théâtre du vaudeville
Macbeth (en anglais),
pour la représentation de Mme Key Blunt
Shakespeare gagne du terrain en France. L'ardente propagande des romantiques porte enfin ses fruits. Des pâles imitations de Ducis585, on en est venu à des versions de plus en plus littérales, qui déjà ne suffisent pas. On veut le texte sacré lui-même. Ceux qui ne savent qu'imparfaitement l'anglais, ou même ne le savent pas du tout, désirent au moins écouter comme une symphonie mystérieuse et puissante les paroles du maître avec leur sonorité âpre, énergique, tonnante ou bizarrement douce. Quelque fidèle que soit la traduction, on se dit : Que serait-ce si l'on se trouvait sans intermédiaire en face du monstre et qu'on entendît le rugissement de la bête féroce !
Le vaudeville a donné la semaine dernière cette satisfaction aux amants de Shakespeare. Une belle tragédienne américaine, Mme Key Blunt, qui voulait pour son talent le baptême et la consécration de Paris, a joué lady Macbeth dans l'acte du meurtre de Duncan. C'est une vraie lady Macbeth comme nous en dessinions l'idéal en rendant compte du Macbeth de l'Odéon586. Grande, mince, délicate, élégante, aristocratique, blonde, n'ayant ni les sourcils charbonnés ni la face livide de la scélératesse comme on l'entend au théâtre, une vraie lady enfin, qui fait de ce thane587 faible, violent et superstitieux le pantin de son ambition ; une âme inaccessible aux terreurs de ce monde ou de l'autre, une résolution tranquillement implacable qui écraserait sous son pied le corps d'un enfant chéri pour arriver au but, animent cette frêle enveloppe dont le sommeil seul peut avoir raison, car, éveillée, lady Macbeth n'a pas de remords. Son courage, abstrait comme celui des femmes qui ne se souillent pas matériellement dans la rouge cuisine du meurtre, ne considère les victimes que comme des obstacles supprimés. Mme Key Blunt a bien rendu ce caractère.
Quand la toile se lève, on la voit lisant la lettre où Macbeth lui raconte les prédictions des sorcières déjà confirmées par un commencement de réalisation. Et la lecture achevée, elle dit, avec cette nuance de mépris de la femme supérieure : « Tu es Glamis et Cawdor et tu seras ce qu'on t'a promis... Mais je me défie de ta nature ; elle est trop pleine du lait de la tendresse humaine, pour que tu saisisses le plus court chemin. Tu veux bien être grand, tu as de l'ambition pourvu qu'elle soit sans malaise... Tu as plutôt la peur de l'action que le désir de l'inaction. Accours ici, que je verse mon énergie dans ton oreille, et que ma langue valeureuse chasse tout ce qui l'écarte du cercle d'or dont le destin et une puissance surnaturelle semblent t'avoir couronné. » Et, tout le temps de l'acte, elle pousse au meurtre le thane incertain, chancelant, effrayé par le désordre des éléments qui semblent avoir pendant cette horrible nuit conscience de l'assassinat médité sur Duncan. Ce poignard imaginaire que Macbeth voit devant lui la poignée tournée vers sa main, c'est lady Macbeth qui l'a aiguisé et qui le lui tend. Elle est la pensée du meurtre, brave seulement devant le danger réel, mais qui a peur des fantômes comme un enfant.
Mme Key Blunt a une diction naturelle et profondément sentie qui arrive à l'effet sans violences, sans gesticulations effarées. Elle fait admirablement ressortir la pensée de Shakespeare. Son succès a été très grand.
Taillade588 jouait Macbeth en anglais, langue qu'il sait fort peu ou du moins dont il n'a pas la pratique familière. Par un prodige de volonté, par une idolâtrie passionnée pour Shakespeare, il est arrivé à dire le texte même avec un très bon accent, et à produire, dans cet idiome presque étranger pour lui, tous les effets qu'il obtenait à l'Odéon dans l'excellente traduction de Jules Lacroix. Chose étrange ! loin d'être gêné, il gagnait en grandeur, en puissance, en énergie ; son jeu avait quelque chose de direct, de natif, d'original. On ne sentait plus rien entre lui et le poète. Les idées jaillissaient avec leur mot, leur son, leur couleur, et d'une représentation qui, pour la plupart des spectateurs, n'était guère qu'une pantomime, le sens profond, caché, mystérieux de l'œuvre colossale se dégageait avec plus de clarté que dans tous les commentaires.
Après la chute du rideau, Mme Key Blunt et Taillade ont été rappelés à grands cris. Il est fâcheux qu'un si beau spectacle ne se renouvelle pas. Remercions toutefois M. de Beaufort589 d'avoir donné, ne fût-ce que pour un soir, l'hospitalité au grand William Shakespeare.
585 Jean-François Ducis (1733-1816) a fait jouer son adaptation classique en cinq actes et en vers de Macbeth à la Comédie-Française le 12 janvier 1784. Nous n'avons pas de renseignements sur l'actrice.
586 Il s'agit de la traduction en cinq actes et en vers due à Jules Lacroix (1809-1887), dont Gautier a parlé dans le feuilleton du 16 février 1863.
587 Voir p. 249, note 4.
588 Voir p. 301, note 3.
589 Amédée de Beaufort était directeur du Vaudeville depuis 1857.