses plis naturels.
471 Gautier rappelle ici le sujet d'Éloa ou la Chute d'un ange, un des grands poèmes de Vigny (1824).
472 En 1855. Cette esquisse se trouve au musée de Clermont-Ferrand de même que le tableau définitif (intitulé La Défense des Gaules).
473 Ces deux tableaux préparatoires se trouvent au musée du Petit Palais.
474 Ces esquisses ne sont pas mentionnées dans le catalogue de 2002 (voir Bibliographie). David Rizzio (v. 1535-1566), favori de Marie Stuart, fut assassiné après avoir été calomnieusement accusé d'être son amant.
475 Le Tepidarium, dont Chassériau a eu l'idée dès sa visite de Pompéi en 1840, a été peint en 1852, puis présenté au Salon (Gautier en a fait un commentaire enthousiaste dans La Presse du 23 juin 1853) ; il se trouve au musée d'Orsay.
476 Danseuse espagnole évoquée, de même que la danse du jaleo, dans le texte précédent (p. 242, note 1, et p. 243, note 1).
477 Deux villages du Latium, au sud-est de Rome.
478 Ou de Dreux (1810-1860), paysagiste et peintre de chevaux.