comédie-française
La Mère confidente,
comédie en trois actes et en prose de Marivaux
On a repris au Théâtre-Français LaMère confidente, de Marivaux, une pièce qu'on n'avait pas jouée depuis un demi-siècle. Nous aimons que de temps à autre on remette en lumière ces ouvrages d'un maître sur lesquels l'ombre s'est faite, tandis que d'autres portions plus heureuses de l'œuvre rayonnent toujours d'un éclat égal. Ces pièces, que gagne l'oubli et qui se perdent dans le bagage de l'auteur en route pour la postérité, offrent cependant un intérêt ; souvent elles renferment des idées particulières et le germe de théories dont l'insuccès a empêché le développement. Moins réussies, elles ont parfois plus d'originalité. Elles ne sont pas coulées dans le moule général, car il y a plus de manières de s'écarter du type qu'il n'y en a de s'en rapprocher, et le mauvais est plus varié que le bon. D'ailleurs, n'est-ce pas une chose utile que de montrer les côtés par où pèchent ces grands écrivains qu'on admire ? Le secret de leur talent est peut-être plus aisé à saisir dans ces ébauches imparfaites que dans les tableaux achevés.
L'intrigue de La Mère confidente est assez simple, mais les sentiments qui s'y mêlent sont d'une nature fort compliquée. Angélique, fille de Mme Argan, a rencontré dans l'allée d'un bois où l'accompagnait Lisette, duègne peu sévère, un jeune homme de bonne mine qui lisait. Angélique avait elle-même un livre à la main. Cette fois, un salut poli fut échangé. Le lendemain, autre rencontre, mais plus de livre. La conversation s'engage, embarrassée et timide d'abord, ensuite un peu plus vive, si bien qu'au bout de sept ou huit promenades, Dorante a déclaré sa flamme à Angélique, qui confesse n'avoir point pour lui d'insurmontable horreur. Voila une fille bien gardée et en bonnes mains avec Lisette pour chaperon ! Comment Mme Argan n'a-t-elle pas remarqué que sa fille sort tous les jours à la même heure et montre pour la nature sylvestre un goût assez étrange en ce siècle peu bocager ? Mais Mme Argan est une mère paradoxale et quintessenciée. Elle ne veut pas se servir de son autorité comme les autres mères pour diriger la conduite de sa fille. Cela lui paraît d'une morale bourgeoise et gothique, bonne pour les petites gens. Elle propose à sa fille d'être son amie, sa confidente. Elle se dédoublera, et la confidente ne dira rien à la mère. Cette subtile distinction inquiète avec raison Angélique, qui hésite à verser ses petits secrets d'amour dans cette oreille qui peut se lasser d'être complaisante. Cependant la jeune fille, non sans rougeur et sans tremblement, avoue les rencontres au bois et convient que Dorante lui semble le plus charmant jeune homme du monde. Cette confidence dérange les plans de Mme Argan, qui rêvait un autre mariage pour Angélique, car Dorante n'a pas de biens et tout son espoir consiste dans l'héritage d'un oncle de trente-cinq ans. Pourtant, faisant taire les gronderies maternelles, elle joue amicalement autour de ce jeune cœur et glisse de sages conseils dans l'acquiescement de la confidente. Pourquoi Dorante n'a-t-il pas fait demander Angélique à ses parents et cherche-t-il à réussir par des moyens occultes et violents qui sont une injure aux sentiments délicats de sa maîtresse ? Une jeune personne bien née et qui se respecte consentira-t-elle jamais à un enlèvement, même suivi d'un mariage immédiat ? Cette frasque romanesque pourrait sembler intéressée de la part de Dorante, car il est pauvre tandis qu'Angélique est riche. D'ailleurs, l'avenir d'une femme souffre toujours de pareils débuts ? Un rapt n'est pas une manière convenable d'entrer en ménage. Ces raisons convainquent la jeune fille, qui fait froide mine à Dorante lorsqu'il vient la prévenir que la chaise de poste attend à la brèche du parc ; elle refuse nettement de le suivre, et la chose pourrait durer longtemps si Ergaste, l'oncle de Dorante, homme sage que Mme Argan désirait pour gendre, ne se désistait en faveur de son neveu, auquel il abandonne sa fortune, ne s'en conservant qu'une modeste partie, bien suffisante à ses goûts philosophiques car Ergaste est un penseur, personnage nouveau alors et aujourd'hui assez peu divertissant. Il va par les bois rêveur et taciturne. S'il parle, il affecte un laconisme dédaigneux, comme si la parole était un larcin à la méditation. Enfin c'est un homme sérieux !
Le caractère de Mme Argan, chez qui la confidente et la mère sont en lutte, la mère ne voulant rien savoir de ce que la confidente apprend, est basé sur une de ces frêles dualités que Marivaux aime à faire combattre, bien que la victoire soit décidée d'avance. Cela ressemble à un joueur tenant les deux jeux, ou bien encore à cette charmante Francesca des bains de Lucques, dont parle Henri Heine, qui mimait l'histoire de ses amours avec l'abbate Cecco, au moyen de ses deux pantoufles, dont l'une bleue représentait l'abbate, et l'autre de couleur rouge figurait Francesca elle-même. Vous pensez bien qu'elle arrangeait à son gré les demandes et les réponses de ces marionnettes en maroquin que ses petits pieds faisaient agir, mais la comédie ne l'en intéressait pas moins. Quelquefois elle pleurait, et souvent elle riait comme une folle581. Les comédies de Marivaux donnent un genre de plaisir analogue à celui-là.
Un paysan qui patoise à la façon des paysans d'opéra-comique est le clown ou le gracioso de la pièce : il s'appelle Lubin, c'est tout dire582. Ajoutons qu'il est joué par Coquelin avec une naïveté et une rondeur charmantes ; il rend presque naturel ce lourdaud maniéré qui espionne pour le compte des deux camps, et à la fin reçoit la récompense de sa double trahison, qui a servi les deux partis au lieu de leur nuire.
Mlle Émilie Dubois corrige par sa grâce modeste et sa parfaite mesure ce que le rôle d'Angélique peut avoir de trop hasardeux. Peut-être la belle et superbe Mlle de Voyod a-t-elle le sourcil et la mine un peu tragiques pour une mère confidente. Elle a par moments des airs de Clytemnestre, capables d'alarmer Iphigénie. Worms est très bien en Dorante. Ce jeune homme a tout ce qu'il faut pour représenter les amoureux de Marivaux. Mlle Bonval, chargée du rôle de Lisette, le joue en servante de Molière, avec trop de franchise et de laisser-aller. Les soubrettes de Marivaux sont plus coquettes, plus raffinées, plus prétentieuses, plus subtiles. Elles n'ont pas la saine brutalité des Dorine, des Nicole, et sont très capables de donner, par intérêt, un mauvais conseil à leurs jeunes maîtresses. La cordiale domesticité du bon vieux temps n'existe plus chez elles, et, dans l'antichambre, en voyant passer les marquis, elles rêvent la petite maison. Mirecour esquisse avec une roideur gourmée très bien caricaturée la physionomie d'Ergaste, l'oncle penseur et philosophe583.
Tout en remerciant la Comédie-Française de cette excursion dans les régions obscures du vieux répertoire, réjouissons-nous de l'annonce d'une pièce nouvelle qui passera vers le milieu du mois d'octobre lorsque la chute des dernières feuilles et le souffle aigre des premières bises rabattra vers la grande ville les Parisiens éparpillés. Le Jean Baudry de M. Auguste Vacquerie584, qu'il réussisse ou tombe, qu'il n'ait qu'une représentation ou qu'il en ait cent, sera à coup sûr un vaillant effort, et soulèvera d'importantes questions d'art ; car l'auteur n'est pas de ceux qui transigent avec leurs pensées en vue du succès. La concession lui est inconnue, il fait ce qu'il croit bon et pousse jusqu'au bout la logique de sa donnée, cherchant avant tout à se satisfaire, et travaillant comme si la critique et le public n'existaient pas.
581 Anecdote rapportée par Heine, proche ami de Gautier, dans ses Reisebilder (Tableaux de voyage). Abbate : abbé, en italien.
582 Lubin est un type de valet niais, fréquent notamment chez Marivaux. Gracioso : bouffon, en espagnol.
583 Constant Coquelin (1841-1909), futur créateur du rôle-titre de Cyrano de Bergerac (1897), est ici au tout début d'une prestigieuse carrière. Émilie Dubois (1837-1871), après des débuts brillants à la Comédie-Française en 1853, était devenue sociétaire deux ans plus tard. Élise de Voyod, dite Devoyod (1838-1886), reste connue pour avoir inspiré une passion au jeune Anatole France. Gustave Worms (1836-1910), entré à la Comédie-Française en 1858, est, comme Coquelin, à l'aube d'une carrière qui s'épanouira plus tard (sociétaire de 1878 à 1901). Edmondine Bonval (1826-1878), à la Comédie-Française dès 1842, y jouait les soubrettes. Adolphe Tranchant, dit Mirecour (1806-1869), est entré à la Comédie-Française en 1829 ; acteur réputé pour son élégance vestimentaire, mais de talent limité, il resta pensionnaire jusqu'à sa mort.
584 Auguste Vacquerie (1819-1895) est un des disciples passionnés de Hugo ; Gautier le suit avec amitié depuis ses débuts. Jean Baudry, drame en quatre actes créé à la Comédie-Française le 19 octobre 1863, fut un succès (48 représentations).