L'Artiste,
21 juin 1857

SALON DE 1857
(2e article)

MM. Baudry, Bouguereau

À nouveau emprunté à la riche période où Gautier est à la tête de L'Artiste, voici le deuxième article du « Salon de 1857 », consacré à deux artistes académiques encore jeunes mais déjà en vue, Paul Baudry (1828-1886, prix de Rome 1853) et William Bouguereau (1825-1905, prix de Rome 1850). Outre des portraits dont celui de Beulé évoqué ici, l'œuvre la plus importante de Baudry est la décoration du foyer de l'Opéra Garnier. Bouguereau, lui, remporta toutes les récompenses officielles possibles et fit une carrière triomphale, analogue à celle de son rival Alexandre Cabanel (1823-1889), également auteur d'une Naissance de Vénus (musée d'Orsay).

Autrefois, la tâche de la critique au Salon était simple ; trois grandes divisions séparaient naturellement son travail : l'histoire, le genre, le paysage. L'histoire comprenait les sujets empruntés à la mythologie et aux annales sacrées ou profanes ; le genre, les scènes familières, les intérieurs, les natures mortes ; le paysage, des variations éternelles du même arbre, de la même chaîne de montagnes, du même temple à fronton triangulaire. Le peintre d'histoire se serait cru déshonoré en descendant à la toile de chevalet ; le peintre de genre n'eût jamais osé aborder la figure nue, l'académie, comme on disait ; le peintre de paysage feuillait imperturbablement son arbre sans que l'un empiétât sur le domaine de l'autre. Seulement, les deux derniers nourrissaient à l'endroit du premier une admiration craintivement soumise, qu'il récompensait par un dédain négligent et superbe.

Aujourd'hui, pour des raisons dont nous avons signalé quelques-unes dans notre préambule479, ces démarcations si tranchées jadis tendent à s'effacer de plus en plus et disparaîtront bientôt tout à fait. L'Anarchie et l'Individualisme – nous n'attachons aucun sens mauvais à ces mots purement philosophiques – qui subdivisent l'Art à l'infini ne permettent pas l'emploi des anciennes classifications ; nous nous en sommes aperçu dès les premières lignes de notre compte rendu. Obéissant à de vieilles habitudes, nous allions commencer par ces grandes toiles, moins nombreuses cependant cette année, qui garnissent les hauteurs du Salon et que leur dimension devrait faire considérer comme importantes. Personne, il faut l'avouer, ne les regarde : elles ne soulèvent ni intérêt, ni curiosité. La question se débat ailleurs.

Peut-être aussi les sujets de dévotion que ces tableaux représentent pour la plupart ont-ils été traités d'une façon si variée et si supérieure par les maîtres d'Italie, de Flandre et de l'Espagne, que les possibilités de combinaisons qu'ils renferment sont épuisées depuis longtemps.

Cependant n'allez pas croire que la peinture religieuse soit en décadence : les décorations murales de Saint-Germain-l'Auxerrois, de Saint-Vincent-de-Paul, de Saint-Merry, de Saint-Roch, de Saint-Philippe-du-Roule, de Saint-Séverin, témoignent qu'encadré par l'architecture, purifié par la sainteté des lieux, l'art français moderne a su trouver des inspirations élevées, sinon convaincues ; mais le Salon ne donnerait qu'une idée fausse de ce que nos artistes peuvent faire en ce genre, le plus noble de tous, et c'est pourquoi nous arriverons tout de suite à des toiles qu'on eût classées naguère après les tableaux d'histoire.

Tout homme qui a visité l'Italie, passé de longues heures dans les musées à regarder les tableaux des maîtres anciens se sentira entraîné par une sympathie secrète vers M. Baudry ; il y a chez ce jeune artiste un sentiment vif de la peinture comme les grandes écoles du XVIe siècle l'ont comprise ; on sent qu'il a aimé le Giorgione, Titien, Paris Bordone480, et, pourquoi ne pas le dire ? le Baroccio, ce peintre charmant d'un maniérisme si coquet et si ingénieux, qu'on connaît peu et qu'on n'apprécie pas du tout en France481. Mais s'il les a aimés, il n'a pu abjurer sa personnalité en leur présence ; il a de leurs airs, de leurs gestes, de leurs habitudes, comme cela arrive quand on vit longtemps dans la libre intimité que les génies d'un art permettent à leurs disciples favoris, – rien de plus ; juste assez pour faire voir qu'il a été nourri à bonne école.

LeSupplice de la vestale a fait partie des envois de Rome. C'est une vieille connaissance pour nous, et nous lui avons rendu déjà la justice qu'il mérite482. Peut-être même avons-nous été un peu sobre d'éloges pour cette toile remarquable ; mais alors, tout à côté, au-dessus de la tenture en percaline verte, montait et descendait sur le mur de l'ancienne chapelle transformée en musée la terrible copie du Jugement dernier par Sigalon483, et ce voisinage rendait plus sensibles, chez M. Baudry, certaines afféteries, certaines attitudes strapassées484 rappelant l'étude trop attentive des maîtres spirituels de la décadence. Délivré de ce formidable thème de comparaison, LeSupplice de la vestale gagne beaucoup au palais de l'Industrie. Bien que la composition se précipite de haut en bas et semble près de s'engloutir tout entière dans le caveau de la vestale, creusé au premier plan, la scène fait tableau, qualité très rare aujourd'hui et que possédaient autrefois les peintres même médiocres ; les groupes se relient entre eux, se balancent, pyramident, d'après ce rythme mystérieux qu'on n'enseigne plus, et sans lequel un tableau n'est qu'un tumulte de figures juxtaposées. Le sujet est tiré de Tite-Live : « Sous la dictature de Claudius Regillensis, la vestale Minucia fut accusée auprès des pontifes, sur la déposition d'un esclave ; condamnée, elle fut enterrée485 près de la porte Colline, à droite du chemin pavé, dans le champ du Crime. Son amant expira sous les verges dans le comitium486. » Une invincible grâce atténue chez M. Baudry l'horreur du supplice ; en peignant sa vestale, il s'est souvenu de la faute avec trop d'indulgence peut-être ; il lui a donné une tête pâmée et charmante comme si, au lieu d'être aux bras des bourreaux, elle était aux bras de son amant ; cependant la fosse béante est là qui ouvre sa gueule noire ; les pieds blancs de la victime en touchent déjà le bord, et le vague sourire extatique de la passion heureuse voltige encore sur ses lèvres. Si elle est voulue, c'est une intention fine et toute moderne dont nous ne blâmerons pas beaucoup M. Baudry. Un esprit vulgaire eût poussé la chose au mélodrame. Les groupes de femmes du fond, les satellites487 du second plan, les licteurs et les bourreaux du premier, le pontife qui voile la condamnée aux dieux infernaux sont dessinés, drapés, musclés et colorés avec une facilité magistrale un peu trop libre, sans doute, qui rappelle la façon expéditive des artistes du XVIIe siècle.

M. Baudry peint de pratique, pour nous servir d'une expression à la mode alors488. Cette manière a ses inconvénients et ses avantages. En procédant ainsi, l'on est moins vrai, moins littéralement réel ; mais l'on ploie plus aisément les figures à l'expression générale, et l'on arrive à faire un tableau, c'est-à-dire une scène rendue par les moyens de la peinture, et non une suite de morceaux isolés réunis dans le même cadre, et qui, pour être exacts séparément, n'en sont pas moins faux sous l'angle de perspective de la composition. Quand on arrive devant la toile pour rendre un sujet quelconque, il ne faut plus étudier, mais mettre en œuvre ses études antérieures. Ce n'est pas quand on fait une ode que l'on doit apprendre la grammaire. M. Baudry paraît convaincu de cette vérité axiomatique trop oubliée maintenant. Aussi ses toiles sont-elles composées dans le sens pittoresque du mot, et n'éveillent-elles pas l'idée du modèle posant.

Nous aimons beaucoup La Fortune et le jeune enfant.

La Fortune passa, l'éveilla doucement,

Lui disant : Mon mignon, je vous sauve la vie,

Soyez une autre fois plus sage, je vous prie489.

Le premier coup d'œil jeté sur cette toile charmante fait penser, et ce n'est pas un mal, à un chef-d'œuvre de la peinture, L'Amour sacré et l'Amour profane, du Titien. M. Baudry a retourné et varié en la plaçant à droite la figure située à gauche dans le tableau qu'on admire à la galerie Borghèse ; il l'a rendue sienne par la grâce, la finesse et l'habileté de l'exécution ; elle lui appartient désormais. – Le vieux maître de Venise, s'il revenait à la vie, approuverait ce larcin d'un sourire plein d'indulgence et flatterait du doigt la joue de M. Baudry comme la Fortune caressant le jeune écolier. Ne dérobe pas ainsi qui veut !

La Fortune qui passait par là, faisant tourner sa roue d'or sous son pied et secouant sa corne d'abondance, a vu l'enfant endormi d'un profond sommeil sur la margelle de marbre du puits, où le moindre mouvement peut le précipiter. Elle l'éveille avec précaution, et l'enfant en ouvrant les yeux voit cette belle femme maternellement penchée vers lui, qui le flatte de la main et lui sourit d'un sourire tendre, ironique et mystérieux comme celui de la Joconde. – Le pauvre petit ne reverra sans doute jamais cette vision éclatante qu'il prendra plus tard pour un rêve ! – Qu'elle est superbe cette Fortune avec ses cheveux d'or brûlé, à la vénitienne, coquettement crespelés, ondés, nattés et tordus en cornes d'Ammon490, ses yeux bridés et noyés, sa lèvre aux coins retroussés en arc, sa blancheur trempée dans un bain d'ambre fluide, ses longs doigts florentins aux phalanges contrastées qui creusent une si jolie fossette à la joue du jeune drôle, ses pieds croisés l'un sur l'autre dont un orteil se rebrousse avec une élégance antique ! Autour de ce beau corps joue une bandelette légère de gaze blanche et se chiffonne un bout de draperie de cette pourpre riche et sombre comme le vin, comme le grenat, qui fait si bien valoir les chairs blondes ! Il ne faut pas s'étonner si tant de gens courent après la Fortune ; le portrait qu'en a tracé d'imagination M. Baudry, qui la verra sans doute bientôt en personne et pourra la peindre ad vivum, a tout ce qu'il faut pour justifier ce steeple-chase.

Les fonds très harmonieux se composent d'une nappe de ciel, d'une découpure de montagne et de masses d'arbres, les uns feuillés sobrement, les autres plus opaques, mais laissant scintiller des trouées d'air bleuâtre à travers leurs déchiquetures, – enfin, ce paysage neutre, étouffé et riche que les anciens peintres d'histoire étendent comme une tapisserie derrière leurs figures et qui reste dans la vraie proportion de la chose à l'homme !

La Léda montre qu'il n'y a pas de sujet en peinture, mais des peintres. Qui n'a pas fait sa Léda depuis Michel-Ange, Léonard de Vinci, Corrège, jusqu'à M. Galimard491 ? Eh bien ! M. Baudry a trouvé moyen d'être neuf sur ce thème si usé en apparence. Sa toile, d'une dimension restreinte, nous présente la Tyndaride492, debout et nue, se détachant d'un fond de feuillages à l'ombre opaque et froide, sous lesquels on sent courir des fraîcheurs et des murmures d'eau, – un de ces jolis bois grecs si propres aux luttes de l'idylle et aux larcins mythologiques. La Léda semble avoir pressenti le dieu sous la forme du cygne qui palpite à ses pieds, allongeant son col soyeux et battant passionnément de l'aile ; un assaut a sans doute déjà été tenté, car quelques plumes courent comme des flocons de neige sur le gazon et le sable de la rive. L'oiseau éperdu, enflammé, supplie, implore, et la jeune femme, près de céder, regarde à travers les boucles défaites de sa chevelure, d'un œil inquiet, furtif, troublé de crainte et de désir, si la solitude peut garantir le mystère à l'amour. Son doigt posé sur sa bouche demande et impose le secret. Si le dieu n'était qu'un cygne ? Ah que du moins la nature complice ne la trahisse pas ! – Ce doute et ce pressentiment, cette pudeur et cette passion font de la figure de M. Baudry un type d'une nouveauté entière ; il a rajeuni sa Léda par la sorte de terreur qui a dû précéder en effet cet étrange hymen d'une femme et d'un oiseau, – deux choses légères bien faites pour s'unir cependant !

La couleur de la Léda est charmante ; vous diriez une statuette grecque, amollie par les ombres argentées d'un clair-obscur corrégien, et spiritualisée de finesses à la Léonard de Vinci.

Le portrait de M. Beulé est une chose très remarquable. Ici, M. Baudry a traduit la nature sans y mêler, comme dans ses autres tableaux, le souvenir des maîtres. Le masque est lumineux, plein d'intelligence, très ressemblant d'ailleurs. Le poignet de la main qui se renverse contre la joue montre que M. Baudry sait aussi bien dessiner que peindre. Une figurine archaïque de Minerve, posée sur la table parmi des papiers, rappelle heureusement les découvertes de M. Beulé à l'Acropole, dont il a décrit les richesses, restitué les temples et les statues, copié les inscriptions comme Pausanias eût dû le faire lorsque ce lieu sacré n'avait pas encore subi les outrages du temps et surtout des hommes, beaucoup plus destructeurs que les siècles493. M. Beulé, avec ce bon sens que ne possèdent pas toujours les savants et les antiquaires, avait deviné qu'une porte monumentale devait se trouver au bas de ce gigantesque escalier qui monte de la plaine, le long des roches de l'Acropole, aux Propylées de Mnésiclès494 ; il en a suivi les marches rompues, disjointes, mêlées d'ossements, car on avait fait un cimetière sur sa pente, et les fouilles lui ont donné raison ; la porte s'est trouvée.

Résumons notre pensée sur M. Baudry, auquel nous croyons un grand avenir. Si nous avons prononcé, à propos de lui, le nom de plusieurs grands maîtres, cela ne veut pas dire qu'il manque d'originalité. Il s'est nourri de la moelle des lions, mais il l'a digérée, et sous une apparence de pastiche, il a une personnalité qui se dégagera bientôt de tout élément étranger. – Sa touche est spirituelle et communique aux objets représentés les intentions du peintre. – Elle ne rend pas seulement les formes, elle les commente et les interprète. Ce mérite, nous l'avons déjà dit, disparaît de jour en jour.

Arrivons maintenant à M. Bouguereau, qui a envoyé à l'exposition les panneaux décoratifs d'un salon dans le goût pompéien, commandé par M. Bartholony495. Trois de ces panneaux, à figures voltigeantes, ont des fonds noirs comme ces gravures de Raphaël enluminées et gouachées, que chacun a pu voir à la vitrine des marchands d'estampes et par la violence de ce parti pris s'emparent invinciblement du regard lorsqu'on entre dans le Salon. Les maisons de Pompeia et d'Herculanum, les bains de Titus offrent de nombreux exemples de ce mode de décoration que le peintre d'Urbin a imité dans ses loges496 avec tant de grâce et de charme.

Nous voudrions voir les palais et les hôtels se parer de ce luxe intelligent. Pour nous des peintures seront toujours préférables aux soieries de Lyon, aux damas des Indes, aux brocatelles et même aux cuirs de Bohême et de Cordoue. Dans un intérieur splendide la richesse ne suffit pas, il faut encore la beauté.

Nous féliciterons donc M. Bartholony d'avoir fourni au jeune lauréat l'occasion de faire preuve d'un talent qu'il ne se soupçonnait peut-être pas lui-même. – Au XVIe siècle, les murs et les plafonds des villas d'Italie offraient de larges espaces à la brosse des peintres. Décorer une salle chez un particulier est un événement de plus en plus rare dans la vie d'un artiste.

Quel ordre occupent ces panneaux détachés de leur cadre d'architecture ? Il est difficile de s'en rendre compte bien au juste, mais cela importe peu : on a d'ailleurs été forcé de les séparer pour les placer ; nous allons donc les juger en eux-mêmes, sans nous inquiéter de l'effet général. – Commençons par les trois panneaux sur fond noir qui représentent la Fortune, l'Amour et l'Amitié.

La Fortune, le torse nu, les yeux bandés, des perles dans ses cheveux blonds, se tient debout sur une roue d'or ; une draperie bleue l'enveloppe à partir des hanches ; son bras droit, élevé au-dessus de sa tête, verse d'une corne d'abondance des monnaies et des bijoux sur le front d'une jeune fille en blanc, aux bandeaux noirs, aux regards étonnés, qui, les mains croisées contre sa poitrine, suit le vol de la déesse ; sa main gauche tient le bout d'un grand manteau rose flottant dont les plis palpitent au vent du tourbillon. On ne saurait imaginer l'élégance aérienne de ce groupe, traversant avec sa pâleur lumineuse cette atmosphère noire, comme le rideau sur lequel passent les figures du rêve. La cire a des tons clairs, mats, embus, qui se rapprochent de la fresque, et par ce procédé l'artiste évite la rancidité497 inséparable de l'huile, mais il surprend l'œil habitué aux glacis, aux frottés, aux sauces de toutes sortes qui mettent une patine anticipée sur les tableaux. Il faut quelque temps pour se faire à cette coloration sans éclat, sans miroitement, sans transparence ; mais quand on s'est familiarisé avec elle, on y découvre des suavités, des tendresses, et une fleur que la peinture à l'huile ne posséda jamais. Le torse de la Fortune présente, dans sa blancheur délicate, des demi-teintes gris de perle d'une finesse extrême, et qui suffisent à modeler des formes charmantes. Le bras élevé au-dessus de la tête s'arrondit avec la grâce d'une anse de vase antique. La draperie qui flotte comme une nuée autour des personnages remplit les vides, diminue le champ noir et fait que les contours ne se découpent pas partout sur le fond sombre ; elle donne aussi un aspect ornemental au groupe suspendu en l'air, qu'elle enveloppe d'une sorte de volute plissée.

Le second panneau a pour sujet L'Amour. Un jeune homme vêtu d'une courte tunique, une main appuyée à la hanche, l'autre posée sur l'épaule d'une jeune fille, semble attendre avec intérêt la réponse d'une marguerite qu'elle interroge. Cette idée de la fleur effeuillée nous paraît bien moderne et bien sentimentalement romanesque pour un groupe antique. Les anciens croyaient beaucoup aux oracles ; ils questionnaient le vol des oiseaux, l'appétit des poulets sacrés, les entrailles des victimes, les chênes de Dodone, les vapeurs des antres prophétiques, mais ils n'ont jamais, que nous sachions, demandé les secrets de l'amour aux marguerites. Cette jolie superstition ne remonte pas au-delà du Moyen Âge ; notre critique n'empêche pas la jeune fille de M. Bouguereau d'être charmante avec ses cheveux blonds mêlés de feuillages, son collier de longues perles bleues, sa chaste tunique rose pâle et ses délicats pieds blancs qui flottent dans l'air brun, comme dit Dante. Un flammeum jaune, symbole d'un prochain hyménée498, contourne ses plis volant autour du couple gracieux.

L'Amitié remplit le troisième panneau. Ce sont deux femmes dont l'une cache ses yeux remplis de larmes du revers de sa main avec une pose pleine de sentiment et laisse flotter l'autre entre les mains croisées de sa compagne, qui lui adresse des consolations. Il y a une grâce triste et touchante dans ce groupe. La désolée est à demi vêtue d'une robe verte doublée de violet, l'amie d'une tunique jonquille ; les draperies voltigeantes sont violettes et blanches, mais tout cela dans ces localités499 douces et neutres de la fresque qui n'agacent pas l'œil. Le dessin des têtes, des torses et des extrémités rappelle sans servilité le goût de la décoration antique ; il est simple, élégant, dégagé de détails inutiles ; car il ne faut pas faire voltiger les réalités du daguerréotype sur les fonds noirs de Pompéia. C'est ce que M. Bouguereau a très bien compris.

Sur un ciel d'un bleu tendre que pommellent des nuages floconneux s'étage un groupe féminin de trois figures. L'une d'elles, placée dans le bas de la toile et vue de dos, promène son pouce sur la peau d'un tympanon marquant le rythme à ses compagnes. L'autre élève la main de son amie dans une figure de danse, et son attitude cambrée contraste avec la pose droite de la jeune fille dressée sur ses orteils. Cette dernière, dont la tête couronnée de roses plafonne500 un peu, a une sveltesse délicieuse dans sa longue tunique blanche, qui fait une écume de plis autour de ses beaux pieds. Elssler, Carlotta, Rosati501, tenez-vous donc sur les pointes ayant pour plancher le bleu de l'air ! On ne pouvait symboliser plus légèrement la Danse.

Indiquons avec moins de détail des panneaux arrondis en demi-cercle, probablement des dessus de porte qui représentent sur des fonds d'or gaufrés Arion chevauchant un monstre marin, Une bacchante qu'emporte une panthère chimérique, Le Printemps symbolisé par des jeunes gens et des jeunes filles cueillant des fleurs, L'Été, par un groupe familial, composé d'un époux, d'une jeune mère et d'un enfant qui tâche d'atteindre la grappe que lui offre son père, assis sous un cep de vigne. Ce sont de charmants motifs de décoration entendus dans un excellent style ornemental et qui gagneront beaucoup à être vus en place.

Le plafond ou plutôt la rosace centrale du salon, peint par M. Bouguereau, car la toile n'est pas grande, a pour sujet Les Quatre Heures du jour. C'est une composition pleine d'esprit, de grâce et de poésie, la plus réussie de toutes peut-être.

M. Bouguereau n'a pas représenté les Heures sous des figures de femmes comme le Guide dans son plafond502 ; il a pensé que des enfants symboliseraient d'une façon plus juste ces êtres abstraits qui ne vivent que soixante minutes marquées par autant de pas sur l'émail du cadran : cette idée est ingénieuse. Midi, Minuit, le Crépuscule du matin, le Crépuscule du soir sont les heures choisies.

Sur un ciel vague, dans un tourbillon de draperies changeantes, les bras enlacés, les mains nouées, la ronde tourne avec le jour, accomplissant son éternelle évolution. Midi, nu, blanc, éblouissant, la tête couronnée de pointes sidérales figurant les rayons du soleil, occupe le milieu du bracelet vivant qu'il ferme comme une boucle d'or ; il se rattache à deux enfants, l'un blond et coiffé de roses, l'autre basané et les cheveux enroulés de volubilis, qui, eux-mêmes, donnent la main à une petite Nuit vaporeuse, bleuâtre, montrant à peine son profil perdu, mais facilement reconnaissable, quand elle n'aurait ni croissant ni pavots : ainsi sont désignées, par un symbolisme ingénieux, l'Heure éclatante, l'Heure mystérieuse, l'Heure rose et l'Heure brune.

Il est difficile de rendre avec des mots la grâce délicate de ces petits corps potelés et ronds dont les attitudes mouvementées augmentent encore l'élégance aérienne. L'enfance est malaisée à peindre. Ses formes indécises trompent souvent le pinceau ; on la représente presque toujours d'une façon ridicule. Pas de milieu entre les marmots bouffis ou les Hercules nains. M. Bouguereau a surmonté heureusement cette difficulté, et pour peindre ses Heures enfantines il a mêlé avec beaucoup d'art l'idéal et le réel.

Nous n'avons pu découvrir encore le Retour de Tobie503 parmi la multitude de tableaux qui se disputent le regard aux premières visites que l'on fait au Salon, mais nous le trouverons. M. Bouguereau possède un de ces talents sur lesquels on aime à revenir.

Nous avons insisté longuement sur M. Baudry et M. Bouguereau, mais ce n'est pas trop d'un article pour ces deux artistes qui, tout en se reliant à la tradition, contiennent des éléments nouveaux et promettent un fécond avenir ; ils répondent d'ailleurs plus exactement que d'autres à l'idée qu'on se faisait autrefois du peintre d'histoire, et c'est pour cela que nous leur avons donné cette place qui n'implique nullement l'infériorité pour ceux dont nous parlerons ensuite.

479 Ce « préambule » forme le premier article du « Salon de 1857 », dans L'Artiste du 14 juin.

480 Pâris Bordone (1500-1571), peintre installé à Venise, disciple des deux précédents.

481 Federico Fiori, dit le Baroccio, en français le Baroche (v. 1535-1612), peintre religieux, pastelliste et aquarelliste de talent.

482 Gautier a loué ce tableau, aujourd'hui au musée de Lille, dans Le Moniteur universel du 4 octobre 1856.

483 C'est en 1833 que Xavier Sigalon (1787-1837) réalisa pour l'École des beaux-arts cette copie du Jugement dernier de Michel-Ange à la chapelle Sixtine.

484 Exagérées. Gautier, dans le Voyage en Espagne, utilise cet adjectif rare pour qualifier les silhouettes allongées des personnages du Gréco (chap. X).

485 Sous-entendu : enterrée vive. Gautier restitue l'essentiel du passage de l'Histoire romaine (XV, VIII) où Tite-Live évoque ce supplice.

486 Comitium : partie du forum où le préteur rendait la justice.

487 Au sens ancien : hommes armés de rang subalterne.

488 Peindre de pratique : utiliser les procédés appris au cours de sa formation (XVIIe et XVIIIe siècles).

489 La Fontaine, Fables, livre V, 11, v. 8-10. Ce tableau (envoi de Rome de 1854) est au musée d'Orsay.

490 Voir p. 86 et note 4.

491 Nicolas Galimard (1813-1880), également critique d'art et dessinateur. Son tableau Léda et le cygne, jugé indécent, avait été refusé au Salon de 1855.

492 Léda est l'épouse de Tyndare, roi de Sparte. Ce tableau, un des succès de Baudry, se trouve aujourd'hui dans une collection particulière.

493 Charles Beulé (1826-1874), archéologue de renom, a découvert l'escalier des Propylées en 1853. Son portrait par Baudry se trouve au musée d'Angers.

494 Voir p. 196, note 1, et p. 201.

495 C'est en 1855 que le député Anatole Bartholoni (1823-1902) avait demandé à Bouguereau la décoration de son hôtel particulier rue de Verneuil. Trois des panneaux admirés ici par Gautier se trouvent aujourd'hui à l'ambassade des États-Unis à Paris.

496 Nom donné au Vatican aux douze travées voûtées de la galerie décorée par Raphaël (né à Urbino, d'où la désignation utilisée par Gautier). Les ruines des « bains de Titus » se trouvent près du Colisée.

497 Tache due à la mauvaise qualité d'une peinture à l'huile ou à son vieillissement. « Embu » qualifie l'endroit d'un tableau devenu mat par absorption complète de l'huile.

498 Le mot latin flammeum désigne le voile de la mariée par sa couleur feu.

499 Voir p. 190, note 3.

500 Plafonner, c'est présenter la perspective écrasée propre aux figures peintes sur un plafond. La formulation de Gautier suggère qu'il s'agit ici d'un défaut, pour un panneau mural.

501 Fanny Elssler (voir p. 51, note 3), à l'Opéra de 1834 à 1840, Carlotta Grisi (voir p. 116, note 5), de 1840 à 1850, et Carolina Rosati (1826-1905), de 1853 à 1862, représentent trois générations de danseuses romantiques.

502 Guido Reni (1575-1642) avait peint les Heures dans sa fresque représentant le char du Soleil, précédé de l'Aurore (Rome, palais Rospigliosi Pallavicini, 1614).

503 Tableau de 1856 (musée de Dijon).