Les Premières Armes de Figaro,

comédie en trois actes,
de MM. Vanderburch et Sardou

Arrivons à la pièce principale, Les Premières Armes de Figaro, de M. Sardou, un titre ambitieux parfaitement justifié, car l'esprit scintille et pétille, pour nous servir d'une assonance qu'aimait Beaumarchais, dans cette œuvre d'une valeur littéraire plus grande qu'on ne pouvait s'y attendre. Disons-le tout de suite, M. Sardou sait écrire. Il a le souci du style, si rare au théâtre ; sa phrase est nette, coupée par carres précises, bien lancée, bien arrêtée, très spirituellement pastichée du maître qui en avouerait plus d'un mot. Le trait aiguisé et poli jette son rapide éclair d'acier ; la paillette d'argent fourmille en points lumineux sur la réplique comme sur la veste du fringant barbier.

Quant à l'intrigue, la voici en quelques mots : sur une place publique de Séville, – cette bonne place publique si commode à la comédie fantasque pour ses entrées et ses sorties peu motivées, – le barbier Carrasco a planté son enseigne où reluit en cuivre jaune le fameux armet de Membrin547. Carrasco a pour apprenti le jeune Figaro, âgé de dix-huit ans à peine, mais qui a déjà fait plus de métiers que Panurge à trente. Rien n'est moins naïf que ce bel adolescent né pour faire la barbe à tout le monde. Figaro courtise la femme de son patron, brune superbe à cambrure andalouse, dont les paupières frangées de longs cils palpitent comme des papillons noirs, masquant et démasquant une flamme humide. À chaque instant on les trouve à la cave ou au grenier cherchant une savonnette perdue qui ne se retrouve jamais. Cette intrigue n'empêche pas mons548 Figaro d'aimer, mais d'un véritable amour cette fois, cette blonde et charmante Suzanne dont plus tard il fera sa femme. Sans savonnette, comment raser tous ces clients barbus, moustachus, hérissés comme des vergettes, qui attendent le fil du rasoir ! Maître Carrasco se fâche et jette à la porte Figaro. Le petit drôle élève autel contre autel, et arbore une enseigne où il annonce qu'il rasera pour un sou. Il en coûte quatre chez maître Carrasco, qui a la main lourde et fait de ses patients de vrais saints Barthélemy.

Toute la clientèle passe à la nouvelle boutique ; le rasoir de Figaro est preste comme sa langue, ses doigts agiles font en un instant abonder la mousse blanche : et comme il fait le poil, comme il frise et cire la moustache ! Carrasco furieux, blessé dans son honneur et dans son commerce, va chercher l'alcade, cet adorable Bridoison que vous connaissez549, et il porte sa plainte, que Figaro interrompt par des plaisanteries et des divagations qui plongent Bridoison dans des perplexités étranges. Le juge, dont l'esprit bégaye comme la langue, finit par comprendre si drôlement l'affaire qu'il envoie le plaignant en prison. Tout le monde s'extasie sur cette belle sentence, et Figaro entre chez le docteur Bartholo comme élève chirurgien. Suzanne le suit en qualité de chambrière dans la maison du docteur, qui n'a pas encore Rosine pour pupille.

On n'est pas parfait dans ce monde ; ce Figaro si senti, si spirituel, si pratique, connaissant si bien le fort et le faible de la vie, a cependant une faiblesse, une manie, un ridicule : pour savoir agacer les nerfs sur le ventre de la guitare, il s'imagine être musicien, compositeur. Il a écrit un opéra : Socrate chez Aspasie, que tous les directeurs de théâtre ont refusé avec un enthousiasme unanime, et il s'entête à le faire jouer avec une opiniâtreté digne des mulets de son pays.

Malgré sa verve d'intrigue, Figaro est un compositeur incompris : il a beau se faufiler dans les coulisses où son talent de coiffeur lui donne accès, on accepte son peigne, mais non sa lyre. Il n'est pas assez riche capitaliste pour commanditer un directeur dans l'embarras, et tout son pécule se compose des réaux et des maravédis550 qu'il extirpe de Marceline par quelques fleurettes et galanteries. On ne veut même pas l'entendre : lorsqu'il déploie sa partition, tous s'enfuient. C'est peut-être un chef-d'œuvre, qui sait ? Il en est bien capable. Un jour son maître sort pour quelques affaires urgentes ; comme Méphistophélès chez Faust, il revêt la robe du docteur et reçoit les malades à sa place, et après avoir soigneusement fermé la porte à double tour, il leur développe un système abracadabrant de musicothérapie dont la conclusion est que s'ils veulent guérir, ils doivent écouter son opéra. Il se met à chanter d'une voix si pure, si fraîche, si argentine, que les podagres gigotent, que les manchots claquent des mains, et que toute l'infirmerie, oubliant ses maux, entre en danse. – Quel succès ! – Cependant, la rancune de Carrasco ne s'est pas amortie, et il s'introduit chez Bartholo pour faire un mauvais parti au galant de sa femme. Figaro le pousse dans un fauteuil dont les bras se referment : le fauteuil où l'on asseoit les patients qui présentent leur mâchoire au davier du dentiste ; car Bartholo, à ses moments perdus, extrait les molaires, sans douleur pour lui. Figaro, qu'on ne prend jamais sans vert551, trouve le moyen de mettre Suzanne à l'abri des poursuites d'Almaviva, en se faisant le confident du grand seigneur dont il ne lui est pas difficile ainsi de jouer les intrigues. Se permettant de ne pas être de l'avis du grand Molière sur les verrous et les grilles552, en attendant qu'il puisse l'épouser, il fourre sa gentille amie au couvent où Basile est maître de musique. Ce brave Basile fait les petites commissions de ces demoiselles : à l'une il apporte des romans, à l'autre des lettres d'une sœur à moustache ; le digne homme !

Il est avec le Ciel des accommodements553.

La conjuration de ceux qu'il a bernés éclate enfin sur Figaro, on veut l'échiner, le pendre, le rouer, mais il a les femmes pour lui, et c'est beaucoup : il se moque du grotesque serment que font ses ennemis, agitant des houssines dont le sifflement imite après les mots « nous le jurons » le oui sacramentel. Il entasse quiproquo sur quiproquo, noue et dénoue dans l'ombre des couples qui ne se croient pas si près, et finit par triompher sur toute la ligne. – Une question, – son opéra sera-t-il joué ? Au Théâtre-Déjazet sans doute, ce ne serait pas une mauvaise spéculation.

C'est Mlle Déjazet qui joue Figaro, et certes personne ne l'a mieux joué depuis Monrose554. Quelle verve, quel entrain, quelle volubilité ! « Tout feu, tout œil, tout lumière », comme dit la phrase grecque. Les générations de spectateurs se succèdent, et quand on veut représenter la jeunesse, c'est toujours Mlle Déjazet qu'on choisit parmi tant de vieilles de vingt ans.

547 Dans les romans de chevalerie, Membrin ou Mambrin est un roi maure dont l'armet (casque de combat) est enchanté ; chez Cervantès, don Quichotte croit en être coiffé alors que sa tête s'orne d'un plat à barbe.

548 Abréviation, ici moqueuse, de « monseigneur ».

549 L'alcade est un fonctionnaire local espagnol qui détient les pouvoirs d'un maire et d'un chef de la police, mais chez Beaumarchais Brid'oison est juge, non alcade.

550 Petites monnaies de faible valeur, dans l'Espagne ancienne.

551 Prendre quelqu'un sans vert : le prendre au dépourvu.

552 Allusion à une réplique de L'École des maris sur la difficulté de préserver la vertu des filles (acte I, scène 2, répétée à l'acte III, scène 5).

553 « Le ciel défend, de vrai, certains contentements ; / Mais on trouve avec lui des accommodements » (Tartuffe, acte IV, scène 5).

554 Monrose le père (voir p. 113, note 1), qui avait joué Figaro jusqu'à sa mort en 1843.