théâtre déjazet

Le Programme en action,

prologue d'ouverture

Le voilà ouvert à la foule, ce mignon théâtre des Folies-Nouvelles où l'on a consommé tant d'opérettes, de sucres d'orge verts et de pantomimes. Au-dessus de la porte, le gaz écrit sur une banderole en lettres de feu, « Théâtre-Déjazet », un nom de bon augure. Le succès savait la route des Folies-Nouvelles, ce délicieux bouig-bouig536, coquet comme une bonbonnière, il y retournera et s'y fixera. Car ce nom de Déjazet n'est pas une enseigne menteuse. Elle y jouera avec cette verve infatigable qu'on lui connaît et qu'elle seule possède.

Quoique le temps fût horrible, qu'une pluie entremêlée de rafales et d'éclairs fît miroiter dans des flaques de boue le reflet mouillé des lumières, tout le Paris intelligent et curieux était à son poste. Dire qu'il tenait tout entier dans cette petite boîte, cela semble incroyable, et pourtant, rien n'est plus vrai. Il y a des jours où la multitude sait se tasser de manière à confondre les axiomes géométriques. Cependant quelques-uns n'avaient pu entrer, et l'on voyait se promener devant la porte l'étincelle de leur cigare. C'est déjà un spectacle que de regarder un mur derrière lequel il se passe quelque chose.

Quand l'entracte chassait, par des vomitoires, les privilégiés sur le boulevard, ils leur demandaient des nouvelles de l'acte qu'on venait de jouer.

Un prologue où tous les vaudevillistes ont mis la main commençait la représentation. Chose étrange, ces cinquante ou soixante vaudevillistes ont eu autant d'esprit à eux tous que s'ils n'avaient été que trois ou quatre, comme à l'ordinaire. – Ce n'est pas une épigramme que nous voulons faire, elle n'aurait pas d'ailleurs le mérite d'être neuve, mais un simple éloge.

Voici la fiction ingénieuse que ces messieurs ont imaginée.

Le théâtre des Folies-Nouvelles est fermé. – Devant sa façade éteinte et morne se promènent tristement, comme sur la rive du Styx, des ombres n'ayant pas l'obole du passage, trois pauvres diables assez mal en point. Leurs habits éraillés et blancs aux ossatures pendent sur leurs membres grêles comme des membranes de chauve-souris mouillées, leurs chapeaux se bossellent et se hérissent d'une façon lamentable, leurs bottes indescriptibles tiennent avec l'asphalte des conversations philosophiques. L'un est compositeur, l'autre vaudevilliste, le troisième maître de ballet. Des rouleaux noués de faveur sortent par l'hiatus de leurs poches. En vain le compositeur frappe au Théâtre-Lyrique ; le Théâtre-Lyrique n'a pas besoin de partitions ; il joue aujourd'hui Mozart, demain il jouera Weber, et puis encore Mozart, et de plus en plus Weber537. – Le vaudevilliste trouve toutes les scènes de vaudeville en proie au drame et au mélodrame : on s'y tue, on s'y empoisonne, – l'on y prend des bains de pieds de larmes. Quant au maître de ballet, l'Opéra le repousse. – L'Opéra n'admet que la danse grave ou mythologique : la danse gaie, la pantomime amusante, en sont proscrites. – Que faire ? se disent en chœur les malheureux à bout de ressources. Je ne puis pourtant être Allemand et mort, soupire le compositeur ; je sais faire tinter des grelots et non tirer des coups de pistolet, dit le vaudevilliste ; moi, je me sens incapable de faire la synthèse de l'humanité dans un rond de jambe, chantonne le maître de ballet, en risquant un temps de cachucha538. – Un triple suicide est le résultat de ce conciliabule mélancolique. À la détonation des armes à feu, le théâtre des Folies-Nouvelles s'ouvre, une caisse gigantesque apparaît, et trois clefs d'or tombent aux pieds des trois désespérés, surpris de ne pas se trouver dans l'autre monde. Sur la caisse sont écrits ces mots : « Trésor dramatique ». Il en jaillit l'Esprit du Vaudeville sous les traits intelligents et gracieux de Mlle Irma Granier539, – le Vaudeville se débarrasse d'abord du lourd costume qui l'affuble, une grande jupe bariolée de titres à la mode, – La Dame aux camélias, Le Mariage d'Olympe, Diane de Lys540, etc., et il apparaît en cotte hardie541 fantasquement bariolée, et, secouant l'étincelante marotte à grelots d'argent, il chante des couplets qui caractérisent les trois genres du vaudeville : populaire, à paillettes et le pur caprice. Une toque de patronnet542, un chapeau à claque, un bonnet de Folie transforment trois fois l'actrice, dont le geste achève le déguisement. – Au Vaudeville succède l'Opérette sous les traits de Mlle Géraldine543. « Je ne suis pas la musique, dit-elle modestement, je suis la Musiquette. » – Musiquette tant que vous voudrez, mais une voix fraîche, légère et juste, qui chante une mélodie vive, tendre, spirituelle et jeune, nous appelons cela bel et bien de la musique ; tant pis pour l'autre si ce n'en est pas ! Vive Dieu ! Il n'y a pas besoin des cymbales, des ophicléides, des saxophones et des trompettes de Jéricho pour que les lèvres gazouillent ce que chante le cœur : le rossignol se passe d'orchestre.

Ensuite apparaît la pantomime avec le masque enfariné de Paul Legrand544. Mais quoi ! Ce masque muet jusqu'alors ouvre sa bouche aphone d'où jaillissait tout au plus un petit cri, et le voilà qui parle avec l'organe de Frédérick Lemaître dans Don César de Bazan545, mais comme Frédérick Lemaître lui-même. Jamais imitation ne fut plus burlesque et plus complète. Perfide Pierrot ! c'était donc là le motif de votre long silence ; pendant que vous vous taisiez sournoisement, vous écoutiez, et les tics de singe qui plissaient votre face de clair de lune étaient des grimaces d'ironie ! Après avoir parlé, Pierrot se livre à des exercices de chorégraphie, et il parodie de la manière la plus bouffonne la danse de Mlle Rigolboche des Délassements-Comiques, en costume de canotier avec le gilet de coton rayé et les larges braies faisant jupe546. Ô fière, voluptueuse et charmante cachucha espagnole, reconnais-tu pour ta fille cette danse aux trémoussements grossiers, qui se déhanche et se désarticule comme un mannequin en délire, et dont Paul Legrand fait si bien ressortir le ridicule !

Le Vaudeville, l'Opérette et le Ballet sont reçus avec acclamation par les Génies qui les représentent, et un rideau tombe, sur lequel sont groupées de façon à former un tableau charmant les scènes des pièces où Mlle Déjazet a enlevé ses triomphes. C'est dire qu'il y a un nombre infini de personnages sur cette toile d'une couleur vive, amusante et claire.

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536 Graphie attestée pour ce mot qui désigne à l'époque un théâtre de dernier ordre. Les Folies-Nouvelles, ouvertes en 1854, jouaient essentiellement des opérettes.

537 Le Théâtre-Lyrique, ouvert en 1852 boulevard du Temple, dans l'ancienne salle du Théâtre-Historique de Dumas, proposait des programmes concurrents de ceux de l'Opéra-Comique.

538 Clin d'œil nostalgique à la danse espagnole à la mode vingt ans plus tôt (voir p. 51, note 3).

539 Irma Granier a débuté au Palais-Royal en 1851 et joué l'année suivante dans La Dame aux camélias.

540 Drames à succès d'Alexandre Dumas fils (La Dame aux camélias, Vaudeville, 2 février 1852 ; Diane de Lys, Gymnase, 15 novembre 1853) et d'Émile Augier (Le Mariage d'Olympe, Vaudeville, 17 juillet 1855).

541 Vêtement de dessus court (XVe-XVIe siècle).

542 Garçon pâtissier.

543 Clémentine Boutin, dite Mlle Géraldine, vient de la troupe lyrique des Folies-Nouvelles.

544 Paul Legrand (1816-1898), un des grands mimes de la seconde moitié du siècle, a débuté en 1839 aux Funambules : doublure de Deburau jusqu'à sa mort (1846), il a été son premier successeur.

545 Drame-vaudeville en cinq actes de Dennery et Dumanoir créé à la Porte Saint-Martin le 30 juillet 1844, et souvent repris sous le Second Empire, car le drame de Hugo était interdit. Frédérick Lemaître créa César, alors que chez Hugo il jouait Ruy Blas.

546 Marguerite Badel, dite la Rigolboche, danseuse excentrique du théâtre des Délassements-Comiques à la mode entre 1855 et 1860. Mistinguett l'incarna dans le film éponyme de Christian-Jaque (1936).