comédie-française
Rodogune. Tartuffe
La Comédie-Française, dans les interstices que lui laisse le succès de Jean Baudry590, continue à exhiber, comme c'est son devoir, les vieux tableaux de son musée littéraire. Il y a des jours pour le présent, il y en a pour le passé, et la chaîne des temps ne se brise jamais. C'est une tâche difficile de représenter à la fois la tradition et l'actualité ; d'être aujourd'hui antique et demain moderne ; d'avoir simultanément un talent rétrospectif et contemporain. Les excellents acteurs de la rue de Richelieu s'en tirent à merveille. Pour porter la draperie classique ou l'habit à la française un ou deux jours de la semaine, ils n'en sont pas moins naturels sous le frac et le paletot. L'étude des chefs-d'œuvre leur facilite singulièrement l'expression des ouvrages récents. Ils apprennent, en les travaillant, la fugue et le contrepoint de la diction : exercices utiles, gymnastique indispensable, luttes corps à corps avec la technique de l'art, qu'on est trop disposé à railler maintenant, mais qui font cruellement défaut à ceux qui ne les ont pas pratiqués dès la tendre jeunesse. Qui ne sait pas déclamer les vers ne dira jamais bien la prose. Il lui manquera toujours ce rythme intérieur, cette cadence secrète, ce sentiment de la syllabe tonique, du mot significatif, sans lesquels on ne saura produire d'effet certain. Loin de gêner l'inspiration comme on le croit communément, la science lui donne les moyens de se produire, et met à sa disposition toutes les formules déjà trouvées. Alors aucun obstacle matériel ne l'arrête ; elle est libre de déployer ses ailes palpitantes avec toute leur envergure.
Ainsi, en attendant La Maison de Penarvan, qui doit être jouée lundi ou mardi591 au plus tard, la Comédie-Française représentait Rodogune et Tartuffe ; c'est-à-dire Corneille et Molière, le père de la tragédie et le père de la comédie, que nul n'a encore dépassés, car le génie, en quatre bonds, atteint le bout du monde, comme les coursiers immortels de l'Iliade. On ne saurait mieux se préparer au succès que par ces nobles jeux autour de l'autel de l'art.
Les fins d'année sont ordinairement infécondes, et celle-ci ne dément pas cette loi générale. Il y a un temps d'arrêt dans la production. Comme au dernier morceau d'un concert chacun se lève bruyamment pour chercher son manteau ou sa voiture, quand Décembre exécute son final tout le monde s'en va, pensant à Janvier qui approche avec ses étrennes, ses embrassades et ses souhaits menteurs. Il faut que l'œuvre soit d'un maître célèbre et bien aimé pour qu'on reste. On restera à La Maison de Penarvan, soyez-en sûr.
On répète activement les revues, ces feuilletons de l'année, et dans quelques jours nous pourrons voir défiler les sottises, les ridicules, les excentricités qui ont signalé ces douze mois tombés sans retour au fond de l'éternité. Ce seront les mêmes, ou peu s'en faut, qu'en 1862, car si le temps coule, la bêtise humaine est immobile comme un pont sur une rivière. Nous regretterons sans doute que le libre et vif esprit d'Aristophane manque à ces parades qui pourraient être si amusantes et qui sont si ennuyeuses, malgré l'éclat des décors, le papillotage des costumes et l'illusion des maillots. Ce qui n'empêchera pas Paris de se croire Athènes et de vanter le sel attique de ses vaudevillistes.