Mademoiselle Rachel

Rachel est morte le 3 janvier 1858, dans sa trente-septième année. Après la visite de l'atelier de Chassériau, lui aussi mort trop jeune (article p. 243), cette nécrologie offre un deuxième exemple d'une longue série, qui charge les deux dernières décennies du feuilleton du deuil des artistes disparus.

La Mort fauche largement, et sa gerbe renferme bien des épis dorés ; elle semble, elle qu'on accuse d'être aveugle, mettre du choix dans ses coups et toucher de préférence aux têtes illustres et chères. Parmi les noms aimés ou connus, combien manqueraient à l'appel si la jeune année récapitulait les gloires de la France ! Que de fois le feuilleton a dû s'encadrer de noir dans ces douze mois qui viennent de s'écouler ! Le journal n'était plus qu'un nécrologe ! 1858 commence d'une manière non moins funèbre : le premier événement qu'il date est la mort de Mlle Rachel. L'illustre tragédienne n'est plus. Sans doute sa santé, depuis longtemps chancelante, devait préparer à la funeste nouvelle venue par l'électricité524 comme un coup de foudre. Perdue pour le théâtre, Mlle Rachel disputait souffle à souffle sa précieuse vie au mal qui la devait tuer. Elle était allée demander au Caire son tiède hiver plus chaud que notre été ; une cange emmenait vers la haute Égypte la Cléopâtre tragique525 sur ce Nil que rident à peine les brises ardentes du désert, si favorables aux poumons malades, le long de ces rives où jamais n'a toussé la phtisie à la joue marbrée d'un rose perfide, et qu'un soleil jamais voilé brûle en tout temps de rayons vivificateurs. Revenue en France, elle s'était confiée à ce climat de Cannes qu'échauffe encore un reflet de l'Afrique opposée. Un instant l'espoir trompeur avait souri au chevet de la victime ; la science crut à des possibilités de guérison ; des bulletins moins sinistres se succédaient, mais Mlle Rachel ne devait plus revoir ce Paris, théâtre de ses triomphes ; elle y revient – dans un cercueil !

Un vers mélancolique de Ménandre, un des rares nuages qui aient passé sur le ciel azuré de la poésie grecque, dit :

Ils sont aimés des dieux ceux-là qui meurent jeunes526 !

Cette idée peut être vraie philosophiquement, surtout lorsqu'il s'agit d'une femme : mais, avouons-le, l'amour des dieux paraît alors bien sévère à ceux qui survivent.

La jeunesse, en effet, c'est la beauté, la grâce, l'amour, la passion, le génie, le succès, l'accueil charmant, la bienvenue qui vous rit dans tous les yeux ; – peu à peu tous ces dons vous quittent : c'est encore la beauté, mais ce n'est déjà plus la fraîcheur ; un pli s'est fait, un cheveu blanc a paru – un seul ! On vous admire toujours, mais vous ne surprenez plus ; le secret de votre génie est pénétré. À vos créations nouvelles plus fermes, plus savantes, plus profondes, on oppose vos créations anciennes vaporisées par le bleu du souvenir, parées de grâces adolescentes et contemporaines de la jeunesse des spectateurs. – Peut-être même quelque rivale, inférieure sans doute, mais orgueilleuse de ses vingt ans, attire-t-elle de son côté la faveur ennuyée qui se détourne. Ses promesses plaisent plus que vos réalités : avec un talent moindre, elle est davantage dans le goût de l'époque ; on se lasse de tout, principalement du beau, du grand, du sublime. Nous ne disons pas cela pour Mlle Rachel, morte avec son auréole de gloire, à l'apogée de sa carrière, et qui emporte la tragédie française dans un pli de son linceul : nous supposons ce qui eût pu arriver si elle avait vécu pour justifier le vers du poète grec que nous venons de citer.

La Malibran aussi eut ce triste bonheur de mourir en pleine flamme, en plein génie, en plein triomphe, – les dieux l'aimaient ! – Seulement, Mlle Rachel n'aura pas pour la déplorer le grand poète qui fit sur la mort de la cantatrice ces strophes immortelles que répétera la postérité la plus lointaine :

Ô Maria Felicia...

une ode à mettre à côté de la divine élégie de Goethe, intitulée Euphrosyne527. Alfred de Musset s'est déjà couché, sa lyre sur son cœur, un beau jour de mai, parmi les fleurs humides de larmes et de rosée, au revers de la colline où nous irons tous. – Les dieux l'aimaient aussi, celui-là ! – Au lieu de ces sublimes sanglots lyriques528, il faudra que l'ombre de la tragédienne se contente de la prose banale du feuilleton que talonne l'impatient compte rendu de la pièce nouvelle.

Nous n'avons pas envie de faire dans ces colonnes, trop courtes d'ailleurs, la biographie de Mlle Rachel, qu'on descendra au caveau mortuaire quand ces lignes paraîtront. Cette curiosité vulgaire qui cherche des détails insignifiants ou mesquins au bord d'une tombe ouverte nous déplaît plus que nous ne saurions le dire : il faut parler bas ou se taire près des morts, surtout près des morts récents : – laissons-leur au moins le temps de se refroidir, et ne troublons pas par des caquetages leur âme à sa première nuit d'éternité. Cependant, nous croyons pouvoir, sans manquer aux convenances, fixer quelques traits de la physionomie générale de l'illustre tragédienne, dont cette périphrase remplaçait presque le nom.

Mlle Rachel, sans avoir de connaissance ni de goûts plastiques, possédait instinctivement un sentiment profond de la statuaire. Ses poses, ses attitudes, ses gestes s'arrangeaient naturellement d'une façon sculpturale et se décomposaient en une suite de bas-reliefs. Les draperies se plissaient, comme fripées par la main de Phidias, sur son corps long, élégant et souple : aucun mouvement moderne ne troublait l'harmonie et le rythme de sa démarche : elle était née antique, et sa chair pâle semblait faite avec du marbre grec. Sa beauté méconnue, car elle était admirablement belle, n'avait rien de coquet, de joli, de français, en un mot ; – longtemps même elle passa pour laide, tandis que les artistes étudiaient avec amour et reproduisaient comme un type de perfection ce masque aux yeux noirs, détaché de la face même de Melpomène ! Quel beau front fait pour le cercle d'or ou la bandelette blanche ! quel regard fatal et profond ! quel ovale purement allongé ! quelles lèvres dédaigneusement arquées à leurs coins ! quelles élégantes attaches du col ! Quand elle paraissait, malgré les fauteuils à serviette529 et les colonnades corinthiennes supportant des voûtes à rosaces en pleine Grèce héroïque, malgré l'anachronisme trop fréquent du langage, elle vous reportait tout de suite à l'antiquité la plus pure. C'était la Phèdre d'Euripide, non plus celle de Racine, que vous aviez devant les yeux : elle ébauchait à main levée, en traits légers, hardis et primitifs comme les peintres des vases grecs, une figure aux longues draperies, aux sobres ornements, d'une austérité gracieuse et d'un charme archaïque qu'il était impossible d'oublier désormais. Nous ne voudrions en rien diminuer sa gloire, mais là était l'originalité de son talent : Mlle Rachel fut plutôt une mime tragique qu'une tragédienne dans le sens qu'on attache à ce mot. Son succès, déjà si grand chez nous, eût été plus grand encore sur le théâtre de Bacchus, à Athènes530, si les Grecs avaient admis les femmes à chausser le cothurne : non pas qu'elle gesticulât, car l'immobilité fut au contraire l'un de ses plus puissants moyens, mais elle réalisait par son aspect tous les rêves de reines, d'héroïnes et de victimes antiques que le spectateur pouvait faire. Avec un pli de manteau elle en disait souvent plus que l'auteur avec une longue tirade, et ramenait d'un geste aux temps fabuleux et mythologiques de la tragédie qui s'oubliait à Versailles.

Seule, elle a fait vivre pendant dix-huit ans une forme morte, non pas en la rajeunissant comme on pourrait le croire, mais en la rendant antique de surannée qu'elle était peut-être ; sa voix grave, profonde, vibrante, ménagère d'éclats et de cris, allait bien avec son jeu contenu et d'une tranquillité souveraine. Personne n'eut moins recours aux contorsions épileptiques, aux rauquements convulsifs du mélodrame, ou du drame, si vous l'aimez mieux. Quelquefois même on l'accusa de manquer de sensibilité, reproche inintelligent à coup sûr ; Mlle Rachel fut froide comme l'antiquité, qui trouvait indécentes les manifestations exagérées de la douleur, permettant à peine au Laocoon de se tordre entre les nœuds des serpents et aux Niobides de se contracter sous les flèches d'Apollon et de Diane531. Le monde héroïque était calme, robuste et mâle. Il eût craint d'altérer sa beauté par des grimaces, et d'ailleurs nos souffrances nerveuses, nos désespoirs puérils, nos surexcitations sentimentales eussent glissé comme de l'eau sur ces natures de marbre, sur ces individualités sculpturales que la fatalité pouvait seule briser après une longue lutte. Les héros tragiques étaient presque les égaux des dieux dont ils descendaient souvent, et ils se rebellaient contre le sort plus qu'ils ne pleurnichaient. Mlle Rachel eut donc raison de ne pas avoir, comme on dit, de larmes dans la voix, et de ne pas faire trembloter et chevroter l'alexandrin avec la sensiblerie moderne. La haine, la colère, la vengeance, la révolte contre la destinée, la passion, mais terrible et farouche, l'amour aux fureurs implacables, l'ironie sanglante, le désespoir hautain, l'égarement fatal, voilà les sentiments que doit et peut exprimer la tragédie, mais comme le feraient les bas-reliefs de marbre aux parois d'un palais ou d'un temple, sans violenter les lignes de la sculpture et en gardant l'éternelle sérénité de l'art.

Aucune actrice mieux que Mlle Rachel n'a rendu ces expressions synthétiques de la passion humaine personnifiées par la tragédie sous l'apparence de dieux, de héros, de rois, de princes et de princesses, comme pour mieux les éloigner de la réalité vulgaire et du petit détail prosaïque. Elle fut simple, belle, grande et mâle comme l'art grec qu'elle représentait à travers la tragédie française.

Les auteurs dramatiques, voyant la vogue immense qui s'attachait à ses représentations, rêvèrent souvent de l'avoir pour interprète. Si quelquefois elle accéda à ces désirs, ce ne fut, on peut le dire, qu'à regret et après de longues hésitations. Bien qu'on la blâmât de ne rien faire pour l'art de son époque, elle sentait avec son tact si profond et si sûr qu'elle n'était pas moderne, et qu'à jouer ces rôles offerts de toutes parts, elle altérerait les lignes antiques et pures de son talent. Elle garda toute sa vie son attitude de statue et sa blancheur de marbre. Les quelques pièces jouées en dehors de son vieux répertoire ne doivent pas compter, et elle les quitta aussitôt qu'elle le put.

Ainsi donc Mlle Rachel n'a exercé aucune influence sur l'art de son temps ; mais, en revanche, elle n'en a pas subi. C'est une figure à part, isolée sur son socle au milieu du thymélé532, et autour de laquelle les chœurs et les demi-chœurs tragiques ont fait leurs évolutions selon le rythme ancien. On peut l'y laisser, ce sera la meilleure figure funèbre sur le tombeau de la tragédie.

Nous disions tout à l'heure que Mlle Rachel n'avait exercé aucune influence sur la littérature contemporaine : nous avons parlé d'une manière trop absolue : elle ne s'y mêla pas, il est vrai, mais en ressuscitant la vieille tragédie morte, elle enraya le grand mouvement romantique qui eût peut-être doté la France d'une forme nouvelle de drame. Elle rejeta aux scènes inférieures plus d'un talent découragé, mais, d'un autre côté, par sa beauté, par son génie, elle fit revivre l'idéal antique, et donna le rêve d'un art plus grand que celui qu'elle interprétait.

Dans la vie privée, Mlle Rachel ne détruisit pas comme beaucoup d'actrices l'illusion qu'elle produisait en scène : elle gardait au contraire tout son prestige. Personne n'était plus simplement grande dame. La statue n'avait pas grand-peine à devenir une duchesse et portait le long cachemire comme le manteau de pourpre à palmettes d'or ; ses petites mains, à peine assez grandes pour entourer le manche du poignard tragique, manégeaient l'éventail comme des mains de reine. De près, les détails délicats de sa figure charmante se révélaient sous son profil de camée sous la corolle du chapeau et s'éclairaient d'un spirituel sourire. Du reste, nulle tension, nulle pose, et parfois un enjouement qu'on n'eût pas attendu d'une reine de tragédie ; plus d'un mot fin, d'une repartie ingénieuse, d'un trait heureux qu'on a recueillis sans doute, ont jailli de cette belle bouche dessinée comme l'arc d'Éros et muette maintenant à jamais.

Triste destinée, après tout, que celle de l'acteur. Il ne peut pas dire comme le dit le poète : non omnis moriar533. Son œuvre passagère ne reste pas, et toute sa gloire descend au tombeau avec lui. Seul son nom flotte et voltige quelque temps sur les lèvres des hommes. Parmi la génération actuelle, qui se fait une idée bien nette de Talma, de Malibran, de Mlle Mars, de Mme Dorval534 ? Quel est le jeune homme qui ne sourie aux récits merveilleux de quelque vieil amateur se passionnant encore de souvenir, et ne préfère in petto une médiocrité fraîche et vivante, jouant l'œuvre éphémère du moment, aux clartés flambantes de la rampe ? Aussi, nous autres sculpteurs patients de ce dur paros535 qu'on appelle les vers, n'envions pas, dans notre misère et notre solitude, ce bruit, ces applaudissements, ces éloges, ces couronnes, ces palmes d'or et de fleurs, ces voitures dételées, ces sérénades aux flambeaux, ni même, après la mort, ces cortèges immenses qui semblent vider une ville de ses habitants. Pauvres belles comédiennes, pauvres reines sublimes ! – l'oubli les enveloppe tout entières, et le rideau de la dernière représentation, en tombant, les fait disparaître pour toujours. Parfums évaporés, sons évanouis, images fugitives ! La gloire sait qu'elles ne doivent pas vivre, et leur escompte les faveurs qu'elle fait si longtemps attendre aux poètes immortels.

524 Par le télégraphe, électrifié depuis les années 1830.

525 Rachel avait créé Cléopâtre, tragédie de Mme de Girardin, en novembre 1847. Cange : voir p. 213, note 2.

526 Vers, à l'origine moqueur, d'une comédie de Ménandre, Dis exapaton, et traduit inexactement par Byron qui en fait une maxime élégiaque dans son poème Don Juan (IV, 12).

527 Goethe a composé ce poème en 1797 à l'occasion de la mort de l'actrice Christiane Becker.

528 Gautier a plusieurs fois rendu hommage à ces stances (« À la Malibran », Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1836) ; cette nouvelle mention tire son intensité de la mort récente de Musset (mai 1857).

529 Ici, motif ornemental imitant une pièce de tissu plissée ou repliée au sommet du dossier du fauteuil.

530 Il s'agit du théâtre de Dionysos, au pied de l'Acropole.

531 Les Niobides sont les quatorze enfants de Niobé, reine de Thèbes ; Apollon et Artémis les tuèrent pour venger leur mère Léto, dont Niobé avait raillé le peu de fertilité.

532 Estrade d'où l'on dirigeait l'évolution des chœurs, dans les théâtres grecs. On parle habituellement de la thymélé, au féminin.

533 « Je ne mourrai pas tout entier [car mes œuvres me survivront] » (Horace, Odes, III, 30, v. 6).

534 Gautier réunit à dessein deux morts anciens (Talma, 1826 ; la Malibran, 1836) et deux grandes actrices disparues plus récemment (Mars en 1847, Dorval en 1849).

535 Marbre (du nom de l'île grecque de Paros, renommée pour ses carrières).